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Sud-Asiatiques et Parc-Extension : parcours entrelacés

3.3.2 Un quartier ethniquement pluriel

3.3.2.4 Sud-Asiatiques et Parc-Extension : parcours entrelacés

Dans les dernières années, plusieurs études ont tenté de comprendre ce que nous avons choisi ici d’appeler des parcours entrelacés du quartier Parc-Extension et d’une partie de la diaspora sud-asiatique au Québec. En effet, cet enchevêtrement favorise le déploiement de processus sociaux importants à la fois pour le quartier et pour la population sud-asiatique présente. Ainsi, la thèse de l’urbaniste Cécile Poirier (2006), référence centrale des dernières années pour les études menées dans le quartier, relie l’émergence des communautés originaires d’Asie du Sud habitant dans ce territoire au fait que “Parc-Ex” devienne pour elles un “quartier d’intégration”, comme il l’a été autrefois pour la communauté grecque. La définition de quartier d’intégration est empruntée à Patrick Simon (1992) et repose sur les dynamiques déployées sur le territoire : l’intégration au quartier repose tout à la fois sur « une organisation sociale des résidents permettant la régulation des problèmes de cohabitation », passant éventuellement par le développement d’un tissu associatif, ainsi que sur « l’existence d’une infrastructure commerciale et d’équipements urbains adaptés aux besoins des résidents » (Simon 1992, p. 49 in Poirier 2006, p. 54). Cécile Poirier caractérise Parc-Extension comme pouvant être à la fois un quartier fondateur et aussi de transit, multiethnique et d’intégration, selon ce que les communautés en font. Selon elle, Parc-Extension réunit ainsi toutes les caractéristiques d’un quartier d’intégration pour les communautés sud-asiatiques : les transformations de la population et sa relative stabilisation, le marquage ethnique à prépondérance sud-asiatique des rues commerçantes, la multitude de lieux de culte et de salles de prière ou encore l’installation des nombreuses associations indiennes, pakistanaises, tamoules et bangladeshies au début des années 2000 (Poirier, 2006). Toutefois, concevoir Parc-Extension comme un quartier d’intégration pour les Sud-Asiatiques n’implique pas d’exclure de l’analyse la présence importante d’autres communautés dans ce territoire. L’urbaniste suggère en effet que l’arrivée massive d’immigrants d’autres provenances dans le

45 Malgré son statut minoritaire, on trouve également des personnes d’origine sud-asiatiques de

confession chrétienne, héritage des relations coloniales (trois interlocutrices de cette recherche en sont ainsi des exemples).

quartier pourrait relancer la dynamique de quartier d’intégration également pour ces nouvelles vagues d’immigration. D’autre part, le concept de quartier d’intégration permettrait également de prendre en compte plusieurs réalités propres à différentes communautés, car il combine à la fois la vocation de lieu d’arrivée et de zone d’établissement, contrairement au modèle de l’École de Chicago où ces espaces sont décrits comme séparés et exclusifs.

De son côté, Ana Maria Fiore (2010) interprète la concentration de Sud-Asiatiques à Parc- Extension comme un des indices de la communalisation de groupes divers ressortissants du sous-continent indien. En effet, la découverte du partage de mêmes territoires urbains par des groupes originaires du Pakistan, du Sri Lanka, du Bangladesh et de l’Inde a incité cette chercheuse à tester l’hypothèse que les Sud-Asiatiques constituaient une communauté ou du moins que le début d’un processus de « communalisation » au sens wébérien était en cours. La concentration spatiale de ces groupes dans les zones centrales pauvres de Montréal, particulièrement à Parc-Extension, compose donc une partie fondamentale de l’argument selon lequel ces groupes développeraient à Montréal un processus de construction d’une ethnicité post-migratoire (Fiore, 2010). Comme nous l’avons mentionné antérieurement dans notre partie sur l’ancrage géographique des immigrants sud-asiatiques, leur forte concentration dans les quartiers pauvres est explicable par le statut migratoire et l’arrivée récente. Cette concentration spatiale témoignerait des difficultés d’insertion économique et linguistique de ce groupe, ce qui participerait à son tour à la construction de l’identité sud-asiatique post- migratoire. Dans cette analyse, la ségrégation résidentielle favoriserait la construction de cette identité post-migratoire dans la mesure où elle a favorisé le tissage de réseaux communautaires mis en place afin de contrer l’exclusion socio-économique et les marginalisations subies par les membres de ces groupes (Fiore, 2010).

Parc-Extension apparait aussi dans l’analyse de Marie-Eve Dufresne comme un lieu de déploiement de processus identitaires des ressortissants de l’Asie du Sud installés à Montréal. Sous le prisme de la théorie de la présentation de soi de Goffman (1973) et dans une perspective également constructiviste de l’ethnicité, cette auteure se penche sur les commerces sud-asiatiques ayant pignon sur les portions de Parc-Extension des rues Jean- Talon et Jarry. L’observation de 77 devantures des commerces sud-asiatiques nichés sur les artères ciblées révèle que la bonne majorité des façades étaient identifiables comme sud- asiatiques. Ces commerces arboraient en effet des marqueurs identitaires complexes souvent difficilement décodables pour les personnes peu familiarisées avec le sous-continent indien. Ces multiples marqueurs identitaires évoquaient des référents religieux, linguistiques,

nationaux et des pratiques culturelles qui, la plupart du temps, suggéraient encore d’autres identités ethniques. Toutefois, les commerçants eux-mêmes n’accordaient pas beaucoup d’importance à leur façade et n’affichaient pas une volonté intentionnelle de mise en scène identitaire. Ils ne s’identifiaient que très rarement à l’appellation « sud-asiatique » même s’ils reconnaissaient un passé et des traits culturels communs. Si cet affichage ambivalent de l’identité ethnique dans l’espace public commercial semble refléter une mise en marché de l’ethnicité et nous rappelle l’importance de prendre en compte les points de vue de « natifs », il ne perd pas pour autant toute pertinence pour la compréhension des dynamiques déployées dans ce territoire. En effet, la présence de ces commerces constitue une dimension importante de Parc-Extension et participe à une vie de quartier et à une vie urbaine où des Québécois de plusieurs origines peuvent s’approvisionner (Dufresne, 2013).

Comprendre la vie de quartier, l’intégration et l’hybridation culturelle est également un des objectifs de la recherche menée par Ramirez-Villagra (2013) à Parc-Extension. Celle-ci opérationnalise une étude de cas basée sur le rapport existant entre les organismes communautaires et les milieux associatifs issus des communautés culturelles présentes dans ce territoire. L’auteur tente ainsi de saisir dans quelle mesure la dynamique établie par ce rapport exerce une influence sur l’intégration des communautés culturelles nichées dans le quartier et sur leur hybridation interculturelle en rapport avec la société d’accueil. La vie de quartier dans ce contexte serait animée par sa dynamique culturelle engendrée par une très riche diversité qui s’incarne dans la notion de communauté culturelle. Si Ramirez-Villagra (2013) conclut qu’il existe présentement des instances et des espaces qui peuvent être considérés sous l’angle de l’hybridation interculturelle et rompt ainsi avec une idée de fermeture des communautés, il dévoile une représentation courante mobilisée par les milieux associatifs par rapport aux femmes vivant dans le quartier :

« Les femmes de Parc-Extension, en général, s’habillent selon leur tradition. À la maison elles font comme chez elles : la cuisine, les routines, la charge des enfants, la musique, la décoration. Lorsqu’elles sortent faire l’épicerie, elles parlent dans leur langue, achètent des épices et produits qui viennent de leurs régions d’origine. En arrivant chez elles, elles écoutent la télévision de leur pays, parlent au téléphone avec leur famille qui est à l’autre bout du monde. Plusieurs personnes pensent que le seul contact qu’elles ont avec le Canada, c’est le fait de marcher dans les rues de Parc-Extension, car même lorsqu’elles traversent une porte, chez elles ou à l’épicerie, elles continuent d’être dans leurs pays d’origine » (Ramirez-Villagra, 2013, p. 64).

En ce qui nous concerne, nous tenterons au fil de cette recherche de montrer que cette représentation se montre, à bien des égards, réductionniste, car l’expérience féminine dans ce

quartier multiethnique et ayant une forte présence de ressortissants sud-asiatiques soulève des enjeux importants sur les processus identitaires, et l’identité n’est jamais statique. Dans la même lignée argumentative de Fiore (2010) et Dufresne (2013), nous explorerons quelques liens entre la vie vécue dans le quartier Parc-Extension et le déploiement de certains de ces processus identitaires. Ces processus déclencheront à leur tour le façonnement de stratégies importantes de transformation sociale, et nous tenterons de montrer que l’expérience périnatale en contexte migratoire mobilise tellement d’enjeux qu’il nous parait très difficile de considérer que ces femmes peuvent et souhaitent « continuer d’être dans leur pays d’origine ».

Conclusion

Ce chapitre avait comme objectifs de décrire l’approche méthodologie et de mettre en contexte le terrain ethnographique de cette recherche. Nous y avons décrit la méthode, la rencontre ethnographique, la population à l’étude, le corpus de données, ainsi que les limites et contributions anticipées, et l’éthique de la recherche. Nous nous sommes ensuite penchées sur l’immigration sud-asiatique au Canada et particulièrement au Québec, puis sur le quartier Parc-Extension et finalement sur la rencontre ethnographique et les techniques utilisées dans cette recherche.

Nous avons discuté entre autres de la désignation et de l’autodésignation des ressortissants du sous-continent indien en sol canadien. L’appellation sud-asiatique est avant tout un terme créé pour nommer une vaste population originaire des pays divers comme ceux d’où proviennent nos interlocutrices, c’est-à-dire le Bangladesh, le Pakistan, l’Inde ou le Sri Lanka. Appellation utilisée dans les médias et dans les documents du recensement, les femmes appartenant à cette recherche ne mobilisent que très peu la désignation sud-asiatique, préférant choisir celles d’Asian people ou celle évoquant les pays d’origine. Cette reconnaissance semble évoquer une mise à l’écart par rapport à la désignation de « Sud- Asiatique » utilisée par le groupe majoritaire, mais nous préférons malgré tout ce terme afin d’éviter des confusions avec une littérature et une représentation plus large de groupes asiatiques. De surcroît, le terme sud-asiatique fait référence à l’identité sud-asiatique, un construit sociopolitique, débattu dans plusieurs études (Fiore, 2010; Dufresne, 2013), sujet d’importance pour ce travail et sur lequel nous reviendrons particulièrement dans le sixième chapitre.

Des parcours migratoires difficiles peuvent également être en cause dans ce façonnement identitaire. Or nous avons aussi vu que la diaspora sud-asiatique au Canada a suivi un parcours discontinu avec d’abord une première vague composée majoritairement d’hommes sikhs originaires du nord de l’Inde puis plus tard une immigration beaucoup plus diversifiée et féminine grâce à une plus grande ouverture des politiques. En ce qui concerne spécifiquement le Québec, l’immigration sud-asiatique est relativement récente en comparaison aux régions métropolitaines de Vancouver ou Toronto, et ce probablement en raison des barrières linguistiques, sociales et climatiques. Ces immigrants expérimentent une faible insertion sur le marché du travail au Québec et les données démontrent de surcroît une situation encore moins favorable pour les femmes. Installées quasi exclusivement dans la région de Montréal, ces communautés se concentrent principalement dans des quartiers matériellement plutôt défavorisés dont Parc-Extension peut être un symbole.

Ce quartier constitue une « porte d’entrée » pour les nouveaux arrivants issus de l’Asie du Sud entre autres en raison de ses caractéristiques sociodémographiques. Quartier multiethnique, il a vu depuis les années 1980 l’ancienne majorité grecque être petit à petit remplacée par celle des Sud-Asiatiques, notamment car la défavorisation expérimentée par beaucoup d’immigrants sud-asiatiques semble rencontrer la défavorisation générale affichée par Parc-Extension. Enclavé et dense, il abrite un fort nombre d’immigrants ethniquement très divers à l’intérieur duquel la population issue du sous-continent indien est elle-même très hétérogène en termes de pays d’origine, de religion, de langue, de motifs d’immigration, de niveau de diplôme… Ce quartier pluriel s’est montré fructueux pour notre réflexion. Aussi traiterons nous dans la deuxième section de la thèse, des parcours migratoires vécus par les femmes immigrantes sud-asiatiques rencontrées (chapitre 4), de l’émergence de nouveaux contenus interactionnels entre les divers liens repositionnés dans les réseaux sociaux locaux et transnationaux (chapitre 5) et le déploiement de stratégies formulées par nos interlocutrices pour tenter de négocier à leurs avantages certaines des normes originaires de leurs contextes natals (chapitre 6).

CHAPITRE 4 - PARCOURS CROISÉS ET LIENS

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