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Différences régionales en Asie du Sud : les réalités des femmes

Conclusion et ouverture

CHAPITRE 2 RÉFÉRENTS INTERPRÉTATIFS Introduction

2.2 La périnatalité en Asie du Sud : métaphores locales de la naissance

2.2.1 Différences régionales en Asie du Sud : les réalités des femmes

Les différences régionales en Asie du Sud sont l’objet d’une longue réflexion. Tout comme Karine Bates (2013) qui discute sur les différentes réalités féminines en Inde, l’anthropologue Barbara Miller (1981), travaillant sur les variations dans les sex-ratios juvéniles, avait déjà mis en relief dans les années 80 les deux modèles différents quant aux conditions de vie de femmes formées par les parties nord et sud de l’Inde. Un peu plus tard, Dyson et Moore (1983) publient leur célèbre étude révélant deux régimes démographiques différenciés en Inde : le modèle du Nord (ou du Nord-Ouest) et le modèle du Sud (ou du Sud-Est). Appuyés sur des données de recensements et des études démographiques, ces auteurs développent cette thèse centrale et montrent une performance démographique favorable aux états regroupés au sud de l’Inde :

contrairement au nord, les états du sud et de l'est se caractérisent par une fécondité globale relativement faible, une baisse de la fécondité conjugale, un premier mariage à un âge plus tardif, un rapport de masculinité moins élevé à la naissance et une mortalité infantile moins importante… (Dyson & Moore, 1983, p. 42).

Pour Dyson et Moore, ces différences régionales sociodémographiques s’expliquent principalement par la diversité des degrés d’autonomie des femmes, ces derniers étant notamment dérivés des différents systèmes de parenté. Dans ce contexte, l’autonomie est définie comme « the capacity to manipulate one’s personal environment,” ce qui a des implications sur “equal decision-making ability with regard to personal affairs » (1983, p. 45). Les différences dans les systèmes de parenté du Nord et du Sud avec de fortes implications sur l’autonomie de femmes consistent notamment dans les règles de mariage. Le Nord prescrit le mariage exogamique (les époux ne doivent pas être unis par des liens de parenté et souvent pas reliés non plus par le lieu de naissance et de résidence), tandis que le mariage endogamique est davantage prescrit dans le Sud (les époux sont reliés par des liens de parenté ou au moins se réfèrent l’un à l’autre par des termes de parenté). Les conséquences sur les femmes de ces règles de mariage sont évidentes: les femmes du Sud gardent ainsi des contacts plus étroits avec leur réseau natal, leur sexualité et leurs mouvements sont moins

contrôlés, elles subissent une pression moins importante en vue de resocialisation dans la famille du mari, les liens affectifs avec le mari sont moins menaçants…

Dyson et Moore font également une lecture plus globale de l’Asie du Sud et incluent de manière générale le Sri Lanka dans le modèle du Sud tandis que le Pakistan et le Bangladesh s’alignent sur le modèle du Nord. Ces auteurs assument que l’organisation de systèmes de parenté différenciés est en effet le résultat de deux grands modèles culturels en Asie du Sud, malgré la reconnaissance du besoin de considérer les variabilités internes à ces deux grands modèles. Dyson et Moore expliquent ainsi les différences de régimes démographiques en Asie du Sud par les différences culturelles qui organisent deux systèmes de parentés avec des implications fortes sur l’autonomie de femmes. Lorsqu’elle connecte les variables sociologiques de genre avec les performances démographiques par le biais de la culture, cette étude devient un point de repère important dans la réflexion sur les réalités démographiques et la condition féminine en Inde. Par exemple, comme résultat du travail de Dyson et Moore, la distance établie entre la jeune épouse et sa famille natale après le mariage est un élément particulièrement discuté en Inde, car il aurait une répercussion forte sur l’autonomie des femmes (Jeffery & Jeffery, 1997). On voit donc clairement que la condition féminine est incontestablement reliée à l’organisation de systèmes de parenté et alliance dans le sous- continent indien, et que ces systèmes s’organisent selon une variable régionaliste.

Si les travaux qualitatifs sur la reproduction en Inde, notamment ceux dont le nord-ouest du pays compose la région géographique ciblée, partent également souvent des avancées décrites dans le travail de Dyson et Moore12, certaines analyses statistiques confirment la thèse de ces auteurs. Par exemple, l’analyse statistique de données issues du Pendjab pakistanais, de l’Uttar Pradesh, au nord de l’Inde, et du Tamil Nadu, au Sud réalisée par Jejeebhoy et Sathar (2001) confirme la variation régionale dans l’autonomie féminine. Les différences régionales joueraient ainsi de manière plus importante sur l’autonomie de femmes comparativement à d’autres variables comme la religion et de la nationalité. Cela contredit par conséquent les résultats de certaines études dans lesquelles l’hypothèse de l’Islam serait soulevée comme explication pour les niveaux d’autonomie moins importante de femmes pakistanaises et issues d’autres contextes musulmans. D’après cette analyse, les facteurs culturellement traditionnels continuent à façonner l’autonomie des femmes dans les régions au nord du sous-continent et les effets de l’éducation et de l’activité économique, deux mesures consacrées de l’autonomie de femmes dans le champ démographique, paraissent faiblement affecter leur autonomie.

Toutefois, dans le contexte plus égalitaire du Tamil Nadou, l’éducation et l’activité économique sont à leur tour des déterminants puissants de l’autonomie. Ces résultats suggèrent alors que le contexte culturel - opérationnalisé comme différents systèmes de parenté autant par Dyson et Moore que par Jejeebhoy et Sathar - influence les facteurs associés à l'autonomie.

Suite à une analyse de donnée plus contemporaine, Rahman et Rao (2004) mettent à leur tour à l’épreuve la thèse de Dyson et Moore selon laquelle les différences régionales en Asie du Sud suivent les différents systèmes de parenté, particulièrement la forme de l’alliance du mariage. L’analyse statistique de grands échantillons populationnels dans des districts au nord et au sud de l’Inde n'appuie pas l'affirmation de Dyson et Moore selon laquelle la consanguinité et l'exogamie du village sont les principaux déterminants des différences dans les conditions féminines entre les régions. Rahman et Rao constatent davantage de similarités entre les régions analysées dans l’organisation du mariage. L’exogamie serait ainsi pratiquée tant au Nord qu’au Sud et les distances de la résidence post-mariage des femmes par rapport à leurs familles natales seraient essentiellement les mêmes dans les deux régions. Alors que Dyson et Moore (1983) identifient d’importants effets négatifs de l'exogamie du village pour l’autonomie des femmes, Rahman et Rao ont constaté peu d’effet sur la mobilité et une association même positive avec leur autorité accrue dans la prise de décisions. Une autre similarité importante constatée dans cette étude concerne le paiement de la dot : les femmes de l'Inde du Sud payent des dotes aussi élevées que celles de leurs homologues du Nord. Compte tenu de ces similarités documentées, les données récentes du Nord et du Sud de l’Inde ne soutiennent pas la thèse selon laquelle les différentes structures de parenté sont responsables des observations divergentes concernant les réalités des femmes. Au lieu de postuler une variabilité générale dans l’autonomie des femmes liée aux aspects culturels représentés par l’organisation de parenté, Rahman et Rao (2004) argumentent en faveur de différences dans les sphères de pouvoir des femmes du Nord et du Sud13. De surcroît, les

investissements publics et l’augmentation de revenu des femmes, des hommes et du ménage sont pour ces auteurs autant de facteurs contemporains jouant davantage sur l’autonomie féminine que les formes de l’organisation de parenté argumentée auparavant par Dyson et Moore (1983). Bref, selon la relecture de la thèse de Dyson et Moore réalisée par Rahman et

13 Cette différence dans la sphère de pouvoir est clairement illustrée dans la citation suivante :

“Accounting for cultural factors and for variables such as schooling, wealth, wages, and village facilities, we find that Muslim women seem to exercise more agency than Hindu women over decisions made within the household.” (Rahman et Rao, 2004, p. 261).

Rao (2004), les aspects économiques et structurels l’emporteraient sur les facteurs culturels en ce qui concerne l’autonomie de femmes.

Ces controverses sur les liens entre les variations régionales et les conditions des femmes sont démonstratives de la difficulté “d’isoler un facteur qui expliquerait définitivement la variation dans l’expérience des femmes » (Bates, 2013, p. 121). De surcroît, des données démographiques récentes révèlent le chamboulement de cette division Nord-Sud en ce qui concerne la préférence pour les fils et la sélection sexuelle (Srinivasan, 2012 in Bergeron- Dufour, 2015 ), élément qui a toujours contribué fortement à l’interprétation des différences régionales dans les conditions des femmes. Dans le cadre de la discussion sur la préférence au fils, nous verrons en effet le processus d’expansion au sud du sous-continent indien de cette norme historiquement beaucoup plus associée au nord. Ceci suggère l’existence de similarités importantes au moins en ce qui concerne certaines normes et valeurs de l’Asie du Sud. Malgré les différences documentées dans les systèmes de parenté du Nord et du Sud, en effet, de nombreuses études décrivent certains points communs caractérisant l’organisation socioculturelle du vaste territoire sud-asiatique. Dans le cadre de cette thèse, nous partons ainsi de points communs dans l’organisation sociale de femmes issues de contextes du Nord et du Sud de l’Asie du Sud se côtoyant à Parc-Extension et qui permettent de les regrouper pour des fins de recherche, similarités qui seront d’ailleurs remarquées par elles-mêmes notamment au fil de l’expérience migratoire (discussion du sixième chapitre). Toutefois, au fur et à mesure des rencontres au fil du terrain ethnographique, des différences régionales apparaîtront éventuellement comme pertinentes dans la compréhension de certaines expériences des interlocutrices rencontrées. Ainsi, travailler sur les similarités comme point de départ ne signifie pas l’exclusion de la prise en compte de différences existantes.

Ce portrait très général de la réalité des femmes sud-asiatiques émerge dès que l’on considère les points communs centraux dans l’ordre social du sous-continent indien. Malgré des exceptions majeures, ceux-ci décrivent d’abord la forte tendance patrilinéaire des pratiques sociales dans toute l’Asie du Sud (Bates, 2013). Ensuite, le respect toujours vérifiable de nos jours du principe de virilocalité (ou résidence patrilocale) selon lequel l’épouse doit vivre avec le mari et la famille de celui-ci. Ajoutons à cette organisation sociale les pratiques d’héritage et de successions excluant les femmes, les relations hiérarchiques dans lesquelles le patriarche et ses liens familiaux exercent l’autorité sur les membres de la famille (Jeejebhoy & Sathar, 2001). Face à cette organisation sociale générale à l’intérieur de laquelle évoluent les femmes, le choix de Jeffery et Jeffery (1997) nous paraît intéressant : prendre en compte

comme point commun simultanément les structures de subordination et le pouvoir disponible à toutes les femmes. Dans leur réflexion sur le changement démographique dans l’Inde rurale du nord, ces auteurs reconnaissent les avancées de la thèse de Dyson et Moore mais commencent par contester la valeur absolue de certains indicateurs démographiques de l’autonomie, comme la scolarité par exemple. Une étude démographique antérieure menée par Roger Jeffery et Akati Basu (1996) avait déjà démontré l’absence de lien absolu entre scolarité et autonomie. Si, dans certains endroits, les femmes plus scolarisées paraissaient posséder une plus grande liberté d’action, dans d’autres localités il n’existerait pas de différences significatives dans cette liberté parmi les femmes à des niveaux de scolarité différenciés. Jeffery et Jeffery (1997) décrivent par la suite un bon nombre d’études dans lesquelles le développement économique semble travailler au désavantage des femmes, dont la scolarité en serait un indicateur (voir par exemple Basu, 1988 et Das Gupta, 1987).

Au-delà de cette critique concentrée sur la valeur absolue de certains indicateurs démographiques d’autonomie décrits par Dyson et Moore (1983), Jeffery et Jeffery (1997) remettent en question l’utilisation de ce concept dans le cadre d’une approche qui manipule de grands échantillons populationnels, puisque les variables différenciatrices de ces grandes unités peuvent ne pas jouer sur les vies individuelles. La question se déplace alors vers les manières selon lesquelles les femmes utilisent ce qui est disponible pour elles, comme la configuration de liens sociaux post-mariage ou le niveau de scolarité atteint. Par conséquent, le concept d’agentivité paraît permettre à Jeffery et Jeffery (1997) d’explorer le pouvoir disponible à toutes les femmes, autonome ou non. Les femmes résistent et s’engagent dans des « négociations patriarcales »: « they may resist and find strategies which can mitigate the effects of systems that oppress them, even if they seem quite powerless and lacking in autonomy according to accepted indicators14 » (Jeffery & Jeffery, 1997, p. 122). Cette approche

paraît permettre de considérer les trajectoires des femmes comme point de départ afin de retrouver les variables – ou les vecteurs, selon la terminologie utilisée dans le cadre analytique de la politique de la reproduction antérieurement discutée – jouant sur leurs expériences. Les points communs en Asie du Sud tout comme les différences régionales argumentées par

14 Jeffery et Jeffery s’inspirent du travail de la chercheuse Deniz Kandiyoti qui a utilisée pour la première

fois le terme anglophone « patriarchal bargain » en 1988. Ce travail décrit la manière dont les femmes utilisent des stratégies et des mécanismes d'adaptation vis-à-vis des normes patriarcales et analyse les conditions qui ont conduit à la rupture et à la transformation des marchés patriarcaux et à leurs implications pour la conscience et les luttes des femmes.

certaines théories pourront dans ce cadre devenir des points de repère pertinents pour comprendre à la fois certains des points d’intersection des parcours, et, en même temps, certaines de leurs particularités.

2.2.2 Contexte social de la reproduction en Asie du Sud

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