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Conclusion et ouverture

CHAPITRE 3 – APPROCHE MÉTHODOLOGIQUE ET MISE EN CONTEXTE ETHNOGRAPHIQUE

3.1 Approche méthodologique 1 Objectifs, question et méthode de recherche

3.1.1.1 Rencontre ethnographique

Comme cette recherche s’intéresse premièrement aux parcours de vie de femmes sud- asiatiques, la rencontre de femmes souhaitant raconter leurs vies et leurs expériences personnelles était fondamentale au succès de notre étude. Si j’ai pu compter sur les associations œuvrant dans le quartier de Parc-Extension, le chemin de la recherche n’a pas été sans embûches. J’avais reçu quelques mois auparavant un refus important d’une association à laquelle j’avais consacré tout un été d’activités bénévoles. On m’a refusé la recherche basée sur les arguments de l’extériorité à plusieurs niveaux : j’étais une femme blanche, j’étais une femme fort scolarisée étudiante de doctorat, je n’avais jamais eu d’enfant… Ce refus m’a rendue fort incertaine sur la possibilité de concrétiser ma recherche et a ébranlé ma confiance en moi. Les arguments justificatifs du refus m’ont cependant permis de repenser mon approche personnelle et ethnographique, notamment concernant l’attention particulière à apporter aux sujets intimes et aux récits de vie, mise en garde fondamentale à toute recherche. J’ai été ainsi poussée, avant même de démarrer la recherche, à exercer les qualités d’empathie essentielles à toute recherche ethnographique éthiquement guidée.

Si la question d’extériorité de la communauté me paraissait questionnable d’un point de vue anthropologique, je me posais simultanément la question de savoir comment être acceptée dans l’interaction avec des femmes dont l’origine et l’univers culturel étaient différents du mien. J’ai également pris très au sérieux les critiques sur l’intimité des questions, comprenant le désir de protéger les femmes. J’ai donc repensé ma démarche et révisé mes questions. J’ai ainsi renforcé mon intention initiale de ne pas poser des questions directement, de laisser couler le récit. J’ai également décidé d’aller directement au quartier et de tester la réception de la recherche par les femmes de la communauté. Après tout, elles pouvaient être intéressées à donner elles-mêmes leurs propres versions d’une période du cycle de vie où elles sont les principales protagonistes. Cependant, étant complètement extérieure à la communauté sud- asiatique montréalaise, il m’était difficile de contacter ses membres directement. C’est donc grâce à la forte vie associative caractéristique de Parc-Extension que j’ai pu réussir ma mise en contact direct avec ces femmes tout en conférant une légitimité essentielle à la mise en place de la recherche.

Au départ, avec le consentement de certains organismes du quartier, je comptais moi-même choisir les femmes à aborder dans les activités auxquelles je participais comme bénévole et j’ai donc démarré en réalisant quelques entrevues avec des femmes de toutes origines confondues. Cette approche m’a permis de mieux m’approprier mes techniques de recherche, de mieux situer l’univers du quartier Parc-Extension et de me sentir à l’aise dans mon incursion dans l’univers de la maternité immigrante. Ce fut avec beaucoup d’hésitation que j’ai abordé la première femme qui semblait d’origine sud-asiatique. Debout dans une file d’attente, elle tenait une poussette où se reposait un bébé. Dans ces premiers moments de la recherche empirique, je croyais fortement pouvoir me dévouer à l’apprentissage d’une langue sud-asiatique afin d’approfondir ma culture générale du sous-continent et de réaliser quelques interventions dans cette langue. J’ai donc abordé cette première femme dans deux perspectives : savoir s’il était possible qu’elle m’apprenne sa langue maternelle et connaitre son intérêt à participer à la recherche. Surprise par mon approche, Tamarine25, indienne, a néanmoins trouvé intéressante l’idée de me donner des leçons de tamoul, mais il fallait d’abord discuter avec son mari avant d’entamer nos cours. Elle a donc noté mes coordonnées et m’a recontacté quelques jours plus tard pour me donner son accord.

Bien que j’aie eu avec cette femme de riches échanges, elle ne correspondant aux critères d’inclusion balisant la population à l’étude26, car elle avait été enceinte et avait accouché en Inde (et non à Montréal). Elle était récemment arrivée à Montréal comme étudiante internationale. Elle m’a tout de même accordé une entrevue sur son expérience périnatale en Inde et a décrit avec bonne volonté les savoirs et les pratiques familiales issues de son milieu d’origine sur cette étape de la vie féminine. Si ce matériel a été très riche du point de vue ethnographique, le même succès ne s’est pas vérifié dans mon apprentissage du tamoul, une langue parmi d’autres langues sud-asiatiques parlées dans le quartier, comme nous le verrons plus avant dans ce chapitre. Je suivais des cours de tamoul deux jours par semaine dans l’intention de pouvoir au moins partiellement rejoindre une certaine population linguistique du quartier, mais me décourageais à chaque cours malgré les efforts sincères de mon enseignante qui préparait soigneusement les séances et me passait même des devoirs. J’étais tout simplement incapable de prononcer les sons fondamentaux de la langue. Moi, Brésilienne

25 Il s’agit d’un pseudonyme afin de préserver la confidentialité.

26 Comme nous allons l’expliquer plus tard, les critères centraux de participation à la recherche ont été

défini comme les suivants : origine sud-asiatique, récemment immigrée (moins de 10 ans), enceinte ou mère de jeunes enfants, grossesse et accouchement s’étant déroulés à Montréal et habitant le quartier

lusophone qui avait déjà appris avec des degrés variés de succès le français, l’anglais, l’allemand et l’espagnol, je n’avais jamais songé à la complexité de la langue tamoule avec ses particularités dans les constructions lexicales, grammaticales et phonétiques. Au bout de plusieurs séances, j’étais à peine capable de prononcer autre chose que les formules de politesse, même si j’arrivais parfois à plus ou moins identifier quelques mots prononcés dans les rues du quartier. Plus globalement, la question de la langue est apparu comme une barrière majeure de cette recherche, et sera abordée plus en profondeur lors de la description des techniques de recherche dans la partie concernant les entrevues. Par contre, cette expérience avec le tamoul m’a permis d’envisager les difficultés rencontrées par les personnes originaires de cette communauté dans l’apprentissage du français. En outre, grâce à l’accueil sincère et aux échanges fructueux avec cette première femme rencontrée, j’ai pris confiance et commencé à croire à l’acceptation de ma recherche par la communauté.

Je n’ai malheureusement pas pu compter sur ce premier lien pour la mise en place de la méthode boule de neige. Nouvellement arrivée, elle ne connaissait personne dans la communauté, à part sa voisine. Je lui ai donc demandé de me présenter cette connaissance, car Tamarine m’avait informée de son accouchement récent. Plusieurs semaines d’attente se sont passées sans que Tamarine ait parlé de ma recherche à sa voisine. La réserve à contacter les connaissances, amies et voisines de la part des femmes interviewées a en effet été un élément important de ma démarche de recherche. Au fur et à mesure du déroulement du terrain, j’ai progressivement compris la difficulté vécue pour les femmes rencontrées de demander directement de l’aide ou du soutien à l’extérieur du cercle familial.

Cependant, la démarche de contacter directement les femmes à l’occasion de leurs rencontres dans un centre communautaire27 soutenant cette recherche et dans lequel j’ai tenu un rôle de bénévole pendant plusieurs mois a été très fructueuse, d’autant plus lorsque je me suis fait aider par une intervenante locale appréciée de plusieurs femmes. J’ai eu le plaisir de nouer une relation d’amitié avec elle. La quasi-totalité des femmes abordées dans ce contexte a donné leur accord pour participer à la recherche. Après ce premier contact, réussir à obtenir un rendez-vous s’est montré un tout autre défi. La plupart des femmes se montraient invariablement très occupées et n’avaient pas vraiment le temps de me recevoir. Sans dire non directement, elles évoquaient des rendez-vous de santé, maladie des enfants, etc. De multiples obstacles de leurs vies quotidiennes paraissaient s’interposer entre nous. J’ai vite compris que

27 Ce centre communautaire visait à desservir la population féminine du quartier via la mise en place de

plusieurs services et d’activités de sociabilités. Pour des fins de confidentialité, nous ne détaillerons pas davantage les caractéristiques de ce service.

l’accord volontaire de participation à la recherche exprimée par les femmes rencontrées ne cadrait pas toujours avec leur réalité quotidienne. J’ai aussi compris que le premier appel était déterminant et qu’il me fallait arrêter d’insister lorsque le premier contact ne se transformait pas rapidement en entrevue. J’ai ainsi procédé de cette manière au fur et à mesure que je me faisais parallèlement connaître par certaines femmes influentes de la communauté et immigrées de longue date (généralement plus de 12 ans). Celles-ci m’ont alors présentée aux membres féminins de leurs familles et à leurs amies. Ces rencontres ont été très fructueuses et j’ai eu la possibilité de nouer des liens satisfaisants avec les femmes connues par ces entremises.

La plupart des interlocutrices se sont montrées volontaires et satisfaites de raconter leurs parcours, leurs expériences, leurs difficultés, leurs facilités. Plus d’une fois, lorsque des personnes répondaient à leur place à des questions qui leur avaient été initialement adressées, les femmes ont repris fermement la parole afin de formuler leurs propres réponses. Bien sûr, certaines entrevues demeuraient très superficielles en raison de la méfiance des répondantes, mais j’ai eu l’opportunité de compter sur un groupe de femmes disposées à raconter leurs histoires. Le fait de ne pas être une femme sud-asiatique de Parc-Extension n’a donc pas constitué un obstacle et je pense même que cela s’est avéré très favorable pour la production de récits. En effet, le fait d’être aussi une femme, mais à l’extérieur de la communauté, leur a possiblement permis à se livrer sans crainte du lourd poids du jugement qui peut exister à l’intérieur de certaines communautés sud-asiatiques. Les interactions et observations menées au fil du terrain ethnographique m’ont en effet démontré l’existence d’un certain contrôle social opéré par certains membres de la communauté afin de garder les traits culturels reconnus et identificateurs du sous-continent asiatique. Comportements, pratiques et modes de vie étaient surveillés par certains membres de la communauté et les Sud-Asiatiques identifiés comme incorporant trop les traits de la culture « occidentale » étaient objet de forts jugements moraux détectés dans les commentaires quotidiens. Ma situation m’a donc aidé par rapport à cela. De surcroît, le fait d’être moi aussi une femme immigrante leur a, je pense, permis de livrer ouvertement leurs points de vue et leurs critiques du contexte socioculturel perçu comme majoritaire. Ces femmes me voyaient quelque part comme appartenant aux groupes minoritaires comme elles, nous étions les immigrants venus des pays du Sud, en face des Québécois et des Occidentaux. Nos positions périphériques nous réunissaient dans un lien de confiance et confidences à propos de nos perceptions et expériences d’échanges avec le groupe majoritaire.

Les confrontations avec les appartenances identitaires multiples qui se jouaient au sein de mon terrain ethnographique ont mis en place chez moi non seulement des comparaisons éclairantes, mais aussi des prises de conscience et des « révisions » de positions identitaires. Il s’avère que leur perception de moi a révélé certaines nuances de mon propre univers de référents sociaux et culturels, de mes propres normes et valeurs. Je m’identifiais en effet à ce moment-là aux femmes québécoises et plus largement occidentales, mais les femmes sud- asiatiques, au fil de nos échanges, m’ont fait prendre conscience de mes différences. Ma manière de me comporter un peu moins affirmative, ma manière moins directive de mener les situations et d’aborder certains sujets me plaçaient dans une position discursive différente de la position reconnue par certaines femmes sud-asiatiques comme étant celle des femmes occidentales. Autant de sujets similaires, malgré nos différences évidentes, m’ont poussé à prendre conscience du contexte patriarcal brésilien et sud-américain dans lequel s’inscrit ma biographie personnelle d’une manière nouvelle et plus concrète. Dans ma confrontation avec les récits biographiques et les points de vue personnels des femmes sud-asiatiques, j’ai reconnu plusieurs moments décisifs de ma vie personnelle et pris conscience du poids des normes et valeurs de mon univers d’origine sur mes choix de vie et sur ma subjectivité. J’avais la nette impression que ces rencontres m’aidaient à construire une version moins idéalisée de moi-même et de mon parcours.

Par ailleurs, l’isolement social auquel nous nous heurtions toutes plus ou moins en fonction de notre parcours de migrantes a également favorisé notre rapprochement. J’étais en effet bien en mesure de comprendre que, malgré les rencontres parfois quotidiennes avec d’autres personnes (par exemple la participation à des activités dans les centres communautaires pour elles, ou dans le milieu professionnel pour moi) que l’isolement social s’inscrit surtout dans l’ordre de l’expérience qualitative des échanges effectués. Ainsi comme plusieurs femmes sud- asiatiques rencontrées, je souffrais moi aussi d’un isolement social « subjectif ». Cet état de fait m’a surement aidé à jouer le jeu compliqué de l’ouverture à l’autre préconisé par l’orientation post-moderne en ethnographie. Cependant, malgré l’intimité parfois nouée avec certaines de mes interlocutrices, la distance qui est toujours demeurée entre elles et moi m’a conduit à penser qu’aucune vraie amitié ne s’est formée, en tout cas pas dans ma conception. Comme Marjorie Shostak l’affirmait à propos de son lien à Nisa (Shostak, 1981), je ne suis devenue la meilleure amie d’aucune de ces femmes, et elles ne le sont pas devenues pour moi non plus. D’un point de vue personnel, j’ai également eu vraiment de la difficulté à gérer les exigences plus ou moins directement formulées quasiment à chaque rencontre. En effet,

plusieurs femmes, même si elles ne prenaient que très rarement elles-mêmes l’initiative de la rencontre, ne se sentaient pourtant pas gênées pour insinuer que j’avais « disparu depuis longtemps » ou autre formule du genre.

D’autre part, j’avais dû mal à gérer ce que je trouvais un manque de prise de positionnement, leurs difficultés à s’affirmer. Je me suis aussi sentie débordée face aux plaintes continuelles ainsi que face à leur sentiment d’impuissance et à ma propre impuissance devant les situations rencontrées. Avec certaines femmes avec qui le lien a été plus fort et quasi quotidien, j’avais également du mal à gérer la place qui m’a été accordée pour régler certains problèmes d’ordre administratif ou encore pour intervenir auprès des maris. À plusieurs reprises, les demandes plus ou moins subtiles de certaines femmes pour intervenir en leur faveur et à leur place ont déclenché chez moi un sentiment inconfortable à l’égard de mon positionnement sur le terrain. Mon rôle d’ethnographe invariablement pris dans des relations intimes me confrontait à mes possibilités d’agir et m’interrogeait sur la pertinence à le faire ou non. Cependant, cette manière indirecte d’opérer s’est révélée pour moi un aspect important de la manière dont les femmes rencontrées se positionnaient au monde. La prise de conscience de cette manière subtile et souterraine d’agir dont ces femmes font preuve a par exemple en partie influencé mon interprétation des stratégies que je vais aborder dans le dernier chapitre de cette thèse.

Pour certaines femmes, le choix de s’engager dans la recherche est d’ailleurs apparu faire partie de stratégies pour communiquer leur situation et peut-être la faire changer. Une de mes premières entrevues semble en effet s’être construite autour de cette démarche. L’interviewée, une femme parrainée par son mari pour venir au Canada, a profité de l’entrevue en présence de la sœur de son mari qui aidait avec la traduction de certaines expressions pour communiquer clairement son mal-être et les parties des arrangements familiaux qui ne la satisfaisaient pas. À la fin, elle a dit ouvertement souhaiter que ma recherche identifie des points communs des difficultés entre les femmes de sa communauté afin de les aider.

De même, à plusieurs reprises, le fait de concéder une entrevue ou de donner son accord pour être un de mes sujets d’étude de cas m’a paru être réapproprié par elles comme un acte revendicatif, une manière de non seulement rompre avec l’isolement, mais de faire exister leur parcours de vie. Cette manière de s’approprier la recherche était loin d’une vision romancée de la rencontre ethnographique nouée sur des liens d’amitié entre des personnes qui se livrent l’une à l’autre. Les motivations de participation à la recherche paraissaient parfois intelligemment calculées à plusieurs égards et fonctions des situations spécifiques vécues par chaque femme.

Il n’en demeure pas moins que j’ai été accueillie par ces femmes avec une immense générosité et une volonté de partage. Ainsi ai-je pu recueillir des histoires et des expériences intimes et profondes en contexte d’observation participante, lors des entrevues et des études de cas.

3.1.2 Description des techniques de recherche

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