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a capacité dont nous disposons aujourd’hui de pouvoir instrumentaliser de larges pans de nos activités d’information et de communication nous incite à poser de façon plus générale la question d’une efficience grammatologique du signe et de l’information77. Cette notion d’efficience implique bien sûr que nous attendions de la communication humaine que, tout en se transformant, et en en se diversifiant par rapport à un état d’origine supposé primitif, elle évolue dans le sens d’un meilleur rapport d’efficacité productive. La définition d’une productivité, d’une efficacité qui semble encore faire l’objet d’un large consensus dans la culture occidentale du XXe siècle n’est évidemment pas partagée par toutes les cultures. De plus, parler d’efficacité et de productivité communicationnelle fait encore plus question : s’agit-t-il de production de sens ? de volume marchand des activités de communication ? de volume de trafic ou de volume d’édition ? s’agit-il d’efficacité cognitive ? de capacité à transmettre des affects ? de mieux faire esthétique ?

De nombreuses civilisations ou même des sous-ensembles de notre propre culture, peuvent souhaiter que certains énoncés, certaines actions de communication soient contre-productives. La plupart des modes d’expression du respect, tel que le code de politesse, les énoncés amoureux, les énoncés d’approches dans la relation marchande ou diplomatique rentrent dans cette catégorie. Mais en prenant des formes que nous jugerions contre-productives, on reste malgré tout dans une logique de production. Par exemple, la communication amoureuse qui suit la carte du tendre peut sembler contre-productive, mais l’idée même de la cartographie implique d’évidence que l’on cherche à donner une vision synoptique de la meilleure stratégie d’approche78. Bref nous redécouvririons de grandes évidences : les hommes, en tant qu’espèce, ont su développer en parallèle et en synergie plusieurs “modes” de communication, apparemment contradictoires qui concourent tous à l’intelligence du monde, selon des degrés d’efficience difficilement comparables.

77 Je propose le concept d’efficience grammatologique pour ne pas fondre cette notion qui me paraît technologiquement opératoire dans le concept sans doute trop polysémique de la performance. L’efficience est cependant une notion très voisine de la performance.

78 On sait combien les stratégies d’approches amoureuses ont pu faire l’objet de développements comparés avec la stratégie militaire. Sur ce point, on peut lire : VAILLAND (Roger), Laclos par lui-même, Paris, éd. Seuil, coll. Ecrivains de toujours, 1953.

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On voit bien que l’efficience est une notion extrêmement relative qui dépend de très nombreux facteurs : de la période historique considérée, de la civilisation, de la langue, de la classe sociale, du métier, des objectifs communicationnels visés par ceux qui communi-quent ainsi, bien sûr, que du contexte médiatique qu’ils choisissent, ou dont ils disposent, et du degré de maîtrise qu’ils en ont.

De plus, une efficience acquise à une époque donnée, dans une culture donnée, dans le savoir-faire d’une profession, voire dans une modalité de communication spécifique, fait souvent effet de frein au développement satisfaisant d’une efficience grammatologique dans une autre époque, dans d’autres contextes culturels et dans d’autres modalités d’expression.

Par exemple, la réussite de l’énoncé écrit, sa meilleure efficience par rapport à l’oralité ralentit certainement le développement de processus du même ordre à partir du multimédia. Comment construire une philosophie logique qui s’appuierait sur l’hypermédia.

Autre exemple, pour plus d’efficacité, toute langue a tendance à s’affiner, à se spécifier à l’extrême. Cette évolution dont la finalité efficiente n’est pas contestable, nuit par contre à l’efficacité de la compréhension interlinguistique avec les langues cousines que laissait ouverte une moins grande spécification des langues entre elles79.

Exemple fondateur parmi tous les topiques de la grammatologie, la culture de l’imprimé ne répond pas aux même règles d’efficience que la civilisation de l’oralité, ni du manuscrit. Une civilisation qui s’appuie sur l’oralité et le manuscrit résiste souvent à l’introduction de l’imprimerie. Elle valorise par exemple, non sans quelques raisons valables, l’efficience des processus de mémorisation (lieux mémoires, versification de corpus historiques ou scientifiques). Une fois mise en place la civilisation de l’imprimé, celle-ci induit chez certains individus (que l’on peut qualifier d’anciens puisqu’ils s’opposent en conflit avec les modernes) des présupposés, des préjugés qui valorisent la culture du livre, du texte imprimé et servent de frein aux progrès ultérieurs. Ainsi les représentants de cette résistance dévalorisent l’audiovisuel et maintenant le multimédia informatique en accordant à l’écrit une présomption d’efficience cognitive indépassable.

L’entrée en lice massive du multimodal, du multilinguistique et la convergence des médias, des métiers, des cultures rend indis-pensable que l’on puisse avoir, sinon une théorie, sans doute difficile à construire, tout au moins une attention critique sur ces thèmes. Autrefois, du temps

79 Transposé au domaine des langues, on est là au cœur de la définition même d’une espèce. Une espèce se spécifie d’avec son espèce cousine lorsque les individus appartenant à l’origine à une même espèce ont développé des habitudes de vie tellement distinctes qu’ils ne peuvent plus se rencontrer sexuellement. À terme l’absence systématique de rencontre rend l’interfécondation impossible ce qui entraîne la spéciation en deux espèces.

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ou chaque média, chaque langue, chaque langage et chaque modalité étaient quasi immuables, la réflexion théorique et cognitive pouvait à bon droit être considérée comme une activité philosophique, sans lien évident avec le devenir de notre capacité industrielle et économique. Aujourd’hui, la situation a considé-rablement évolué. Même si nombre de décideurs, appartenant aux mondes politique, éducatif, industriel et économique, n’ont pas encore compris l’intérêt, voire l’urgence de cette mobilisation épisté-mologique, tout au moins devons nous exiger que se légitime un savoir grammatologique pour comparer ou jauger des situations de communication, décider d’un mode de médiation. Cela veut dire que nous devrions savoir examiner toutes les situations de communication et essayer d’évaluer sans préjugé toutes les possibilités d’engrammer, de traiter ou de communiquer l’information.

Il reste que cette opportunité d’ouverture grammatologique, donnant toute leur ampleur à toutes les modalités, catégories de langage ou de média ne peut être développée que si nous avons re-situé la parole comme l’outil primordial et constitutif de l’intelligence humaine. Cela revient à annoncer que nous relativisons l’ensemble des propositions qui vont suivre par le fait que nous considérons comme entendue une réalité : celle de la prégnance de la langue et donc des modes de médiations qui en sont directement issus.

Cette suprématie de la langue sur tous les autres modes s’explique si l’on admet que la langue a été d’abord et avant tout l’outil jusqu’ici indépassé qui a permis de partager, de travailler par les mots une conscience intersubjective. De ce fait l’intelligence humaine est donc ontologiquement de la langue. Les recherches interdisciplinaires récentes liant notamment éthologie, sciences cognitives, psychologie, nous incitent de plus en plus à dépasser des préjugés philosophiques qui ont encore trop souvent cours, décrivant l’intelligence comme une capacité réflexive en soi, siégeant dans le cerveau de chaque individu et dont la spécificité humaine ne serait pas discutable. Hors de la langue et de sa double articulation, par le geste, par le cri, par la mimique, par des moyens que nous pouvons encore mal comprendre les animaux communiquent, comprennent et décident avec intelligence mais leur capacités communicationnelles et surtout engrammatoires sont à l’évidence beaucoup plus faibles que les nôtres. S’il paraît indiscutable, selon nos critères de culture humaine que les hommes sont les plus intelligents des animaux, c’est surtout parce que nous avons pu partager, travailler par le langage cette intelligence en nous la communiquant interpersonnellement, en l’augmentant par ce parta-ge et en reprojetant artificiellement ce partage collectif dans notre fors intérieur, dans notre conscience individuelle. L’animal est soumis à l’angoisse et au stress. Il est submergé par ses perceptions et ses émotions parce qu’il a une énorme difficulté à les partager et à engrammer une mémoire efficiente qui lui permettrait de répondre de façon stéréotypée ou réfléchie à des situations inattendues. À l’évidence l’homme sait qu’il va mourir mais il sait partager cette angoisse, la relativiser, la ritualiser. Il sait aussi

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théoriser ce qu’est la vie pour la prolonger. L’intelligence serait donc ontologiquement et avant tout de l’intelligence collective avant d’être une capacité réflexive individuelle (certaine culture, certaine religion le savent plus que d’autres...).

Considérons maintenant la descendance des modalités et médias issus de la parole :

ainsi l’écriture manuscrite, imprimée puis la parole enregistrée et enfin le traitement de texte qui est successible de médiatiser la totalité de ces modalités. L’informatique, on le sait, est susceptible de dépasser par l’hypertexte les pesanteurs de linéarité qui semblaient inhérentes à la langue, capable aussi de traiter de gros corpus d’énoncés linguistiques grâce aux techniques de l’ingénierie linguistique : documentation, traitements lexicaux ou syntaxiques, intelligence automatique des textes, traduction automatique. Ce dernier point est fondamental puisqu’il pourrait lever80 ce qui semblait être une des grandes limites des langues humaines : leur difficulté de partage et de compréhension interlinguistique.

Le calcul et l’expression des nombres ne sont que très partiellement un mode de médiation d’ordre linguistique. L’énoncé des nombres, l’écriture des nombres et le calcul à la plume, semblent y appartenir assez directement. Par contre le calcul tel qu’il est réalisé dans un calculateur mécanographique ou même un ordinateur fait beaucoup plus appel à une intelligence du mouvement et de l’image. Les roues dentées d’une Pascaline équivalent à un calcul sur les doigts et l’équivalence ou la différence des longueurs sur les réglettes d’une règle à calcul peuvent être assimilées à l’intelligence d’une géométrie. Dans l’un et l’autre cas l’invention des outils considérés n’a pu se faire que par un long processus de réflexion le plus souvent médiatisé par le langage, d’une part dans le colloque singulier de l’inventeur final mais aussi en interaction avec de nombreux collègues et à la suite d’une très longue suite de transmissions de connaissances préparant ces découvertes.

La filiation de la parole81, on s’en aperçoit bien avec le cas particulier du calcul et du nombre n’est ainsi jamais claire.

L’écriture est une symbolique qui peut directement descendre du geste. Certains idéogrammes chinois sont très visiblement la trace stylisée d’un geste signifiant. Par ailleurs, l’écriture est très efficiente parce qu’elle est visuelle et que son inscription sur un codex la rend plus facilement manipulable (meilleure économie des gestes) que sur un volumen.

Assurés que nous sommes que l’ordinateur et le calcul numérique pourront, au prix de recherche-developpements en cours ou à entreprendre, supporter la plupart des modalités de communication humaine nous comprenons dès lors que l’efficience grammatologique est un axe important de ces travaux directement applicable pour résoudre des situations concrètes d’ingénierie communicationnelle.

80 Avec toutes les précautions qui s’imposent quant aux limites de ces techniques.

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En parcourir rapidement les grandes lignes présente l’avantage d’illustrer spécifiquement l’efficience. Par contre, cela a comme inconvénient majeur que le propos s’éparpille et devient très allusif puisque nous ne pouvons pas nous arrêter sur un modalité ou sur un média, ni selon la logique de son développement historique, ni selon l’exposé synchronique de ses fonctionnalités, de son usage social, de son économie. De ce fait, le lecteur risque d’être surpris, lorsque par la suite, le même fait sera repris par exemple dans l’analyse de la convergence qui permet de s’intéresser aux médias. La méthode grammatologique et au delà la grammatologie instrumentale est ainsi par définition une démarche non linéaire, privilégiant les approches par facettes et cependant nous n’avons pas systématiquement déroulé les approches plurielles ethnologiques, symboliques, profes-sionnelles, historiques ou média par média...

Amorçons donc quelques pistes d’efficience communicationnelle.

Parler et élaborer des énoncés linguistiques,