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« ... Depuis quelques temps [...] on disait « langage » pour action, mouvement, pensée, réflexion, conscience, inconscient, expérience, affectivité, etc. On tend maintenant à dire « écriture » pour tout cela et pour tout autre chose : pour désigner non seulement les gestes physiques de l’inscription littérale, pictographique ou idéographique, mais aussi la totalité de ce qui la rend possible ; puis aussi, au-delà de la face signifiante, la face signifiée elle-même ; par là, tout ce qui peut donner lieu à une inscription en général, qu’elle soit ou non littérale et même si ce qu’elle distribue dans l’espace est étranger et à l’ordre de la voix : cinématographie, chorégraphie, certes, mais aussi écriture picturale, musicale, sculpturale, etc. On pourrait aussi parler d’écriture athlétique et plus sûrement encore, si l’on songe aux techniques qui gouvernent aujourd’hui ces domaines, d’écriture militaire ou politique. Tout cela pour décrire non seulement le système de notation s’attachant secondairement à ces activités mais l’essence et le contenu de ces activités elles-mêmes. C’est aussi en ce sens que le biologiste parle aujourd’hui d’écriture et de pro-gramme à propos des processus les plus élémentaires de l’information dans la cellule vivante. Enfin, qu’il y ait ou non des limites essentielles, tout le champ couvert par le programme cybernétique sera champ d’écriture. À supposer que la théorie de la cybernétique puisse déloger en elle tous les concepts métaphysiques - et jusqu’à ceux d’âme, de vie, de valeur, de choix, de mémoire - qui servaient naguère à opposer la machine à l’homme, elle devra conserver, jusqu’à ce que son appartenance historico-métaphysique se dénonce aussi, la notion d’écriture, de traces, de gramme ou de graphème. »

Derrida247

ette diversité des modes d’écritures, cette polyvalence du concept de langage que Derrida met en évidence, n’est somme toute, que la généralisation d’abord au niveau multimédia, ensuite au niveau de réseaux planétaires et interlinguistiques, de ce que connaissait l’homme au niveau de sa communauté de langue de quelque dimension qu’elle fut. L’homme pouvait communiquer parce qu’il partageait avec ses semblables des conventions de communi-cation organisées en un code articulé, le langage.

De là découlent les conséquences que l’on connaît, qui font la réalité du monde actuel des NTIC. Plus la communauté des hommes ayant la nécessité de communiquer partout dans le monde et en permanence s’élargit, plus la pression pour que s’invente et s’organise des codes partagés augmente. D’autre part, l’éventail des modalités de médiation et le catalogue des techniques et champs d’application de l’information et de la communication s’étant considérablement élargie, il en ressort que les différents langages se sont obligatoirement multipliés. Ils tendent maintenant, suivant en cela la logique propre à l’évolution historique de tout ensemble technique à converger en cohérence. Cette convergence des médias ne peut se faire qu’au prix de la mise en œuvre d’une considérable organisation, réseautique et planétaire, de la normalisation

247 DERRIDA (Jacques), De la grammatologie, (déjà cité), p. 19.

des NTIC seule capable d’organiser en un tout structuré la pluralité des systèmes d’information et d’en assurer la jonction cohérente avec les diverses langues et modes de vie partout dans le monde.

Ces cohérences normalisées, tout en correspondant à des réalités quotidiennes effectivement vécues, ne sont bien sûr que la face transcendante de l’utopie industrielle qui a submergé la quasi-totalité des champs de communication et de la culture dans le monde. Tout code par où peut circuler le sens doit être à la fois conforme, identique, normalisé, mais aussi porteur d’identité originale dans la disparité qui constitue l’essence même et la pertinence de signification. Il est obligatoire que nous acceptions cette contradiction ontologique du sens, et que nous la mettions en exergue des avancées technoculturelles considérables que nous pouvons attendre des systèmes d’information de plus en plus structurés, convergents et normalisés. Cette remarque liminaire n’est pas une pétition de principe devant servir de paravent à une volonté de domination de toute culture par la technique. Comme l’a notamment souligné Simondon248, toute technique est culture et il est absolument nécessaire de ne jamais l’oublier et de savoir en permanence prêter attention au détail de l’appropriation culturelle de l’intelligence humaine. En effet lorsqu’elle est médiatisée, mise en conserve ou à distance il se produit de ce fait des collisions, des contresens, des incompréhensions dues au fait que cela continue de communiquer avec l’intelligence qui appartient encore à l’homme sinon de nature tout au moins de culture. La globalisation multimédia et planétaire de l’information et de la communication nécessite dès lors un effort considérable et indispensable des acteurs les plus pointus, les plus théoriques, les plus apparemment spécialisés et spécifiques, de l’histoire, de l’ethnologie, de la linguistique, de l’histoire de l’art, de la philosophie, de l’étude littéraire... tout en même temps que des sociologues, des économistes, des technologues mais aussi des industriels, des commerçants des professionnels des médias et des politiques.

Si cet effort n’était pas fait, c’est tout simplement l’évolution même de notre société d’information et de communication qui serait alors bloquée249.

Cette deuxième partie, s’attachera donc à lier dans une approche unique les fondements même de la culture et l’histoire de l’écriture avec leur planification de développement à terme de dix ou vingt ans, grâce à la normalisation.

248 SIMONDON (Gilbert), Du mode d'existence des objets techniques, Paris, éd. Aubier, 1958, Réédition augmentée : préface de HART (John), postface de DEFORGE (Yves), 1989.

249 À son échelle la société industrielle du XIXe et début du XXe siècle, avait développé des efforts tout à fait considérables et c’est encore dans les mêmes bâtiments et institutions (universités, musées, grands équipements urbains) que nous vivons le plus souvent.

Pour aborder cette question nous partirons d’abord de la technologie du document dans les NTIC et de l’importance de la normalisation dans son évolution même. La norme et le code, articulé sur au minimum deux niveaux sont la matière première même de l’industrie de l’information et de la communication.

Il apparaît donc inévitable que l’étude des conditions d’élaboration consensuelle de ces codes soit au cœur de la technologie des documents. Je tenterai de démontrer le bien fondé d’une telle proposition d’une part en montrant combien une prospective des NTIC qui s’appuie sur l’analyse de la normalisation des systèmes d’information est plus efficace que celle qui se contente en aval d’étudier les conditions d’appropriation des techniques, ce qui permet de construire, partant de là des scénarii d’évolution potentielle.

Dans un deuxième temps, j’examinerai les conditions d’appropriation du système décimal selon deux modèles de pensée dont se sont emparés successivement les abacistes, puis les algoristes. À mille ans de distance cette polémique montre à quel point la compréhension complète d’un code est indispensable à son déploiement technoculturel ; nous verrons combien cette polémique des modes de calcul et de l’écriture des nombres au Moyen-Âge reste en relation homothétique avec certaines difficultés actuelles de l’appropriation des potentiels logiques du multimédia et de l’information structurée. Je terminerai ce sixième chapitre, le premier de cette deuxième partie en comparant les conditions de mise en place de la normalisation dans le domaine de l’architecture métallique. Celui-ci constitue, en effet historiquement, le premier grand secteur de normalisation industrielle à l’échelle nationale puis internationale.

Dans le chapitre 7, je développerai ainsi une approche techno-culturelle et techno-linguistique, qui se fondera sur une généralisation des propriétés et des principes des langages lorsqu’ils se déploient dans la diversité des modalités, des médias et techniques.

Je m’appuierai prioritairement sur une approche saussurienne « revisitée ». Saussure sera en quelque sorte utilisé en creux, à travers les principes qu’il édicte en se spécialisant sur la langue et qui, de fait, fonctionnent peu ou pas pour d’autres catégories de langages, notamment les langages des NTIC ne répondant pas toujours au principe

de linéarité et qui s’inscrivent dans un arbitraire industriel du code

notablement distinct de l’arbitraire de la langue fruit de l’action de la

masse sociale250. Dans la fin de ce chapitre, je m’interrogerai sur la diversité d’efficience des langues dans leur disparité.

Ceci ménagera une ouverture sur une question qui sera reprise dans le dernier chapitre de cette deuxième partie qui sera consacré à l’étude de l’écriture. Nous commencerons par interroger l’histoire et l’altérité des diverses cultures d’écritures et de langues. Nous constaterons que ce savoir est désormais indispensable pour construire et s’approprier une codification universelle des écritures du monde qui est devenue une réalité dans le contexte des NTIC. C’est d’ailleurs en partant des principes comparés de la structuration des codes des langages humains et de leur transcription par l’écriture que nous examinerons l’efficience comparée des langues, et par là, des capacités différentielles à construire des univers translinguistiques. Viendra ensuite un développement spécifique sur l’articulation des “langages dans tous leurs états”.