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Cette conception technique et juridique de la régulation repose sur le postulat d’une complexi- fication des rapports de pouvoirs, sous l’effet notamment de la mondialisation, caractérisée par la montée en puissance au sein des espaces transnationaux, d’organismes publics et privés dont les compétences normatives (édiction, promulgation des normes) entrent en concurrence avec celles jusqu’alors presque exclusivement dévolues aux Etats-Nations (Duchastel, 2004 ; Cusso & Gobin, 2008 ; Gobin & Déroubaix, 2010).

« Il existe désormais une zone transfrontalière au sein de laquelle se déroulent des

négociations et se prennent des décisions portant sur des sujets, des questions ou des problèmes qui ne peuvent plus être pris en charge uniquement par les États nations. Les gouvernements ne peuvent tout simplement plus gérer les conséquences de l’interdépendance du monde. Le champ d’action où doivent s’appliquer des politiques s’élargit, devient perméable. La différence entre questions domestiques et internatio- nales devient de plus en plus difficile à discerner » (Duchastel, 2004, p.12).

Cette montée en puissance de la mise en « agenda international » des questions et décisions politiques auparavant régulées à un niveau national, a été particulièrement visible avec la création de l’Union Européenne, dans laquelle le droit communautaire est placé au sommet de la pyramide de l’ordre juridique des États membres (Gobin & Déroubaix, 2010). De fait, en 2003 déjà, 60 % des décisions législatives nationales étaient en grande partie du droit com- munautaire dérivé (Cassen, 2003 cité par Gobin, 2004, p.86). Une part de plus en plus impor- tante des prérogatives et compétences des Etats s’avère aujourd’hui partagée au sein d’un « système politique hybride » (Ibid., p.86), formé par les institutions de l’UE, les institutions européennes et internationales non-communautaires et les institutions politiques et adminis- tratives nationales, de façon de plus en plus imbriquée. Depuis l’adoption du traité sur la Sta- bilité, la Coordination et la Gouvernance (TSCG), entré en vigueur en 2013, ce processus d’inter-influence entre les Etats membres et l’UE, dans la fabrication des normes, s’est trouvé parachevé en rendant supplétives, subsidiaires, les constitutions nationales et ce uniquement dans la mesure où elles n’entrent pas en conflit avec la constitution européenne. De fait, de- puis l’adoption du traité de Lisbonne en 2007, les affaires européennes sont devenues des

32 À l’aune justement des externalités positives et du progrès technique essentiellement. Ces avantages compara-

questions de politiques internes et la définition des compétences exclusives des Etats membres devient de plus en plus complexe.

L’Union Européenne apparaît donc, en raison notamment de l’influence qu’elle exerce sur les contextes législatifs des Etats membres, comme un « agent de la diffusion du modèle de la

gouvernance » (Gobin, 2004, p.91) et du néolibéralisme en Europe. Elle est en cela un des

principaux acteurs, aux côtés des grandes organisations financières internationales, « du re-

modelage des conceptions de ce que doit être une société et le rôle du pouvoir politique au sein de celle-ci » (Ibid, p.91). La construction européenne, outre le fait d’avoir placé la créa-

tion d’un marché commun au fondement de sa raison d’être, repose sur une conception de l’économie de marché ouverte « où la concurrence est libre et non-faussée »33, actualisant l’axiologie de la « main invisible »34 et de la concurrence pure et parfaite comme condition d’efficacité tant de l’allocation des ressources que de la régulation des intérêts particuliers. Cela dit, à la différence du libéralisme, le néolibéralisme stipule que l’Etat doit être un ins- trument de dérégulation, pour garantir l’efficience des marchés. L’imposition progressive en Europe, après 1989, de cette vision néoclassique de l’économie et néolibérale des rapports sociaux a eu pour conséquence d’entraîner une transformation du rôle de l’État. Elle a aussi contribué à l’altération progressive de l’expression des droits politiques et sociaux, tels que l’État providence avait contribué à les consacrer, afin de les mettre en conformité avec la doxa néolibérale35 (Gobin, 2004 ; Duchastel, 2004 ; Desrosières 2014).

La complexification des relations de pouvoir, leur interdépendance36 et les impératifs de régu- lation du marché européen seraient à l’origine de la mise en place d’un nouveau modèle de régulation, dans lequel l’État, dont la souveraineté et l’autorité se font de plus en plus limitées, apparaît comme un partenaire parmi d’autres. Ce modèle est à présent couramment désigné sous le vocable de gouvernance :

« dans le contexte contemporain, on utilise souvent le terme de gouvernance pour

rendre compte des dispositifs servant à définir ces règles, normes et procédures né- cessaires au fonctionnement des divers systèmes organisationnels. La gouvernance

33 Constitution pour l’Europe (2003), titre 1 « Définition et objectifs de l’Union », article 3 « les objectifs de

l’Union » p.6.

34 Cette expression, forgée par Adam Smith dans son ouvrage initialement paru en 1776 intitulé « Recherches sur

la nature et les causes de la richesse des nations », désigne le mécanisme par lequel la recherche par chacun de la satisfaction de son intérêt personnel concourt à l'intérêt général.

35 Le projet de suppression de la « sécurité sociale » de la constitution française pour le remplacer par le terme de

« protection sociale », engagé récemment par le gouvernement français est à ce titre particulièrement révélateur de cette influence. Remplacer la sécurité par la protection permettrait d’ouvrir ce système mutualiste et redistri- butif hérité de l’État providence à la concurrence.

répondrait au besoin de régulation qui se manifeste à divers niveaux dans la nouvelle économie politique des sociétés contemporaines » (Duchastel, 2004, p.6).

J. Duchastel identifie trois traditions dans l’usage académique de la notion de gouvernance. La première provient de la micro-économie (Williamson, 1975) et la gouvernance y est utili- sée pour décrire les rapports, en terme de coûts de transaction, entre internalisation et externa- lisation de la sous-traitance dans les entreprises. Elle a ensuite pris le sens de « bonnes » pra- tiques administratives au sein de l’entreprise : transparence, imputabilité et participation des actionnaires aux prises de décision. La deuxième tradition est ancrée dans la sociologie ur- baine (Gremion, 1979) où la gouvernance remplace le concept de gouvernement local pour désigner les actions stratégiques de divers acteurs (politiques, économiques et sociaux) entre- prises dans le contexte de la démocratie locale et des négociations autour des enjeux urbains37. Enfin, c’est son utilisation dans le domaine des sciences politiques (Rosenau, 1997) qui con- fère à la gouvernance son sens le plus répandu, dans le contexte de la mondialisation et de l’affaiblissement des États nations. Elle désigne alors « les nouvelles modalités de la gouverne

politique dans un contexte de décentration dans l’exercice du pouvoir » (Duchastel, 2004,

p.6).

Ces trois traditions nourrissent les conceptualisations et les pratiques de la gouvernance en tant que technique d’administration. Cependant, sa circulation croissante et sa substitution au principe de gouvernement en élargissent considérablement le périmètre.

Ainsi, dans l’ordre du gouvernement, la gouvernance est un mode de gouverne qui correspond au rôle régulateur minimal accordé à l’État par la doctrine néolibérale. Ce rôle se réduit à dé- finir des règles techniques et juridiques assurant le libre déploiement de la logique du marché. La gouvernance consiste dès lors à garantir le bon fonctionnement des organisations en énon- çant des règles plus ou moins contraignantes, sous forme de normes, de chartes, de procédures, de règlement, supposées répondre aux principes de la bonne administration. Celle-ci se rap- porte tacitement à une gestion entrepreneuriale idéale : la transparence, l’imputabilité, la res- ponsabilité. Résolument technocratique, elle n’intègre pas les finalités politiques qui font réfé- rence à un univers hors-système. L’usage de plus en plus courant de ce terme pour désigner l’action d’organismes étatiques tend en conséquence à substituer à l’idée de gouvernement celle de gouvernance, « provoquant ainsi une « neutralisation » du premier terme, un évidage

de son contenu proprement politique » (Duchastel, 2004, p.7). Mais cette neutralité est dog-

matique puisqu’elle participe d’une vision technocratique et experte de la régulation des acti- vités sociales (Cusso & Gobin, 2008). Dominé par le registre de l’expertise gestionnaire, le débat, le dissensus, les conflits politiques seraient rendus caducs, par la production et l’application de normes, techniques, à même de parvenir à une situation d’équilibre,

37 C’est cette tradition que l’on retrouve illustrée dans le titre III de la LOI n° 2014-173 du 21 février 2014 de

programmation pour la ville et la cohésion urbaine : Titre III, des Instruments et de la gouvernance de la poli- tique de la ville.

d’efficacité. L’administration et la gestion primeraient ainsi sur l’ordre du débat et du conflit et il s’agirait dès lors de « faire primer l’administration des choses contre le gouvernement

des hommes » (Gobin, 2004, p. 89). Le caractère technocratique et juridique de la gouver-

nance la rend réplicable à tous les niveaux du système dont les composantes, interdépendantes, seraient toutes orientées vers l’exécution d’objectifs communs.

3.4.LES CHANGEMENTS DE LA GOUVERNEMENTALITE DE LA SOCIETE ET DE LA CONCEPTION

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