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édio- , modo- ou média-logie ?

La médiologie, comme la grammatologie peut se définir comme une école de pensée, un certain style épistémologique.

Partant d’une étude pragmatique d’un média, d’une technique, d’un mode de médiation, le médiologue cherche dans son analyse à en rapprocher l’aspect politique ou institutionnel. Par exemple, il mettra ainsi en parallèle, le livre et l’école, les techniques de la presse et les institutions sociales du journalisme.

En cela, la médiologie s’apparente étrangement au même désir de

dérangement épistémologique que le projet de linguistique externe et de

grammatologie derridienne.

De façon plus triviale, on peut s’arréter au terme même de médiologie qui tire avantage d’être dans une position phonétique et étymologique ambiguë. Ce néologisme proposé par Régis Debray235 a sans doute été choisi pour cela par son créateur.

Médiologie est ainsi en relation paronomastique236 avec :

• médialogie science des médias et de la médiation (c’est son ambiguïté la plus avouée)

• modologie (la distance formelle du mot est plus grande) que l’on peut définir comme étant l’étude des modalités perceptives et bio-communicationnelles (la façon dont nous utilisons la vision, la graphie, le geste, l’ouïe, l’émission sonore, la perception kinesthésique). Mais la modologie touche aussi à l’étude des macro-modalités organisées sous une forme socialement et culturellement élaborée comme l’écriture, le dessin, l’image fixe ou animée, la parole, la musique. À ce niveau ce n’est que la finalité de l’approche plus humaniste que technique qui distingue le modologique du médialogique.

À un niveau encore plus complexe la modalité peut cesser d’être appréhendable comme telle. Elle constitue alors un niveau, que l’on pourrait définir comme modologie de projet social. Ce qui est à l’œuvre à ce niveau c’est la façon dont une société, dans la temporalité historique, évolue dans son appréhension modale et définit une visée sociale ou culturelle qui construit un nouveau domaine de la réalité sociale

communicationnelle. Les mots en “ique” (la monétique, la robotique, la

bureautique ...) sont une bonne définition de ces champs de la réalité sociale communicationnelle et des modologies de projet social. Ce qui est intéressant c’est l’interaction entre le mot et l’invention sociale d’une nouvelle modologie. Certains termes dès lors qu’ils sont proposés et définis structurent autrement la réalité sociale. On pourrait donner l’exemple du concept très porteur en France de “télématique”. On pense aussi à des termes comme bureautique, robotique mais on peut penser aussi à vidéo-interactive, à hypertexte ou hypermédia. Ces modologies du projet socio-communicationnel deviennent les moteurs de ces nouvelles facettes du comportement modal.

Dans cet essai, je réserverai le terme de médialogique à tous les aspects de la communication dans lesquels la technique et le technologique sont conceptuellement prépondérants.

L’aspect médialogique interagit profondément avec le modologique lorsqu’on cherche à comprendre comment les médias convergent pour prendre en compte des modes idéalement distincts et pour lesquels des médias avaient été spécifiés (l’enregistrement phonographique pour l’oreille, la photographie pour l’œil...). C’est à partir de ces situations limites, mais qui aujourd’hui touchent à un phénomène très important qui est celui de la convergence que l’approche médialogique apparaît pertinente au grammatologue.

235 DEBRAY (Régis), Cours de médiologie générale, Paris, éd. NRF-Gallimard, coll. Bibliothèque des Idées, 1991. La communauté scientifique se reconnaissant dans la médiologie publie Les Cahiers de médiologie, Paris, Gallimard.

Un bon exemple, choisi dans les techniques relativement récentes, peut être celui des tribulations modales du stockage optique de l’information. Le stockage vidéographique fut la première application qu’envisagèrent les industriels à l’émergence de cette nouvelle technologie. Les difficultés rencontrées tant sur le plan technique que sur le plan commercial (l’impossible rencontre d’un marché) entraînèrent en quelques années l’échec quasi définitif du vidéodisque au demeurant vidéo analogique. Cependant la filiation de ce premier média optique vidéo interactif et son impact technoculturel furent considérables. Ce fut le point de départ d’une véritable culture multimédia puisque pour la première fois était démontrée jusques auprès du grand public la possibilité d’éditer, en grand nombre et à la presse, de la vidéo mais aussi toutes sortes de données. Ceci démontra aussi qu’on était capable de réaliser des documents véritablement vidéo-interactifs et hypermédiatiques. Cet intérêt technoculturel n’a pas cessé depuis et on peut encore constater que les équipes de chercheurs en multimédia et interactivité sont souvent en filiation directe de ces premiers pionniers du vidéodisque. Sur le plan technique, mais aussi technologique, la démonstration de la faisabilité du vidéodisque conforta les ingénieurs du domaine que la filière du stockage optique de l’information était fiable mais qu’il fallait lui trouver des usages plus porteurs, dans lesquels il n’y aurait pas une concurrence directe pour la nouvelle technique proposée : le magnétoscope.

Le son se présentait comme une niche parfaite pour le redéploiement de cette nouvelle technologie du stockage optique de l’information. Le microsillon était un objet délicat, cher, lourd à transporter, difficile à conditionner, extrêmement fragile. De plus, le stockage sonore était a priori moins complexe et exigeait moins d’espace disque que le stockage vidéo. Il restait cependant à développer un mode numérique du stockage sonore, a priori plus fiable que le stockage analogique et surtout susceptible d’ouvrir la voie à une filière numérique intégrale amorce de la convergence globale entre l’informatique, l’audiovisuel, les réseaux et la téléphonie déjà prévue dans les plans technoprospectifs des professionnels de la filière électronique.

La recherche développement et la production de CD-audio se sont aussi mises en place et cette technologie a généré à sa suite de nombreux usages tous parfaitement cohérents avec le même format physique et logique d’enregistrement et tous normalisés dans une même famille de

standards : CD-ROM (en français cédérom), CD-photo, et maintenant une

nouvelle génération contenant beaucoup plus d’information : le DVD... La filière de ce format fut une première démonstration que la culture numérique de l’édition multimédia, interactive et hypertextuelle était techniquement, culturellement et économiquement viable. Autre point intéressant ces technologies tant le vidéodisque que le cédérom exigeaient pour pouvoir fonctionner une rigueur de conception techno-éditoriale : définir le balisage des blocs de données et le mettre en relation avec une structuration cohérente du contenu.

La médiologie

et le grammatologue

l importe de clarifier le niveau d’adhésion du grammatologue à la démarche médiologique. La médiologie a souvent été utilisée pour éclairer l’histoire et l’anthropologie de la communication mais ce n’est pas loin de là son seul champ de déploiement.

Grammatologie, médiologie ou linguistique sont certes des disciplines, mais recouvrent aussi des écoles de pensée et des collèges de réflexion. Si comme je le crois, chacune de ces trois terminologies recouvre aussi un dérangement épistémologique fondateur, il devient de ce fait difficile d’utiliser les termes d’une autre école de pensée que la sienne pour exprimer ce précieux dérangement fondateur.

Cependant il est clair que si le dérangement épistémologique traverse et rapproche la plupart des écoles de pensée qui se sont attachées à étudier le sens ou la médiation leur champ d’investigation est notablement différent.

Sur ce versant (mais ce n’est pas mon projet d’étude central), une dialectique entre grammatologie et médiologie devrait être fructueuse. J’ai conscience d’être souvent moi-même ambigu de ce point de vue dans mon propre mode de rédaction. Idéalement j’aimerais toujours savoir distinguer la posture d’analyse logique (chercher à décrire une « réalité scientifique ») d’une démarche heuristique (favoriser des conditions de découvertes), ainsi favoriser la compréhension culturelle, scientifique et technologique de notre monde communicationnel et informationnel en le mettant en relation avec le plus grand nombre possible de fragments historiques, anthropologiques, psychoperceptifs, ergonomiques, linguistiques.... Il est donc essentiel que cette démarche d’étude du passé et de l’altérité anthropologique (les autres cultures, mais aussi les autres professions, les autres disciplines), soit comprise comme telle.

Cependant, il est important de souligner que si la médiologie n’est pas toujours compatible avec l’idéalité des disciplines scientifiques confortées dans leurs territoires respectifs, cette façon de re-visiter l’histoire et l’anthropologie au sens large a des vertus explicatives non seulement pour éclairer le passé, pour comprendre notre présent, mais certainement aussi pour mieux pouvoir proposer ou imaginer des scénarios possibles pour une prospective du futur. Il ne faut jamais oublier que la prospective technologique est tout autant une activité de prédiction du futur que de construction, voire de planification, des lignes directrices de ce même futur.

Pour le grammatologue la distinction entre les niveaux médialogique et modologique est certainement trop formelle et trop encombrante. Certes le développement de ces deux disciplines est sans doute utile, l’une pour les technologues (la médialogie), l’autre pour les ergonomes (la modologie), mais il suffit au grammatologue d’appréhender ces champs de recherche comme des lieux ressources dans lesquels il va venir chercher du matériel conceptuel au gré de ses besoins.

De ce point de vue, la médiologie, si elle est comprise comme une pragmatique interdisciplinaire peut, dans certaines de ses formes d’approche, être en coïncidence parfaite avec ce que nous entendons par grammatologie instrumentale et surtout avec une modologie de projet

social.