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« Si nous avions nous-mêmes inventé le phonographe et la radio, il est probable qu’ils seraient conçus de manière à mettre en valeur les qualités propres à notre voix et à notre musique. [...] c’est ainsi que pour avoir accueilli ces appareils nous avons été amenés à dénaturer nos arts tandis que les Occidentaux, s’agissant par principe d’appareils inventés et mis au point par eux et pour eux, les ont évidemment dès le départ adaptés à leur propre expression artistique. »... Tanizaki Junichirô155

anizaki Junichirô pose très élégamment le problème du rapport entre les technologies, la culture et l’art. Deux cents ans plus tôt, on trouve sous la plume de d'Alembert dans le discours préliminaire à l’Encyclopédie : “Pour peu que l’on ait réfléchi sur la liaison que les découvertes ont entre elles, il est facile de s’apercevoir que les sciences et les arts se prêtent mutuellement des secours et qu’il n’y a par conséquent qu’une chaîne qui les unit.”

Nous savons bien sûr que l’Occident d’abord, l’humanité ensuite, ont construit la civilisation dans laquelle nous vivons sur une spécialisation entre savoir-faire technique et savoir-faire artistique. C’est le résultat même de l’œuvre des encyclopédistes du XVIIIe siècle que d’avoir ainsi “cartographié” de façon moderne le savoir philosophique en champs de savoir et, par là même, provoqué la création d'un champ pragmatique des sciences et des industries qui ouvre la voie à notre monde occidental moderne et la mise à l’écart par méthode de tout ce qui reste dans le savoir, la pensée ou le ressenti humain, non pertinent à la science et à la

155 TANIZAKI (Junichirô), Eloge de l'ombre Trad. Sieffert (René), Paris, éd. Publications Orientalistes de France, 1985, p33.

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technique. L’art fait naturellement partie de ces exclus comme la philosophie, la religion, l’éthique.

Les contradictions de nos sociétés technologiquement avancées et donc la difficulté à maîtriser les phénomènes de métissage culturel planétaire en cette fin du XXe siècle se retrouvent dans un flou culturel, qui n’est pas véritablement pris en compte dans notre mode de conduite des sociétés.

Comment le savoir-faire des artistes et artisans de l’image, le savoir des philosophes et des théoriciens de l’image, a-t-il pu se spécialiser et se diluer à un point tel qu’il soit difficile de trouver aujourd’hui chez la même personne, un peintre qui pourrait être à la fois amateur d’art, ingénieur en imagerie numérique et vidéo, philosophe et théoricien d’image? Ce morcellement de notre culture universaliste ultra spécialisée est une des caractéristiques non seulement de notre culture, mais aussi de nos sociétés. Bien que le progrès technique, social, culturel et notamment la photographie et tous les médias audiovisuels aient entraîné une rupture qui semble aujourd’hui irréversible avec la culture d’image de la Renaissance ou de l’Âge Classique, je fais l’hypothèse que le redéploiement grâce à la convergence de la culture de l’image sur toute la palette de la technoculture, augmentera et augmente déjà, la prise de conscience de l’importance des racines premières de l’image. L’image numérique notamment, née d’un redéploiement algorithmique de la perspective et de la chambre noire, correspond précisément à cette logique de réappropriation historique de la technique et des savoirs anciens de l’image. En ce qui nous concerne, je vais m'appliquer ici à analyser les étapes de la filiation entre le Quatrocentto et l'image numérique156.

Malgré ses ruptures, l’histoire des techniques de l’expression par l’image est une continuité en filiation directe depuis le Quattrocento. Cependant, on remarquera que le XIXe siècle, en inventant la photographie - ainsi d’ailleurs que de nombreuses autres machines - oubliera collectivement que ces machines ne fonctionnent pas naturellement mais qu’elles sont construites pour produire selon les règles fondatrices de l’image perspective. On considère alors, à tort, que la saisie par chambre photographique “va de soi”, qu’elle est naturelle et qu’elle n’est pas, en fait, la mise en œuvre artificielle d’un code, d’un algorithme, d’un langage.

156 Cf. HUDRISIER (Henri ), La recherche de l'image entre art et technologie in L'Histoire de l'art et l'informatique, Actes du colloque de la Société franco-japonaise d'art et archéologie, Tokyo, éd. la Société franco-japonaise d'art et archéologie, octobre 1986, pp. 1 à 58.

Observons cette première image : une gravure sur bois de Dürer, extraite de L’Instruction sur la manière de mesurer paru en 1525157

C’est l’illustration d’un certain nombre d’algorithmes démontrés et mis en œuvre pour signifier en images et selon les règles de la perspective légitime. Ces algorithmes se regroupent en deux algorithmes principaux. Il va de soit que j'emploie ici le terme d’algorithme au sens large et non pas dans le sens spécialisé des informaticiens :

• l’algorithme du cadre,

• l’échantillonnage du cadre et la saisie des traits pertinents. Enonçons d'abord le premier algorithme : celui du cadre.

Comme l'écrivait Joâo Natali : “La communication est une sémiotique de la méconnaissance.” 158; en d'autres termes : on signifie parce que l'on choisit d'ignorer la totalité du monde sensible et que l’on sélectionne ainsi quelques signes, au sens sémiotique du terme, culturellement normés et organisés de façon syntaxiquement cohérente, qui “encapsulés” dans un message font “effet de sens”.

En choisissant le mot “chaise”, je choisis délibérément d’ignorer tous les possibles du dire et élimine ainsi toute potentialité de signification exceptée une catégorie bien précise d’objets, et plus précisément les “sièges” qui ne sont ni munis d’un dossier, comme les tabourets, ni flanqués d’accoudoirs, comme les fauteuils. C’est donc ma façon de “cadrer”, d'encapsuler, la signification.

De la même façon, fonctionnant sur le même algorithme, celui qui cadre une image avec une machine à dessiner par exemple, met en œuvre un algorithme que l’on pourrait énoncer ainsi : “Regarder à l’intérieur du polygone d’un cadre, généralement rectangulaire, depuis un point distant, hors du plan du cadre : tout ce qui sera dans le cône de vision ainsi défini : signifie, tout ce qui est hors du cône est hors du champ de la signification.”

Cependant, il est possible de trouver des contre-exemples où l’image fonctionne avec une figure rhétorique de la signification hors cadre. Une image en gros plan d’une personne effrayée cadrée avec une amorce menaçante en contrechamp signifie plus pour ce que l’on suppose compléter l’amorce floue que pour ce qui est réellement dans le cadre

157 On trouvera des commentaires et extraits significatifs dans : Albrecht Dürer : Instruction sur la manière de mesurer avec la règle et le compas (1525-1538), in HAMOU (Philippe) La vision perspective, (1435-1740) L'art et la science du regard, de la Renaissance à l'Âge classique , Paris, éd. Payot, 1995. pp. 131 à 158.

158 NATALI (Joâo) : La communication : une sémiotique de la méconnaissance, in Communications n° 28, Paris , éd. du Seuil, pp. 45 à 54.

Autre exemple : le cinéma fonctionne souvent comme récit hors cadre du hors champ. La signification est hors cadre. Elle fonctionne comme figure rhétorique parce que ce qui est hors cadre est connu, souhaité ou redouté.

On cadre donc la signification en décidant d’ignorer, de méconnaître, le hors cadre, lequel devient alors non signifiant. Il faut ainsi bien comprendre que, contrairement à beaucoup d’idées reçues, le cadre étroit signifie plus que le cadre panoramique.

L'algorithme du cadre étant posé intervient un deuxième algorithme : celui de l’engrammation de l’information grâce à l'échantillonnage du cadre et la saisie des traits pertinents.

Reprenons notre gravure de Dürer : le cadre a été découpé en petits carrés élémentaires qui, mis côte à côte, constituent les “pixels” d’une analyse du regard159. Sur la feuille quadrillée du dessinateur sont bâtis les pixels d’une synthèse, d’une recomposition d’image. Pour chaque pixel, le dessinateur apprécie, mesure, compose les traits pertinents de son image. Il le fait selon une règle précise : le découpage du cadre en carrés ou images élémentaires (les pixels) repérables les unes par rapport aux autres selon les règles d’un quadrillage.

L’algorithme premier, du cadre, va être dans les trois siècles qui suivront la Renaissance, soumis à de nombreux perfectionnements. Très vite, on sait maîtriser le paramétrage de la hauteur du cône, la distance du viseur au cadre comme la glissière de la machine à dessiner. On détermine ainsi un angulaire de la vision. Ceci équivaut, en fait, à jouer sur la longueur de la focale : si la hauteur du cône est courte, la vision est celle d’un grand angulaire, l’objectif est à courte focale et, vice-versa, une grande hauteur du cône de vision correspond à un petit angle de vision. Ainsi les écoles flamandes de la Renaissance jouent-elles plutôt avec les courtes focales : des grands angulaires. Les écoles italiennes, au contraire, adoptent la vision des longues focales, des effets de téléobjectif en quelque sorte. On peut aussi, sur cet algorithme, paramétrer la hauteur

du point de visée par rapport à une ligne d’horizon, voire jouer sur les bascules du cadre ou des décentrements du point de visée160.

159 La conscience de cette équivalence se construit lentement dans une appropriation progressive de ces nouvelles techniques par les savants de la Renaissance et de l’Age classique : « Ainsi que quelques-uns ont déjà très ingénieusement expliqué, par la comparaison de celles [les images] qui paraissent dans une chambre, lorsque l'ayant toute fermée, réservé un seul trou, et ayant mis au devant de ce trou un verre en forme de lentille, on étend derrière, à certaine distance, un linge blanc sur qui la lumière, qui vient des objets du dehors, forme ces images. Car ils disent que cette chambre représente l'œil, ce trou la prunelle, ce verre l'humeur cristalline, ou plutôt toutes celles des parties de l'œil qui causent quelque réfraction, et ce linge la peau intérieure qui est composée des extrémités du nerf optique. ». DESCARTES (René ), Dioptrique, discours cinquième, (1637). Extraits choisis et commentés in HAMOU (Philippe), La vision perspective (1435-1740) L'art et la science du regard, de la Renaissance à l'Âge classique , (déjà cité), p360.

160 Bascule et décentrement de l'optique ou du plan porte-image sont des fonctionnalités possibles sur des chambres photographiques professionnelles. Elles sont utiles pour rétablir artificiellement des perspectives plus harmonieuses lorsque la prise de vue directe induit des fuyantes insupportables (par exemple photographie de la façade d'un palais dans une rue étroite).

L'autre versus de la chambre claire, la version obscure de la machine à dessiner, c’est la chambre noire. C’est la base de l’industrie des appareils photographiques. Il faut savoir que l’appareil chambre noire, ainsi que sa version perfectionnée dite “physionotrace” préexistera de plusieurs siècles à la photographie proprement dite : la saisie photochimique de l'information. Pour cela, il faudra attendre trois ou quatre cents ans pour trouver une solution automatique :

- s’il était possible d’automatiser le premier algorithme, de mettre en place une machine automatique destinée à réaliser la projection optique d’une scène réelle sur un verre dépoli, une chambre noire, ou de viser, au travers d’une machine à dessiner destinée au cadrage et à l'échantillonnage visuel d’une scène, une chambre claire, il faudra attendre Nicéphore Niepce pour découvrir la photographie, c’est-à-dire la solution automatique du second algorithme.

Dans le cas de la peinture ou du dessin en “vue d’optique”, le peintre, selon le premier algorithme, dispose d’un libre choix pour reproduire ou interpréter les traits et les couleurs pertinents pour chaque carré élémentaire de la scène totale inscrite dans le cadre. Il faut aussi remarquer que les “dessinateurs-topographes” employés par les armées en bataille devaient, fidèlement reproduire les éléments du paysage, les fortifications, les accidents de terrain, tout autant que les positions militaires.

La photographie devient donc un substitut automatique, algorith-mique et analogique, à la reproduction à la main des traits et couleurs pertinents : c’est une engrammation automatique.

On profite d’un réseau aléatoire de grains d’argent photosensibles, analogues à un réseau quadrillé et on canalise le processus photochimique pour que chaque grain d’argent puisse se noircir et, éventuellement, se colorer proportionnellement à la quantité et, éventuellement, à la qualité colorée de la lumière venant frapper ce grain de sel d’argent: ce “pseudo” pixel.

On reconstitue donc ainsi à la fois le réseau à mailles fines, et non le réseau quadrillé, la main du peintre, sa palette, son pinceau, et on limite son libre choix de production des traits et couleurs à la sensibilité et, par conséquent, à la définition d’une pellicule: grosseur d’un grain et qualité de la palette des couleurs.

Aujourd’hui, il existe des appareils de saisie photo-numérique. À l’endroit exact où vient se placer le film photosensible (c’est-à-dire sur le dos de la chambre noire), vient se positionner le capteur photo-numérique et celui-ci analyse, pixel par pixel, l’information lumineuse sur une matrice de points. L’information est paramétrée selon un certain nombre de valeurs numériques correspondant aux couleurs de la palette et aux niveaux de gris de cette palette. On passe ainsi progressivement pour la photographie et l’image filmique à des engrammations

vidéo-analogiques, puis maintenant à des engram-mations complètement numériques.

Qu'en est il aujourd'hui de la maîtrise techno-culturelle