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espace existe pour chacun de nous comme un réel

pragmatiquement accessible. Les hommes modèlent

culturellement l'espace, mais il semble être moins abstraitement perçu que le temps. Ce dernier, en effet, n'est l'objet que d'une expérience mentale et non d'un ressenti matériel. On se heurte au temps comme à l'espace, mais on s'y heurte intellectuellement.

Le temps réfère à l’histoire, à notre mémoire, à notre entendement. Il aurait, en quelque sorte, les qualités raisonnables de l’ouïe alors que l’espace aurait hérité de celles de la vue.

L’espace, en effet, ne se laisse pas modéliser aussi naturellement que le temps dans l’immanence de la ronde des jours et des saisons. L’homme a su inventer des géométries, des topographies. L’espace nous semble toujours indissociable des accidents de la réalité qui l’encombre. La géométrie euclidienne jouit d’une présomption de vérité. Mais, contrairement aux jours et aux années du calendrier, les formes de l’espace que nous rencontrons sont toujours singulières. Nous pourrions dire que pour l'homme contemporain, le temps est abstraitement pensé à travers sa modélisation ou les techniques de sa mesure, puis ressenti comme accident. À l'inverse, l'espace est immédiatement pensé à travers ses accidents géographiques ou localement en formes géométriques, puis théorisé en coordonnées et mesures. Dans nos modes de repérages spatio-temporels, le temps et l’espace sont toujours associés, souvent interchangeables et complémentaires, mais jamais de même nature. On l’a déjà dit : bien des progrès de l’espèce humaine ont été possibles parce que l’homme a su sortir de la fenêtre étroite du présent grâce à la parole, puis il a pu “spatialiser” cette expérience du temps par la trace graphique, c’est-à-dire par l’espace. Le fait même que nous modélisions le temps par des métaphores géométriques, des chronométries cycliques

219 Le capitalisme tayloriste devrait savoir se dégager de cette apparente rationalisation du temps dont l'analyse approfondie montre l'inadéquation.

ou des chronologies linéaires, prouve à quel niveau de congruence et de convergence coexistent le temps et l’espace.

Fait plus inattendu ces modélisations spatiales du temps peuvent s’inverser.

Ainsi dans la plupart des langues, le futur est devant soi et le passé derrière, mais certaines langues du Pacifique ont choisi l’option inverse. Cette inversion s’explique, bien qu’elle nous semble étrange: puisque le passé est connu, visible, on est par conséquent tourné vers lui. Par ailleurs, le futur appartient à l'inconnu, on lui tourne donc le dos.

La parole, l’écriture, le calcul, puis les médias modernes sont de véritables mélangeurs spatio-temporels. Ils associent le temps de la parole à l’espace de la page et, aujourd’hui, les traces multimédias de toute la mémoire du Monde à l’espace de ma lecture, de mon écriture et d'un cyberespace planétaire. C’est par cette convergence même, par cette double prise de points de vue, qu’ils sont générateurs d’intelligence.

À l’origine d’une géométrie220 et d’une géographie savantes

méditerranéennes, nous trouvons, toujours entremêlés, le temps et l’espace. Le gnomon outil primordial du géomètre de l'Antiquité est un piquet étalonné qui permet de partager les jours en heures. Chez Ptolémée il est aussi à l’origine des climats 221 ou parallèles : ces lignes sur lesquelles les jours durent le même temps. Chez Thalès, ce même bâton dressé de dimension connue, lui permet de calculer trigonométriquement la hauteur d’une pyramide. Sur le Champs de Mars à Rome un obélisque rapporté d’Egypte servait de gnomon pour indiquer l'heure.

Cette géométrie savante, associée à celle des géomètres de la cité ou des campagnes, invente et fonde un espace à la fois virtuel et concret qui est celui de la géométrie euclidienne. Son vocabulaire de forme est celui des technologies et outils disponibles et des objets et constructions qui en découlent : les lignes, tracés, fils tendus, parallèles et surfaces planes, parallélépipèdes et pyramides des bâtiments, carrés et rectangles des portes et ouvertures, cylindres, sphères et autres surfaces “tournées” par les potiers...

Cette géométrie rend compte à la fois d’un espace dont on a l’expérience concrète, mais aussi d’un espace raisonné, idéal, infini et lisse dont l’accident est exclu. Il structure une philosophie, une pensée, une technique, la mise en place d’une optique et d’une physique qui engendreront, entre autres, le monde moderne.

Cet espace géométrique, né à Millet au VIIe siècle av. JC, est lui aussi une des sources du miracle grec222. Il porte en germe une logique raisonnée et laïque, la possibilité de renier les dieux tutélaires des éléments et des lieux puisqu’on peut supposer, dans toutes les directions

220 Ce passage fait référence à de nombreuses réflexions sur l'origine de la géométrie (Husserl, Jacques Derrida) notons SERRES (Michel), Les origines de la géométrie, Paris, Flammarion, 1993.

221 On lira utilement AUJAC (Germaine), Claude Ptolémée, astronome, astrologue, géographe, connaissance et représentation du monde habité, Paris, éd. CTHS, 1993.

de l’espace, la même homogénéité de l’espace. Les voies vers d’autres continents, vers une autre planète, vers des espaces infinis macroscopiques mais aussi microscopiques, nous étaient ainsi ouvertes. Par un effet de paradoxe, les ruptures entre le mésocosme et microcosme ou le macrocosme deviennent difficiles à conceptualiser mais aussi à admettre puisqu'elles contredisent les a priori culturels fondateurs qui posaient le principe intangible d'un espace infini, théorique, lisse et partout soumis par construction aux mêmes lois physiques qui sont évidemment celles du mésocosme.

Ainsi une pensée mythique dans laquelle les espaces sont toujours singuliers, toujours soumis aux règles disparates de leurs dieux tutélaires, est beaucoup plus proche de la pensée scientifique contemporaine dans laquelle le macroscosme et le microscosme répondent à d'autres lois que celles de l'espace et du temps dans lequel nous vivons.

Avec des implicites aussi forts que le temps, l’espace structure nos cultures, nos modes de vie, nos perceptions. L’espace nous sert, à l’évidence, de support et de repère pour communiquer. La vue ayant pris une telle importance dans notre société, nous pourrions en déduire que cela prouve l’importance de l’espace. Nous serions là en pleine tautologie : si l’espace nous semble avoir tellement d’importance comme phénomène d’ordre visuel, c’est seulement la conséquence de notre culture hypertrophiée visuellement, mais ce n'en est pas la cause.

L’espace peut être exploré de façon tactile, auditive et olfactive. À l’évidence, la réalité géométrique et topographique est aussi une donnée de fait pour les aveugles...

Pour être pragmatiques, nous dirions que l’espace existe et que nous l’interprétons. L’espace nous est à la fois personnel, celui provoqué par la proximité des individus, mais il est aussi l’espace de l’espèce, l’espace des terres émergées, colonisées par l’espèce humaine au moment de son expansion. Des spéciations culturelles sont nées des approximations de l’espace géographique, presque toujours imbriquées, et qui sont des continents logiques primitifs : langues, ethnies, religions, cités, nations ou empires. À ce niveau aussi jouent des effets de métissage et d’exclusion : fonctions des règles de proximité qui exigent pour chacun de ces ensembles un espace vital à son échelle.

Ces métissages et exclusions, ces chocs des continents logiques223, sont au fondement même de l’évolution. Au-delà des ethnies, des cultures, des langues, des religions, tous les ensembles culturels, techniques et médiatiques y sont soumis : espace où se sont développés la houe ou le soc de charrue, tel mode d’attelage, telle écriture, telle technique de décompte, telle monnaie, tel système de gouvernement, telle fréquence du courant alternatif, tel standard de télévision, tel système d’exploitation des ordinateurs, telle firme multinationale, tel protocole de télétransmission, tel interface homme/machine, etc., etc.

La convergence des médias, des cultures, des langues, des technologies qui caractérise fondamentalement notre monde des NTIC rencontre ici précisément ses limites. S’il est vrai que l’homme produit du sens parce qu’il rencontre son semblable sur le même mode et le même code, par contre il crée du sens et de la pertinence par l’affirmation de sa différence. Dès lors la convergence normalisée ne s’arrête pas, mais trouve sa limite, là ou commence l’identité (ou l’exception) culturelle. Cela implique de sophistiquer la norme notamment grâce à ses qualités d’articulation. Par ailleurs, si nous savons traduire, mettre en parallèle ou en synchronie, il est indispensable que nous préservions l’altérité.