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Les oppositions dans le champ universitaire des recherches qui mobilisent le concept de parti- cipation rendent apparentes d’autres tensions, qui ne sont pas nouvelles, sur la place du cher- cheur dans la société et, de façon plus générale, les positions d’expertise et d’engagement public.

« La place prise par les travaux de sciences sociales dans la mise en forme symbo-

lique des pratiques comme dans la production de critères d’évaluation des procédures est indéniable [...] comme si derrière chaque dispositif se cachait un sociologue »

(Blondiaux & Fourniau, 2011, p.18).

Qu’ils soient théoriciens des procédures participatives (jurys de citoyens, sondages délibéra- tifs, « community planning », etc.), qu’ils soient chargés d’évaluer les procédures ou de pro- duire des rapports pour éclairer la transformation des politiques publiques sectorielles (ex : le rapport « Pour une réforme radicale de la politique de la Ville », Bacqué et Mechmache, 2013), qu’ils cherchent à « démocratiser la mesure » en promouvant la participation des ci- toyens à la construction d’instruments de mesure statistiques61, la place qu’occupent les cher-

cheurs dans le champ de la participation actualise les controverses en matière d’expertise et de proximité entre science et pouvoir, au point que certains dénoncent les travers des chercheurs susceptibles de devenir « experts en acceptabilité »62 (Blondiaux & Fourniau, 2011, p.17). Au-delà de l’engagement politique des chercheurs et de l’introuvable neutralité axiologique (Blondiaux et al., 2016), une des explications à ce phénomène tiendrait à la proximité entre le modèle délibératif qui domine encore la recherche, l’épistémée (Foucault, 1990) des disposi- tifs et le fonctionnement du monde universitaire. Ce dernier s’avérerait en effet une des trans- positions les plus fidèles du modèle de l’espace public Kantien (Dardot & Laval, 2014), repo- sant à la fois sur l’échange rationnel d’arguments et une posture universaliste, parfois positi- viste, de l’accumulation des savoirs scientifiques. De fait,

« un dispositif comme le jury ou la conférence de citoyens, directement issu de la re- cherche en sciences sociales et ardemment défendu par certains chercheurs, reproduit ainsi un idéal de discussion politique fortement influencé par un idéal de discussion scientifique » (Blondiaux & Fourniau, 2011, p.18).

61 Ce thème est le sujet central du numéro 18 (2017/2) de la revue Participations, paru en 2017, intitulé « Démo-

cratiser la mesure : les indicateurs participatifs ».

62 Les auteurs empruntent cette expression au mouvement Pièces et Main-d’œuvre qui l’avait employé à

l’occasion d’un débat lancé par la CNDP en 2009 sur les nanotechnologies, pour évoquer le positionnement de certains chercheurs.

À l’autre pôle, les approches collaboratives de la gouvernance urbaine contribuent à la prise en considération croissante de ce que l’on nomme régulièrement l’« expertise d’usage », les « savoirs diffus », ou « profanes » ou encore « savoirs expérientiels » (Lochard, 2007 ; Nez, 2011 ; Talpin, 2013), définis principalement en opposition à l’expertise technique et scienti- fique (Breux 2006 ; Bherer, 2011, Deboulet et al., 2013). Avec la possibilité concédée aux citoyens de participer à l’élaboration des décisions publiques, notamment en matière d’aménagement urbain, on reconnaît d’une certaine façon la contribution du banal et de l’ordinaire à un univers dirigeant traditionnellement dominé par la spécialisation et l’expertise (Breux, 2006). Cela dit, la nature et la spécificité de ces savoirs expérientiels ou profanes, quoique de plus en plus souvent évoqués, reste peu définie, notamment s’agissant de la dis- tinction entre ce qui relève de savoirs ou de valeurs (Bacqué & Gauthier, 2011).

L’articulation de ces différentes formes d’expertise rend apparente la coexistence entre deux types de reconnaissance sociale (Honneth, 2004) qui interroge directement la répartition du pouvoir social (Beauvois, 2005). La première est celle d’une expertise arrimée à un processus de professionnalisation. Elle préside à l’acquisition de compétences spécifiques nécessaires à la compréhension d’un domaine structuré en tant qu’activité sociale et dont l’exercice donne notamment lieu à rémunération. La seconde, de nature plus diffuse mais plus politique, tient à la reconnaissance du droit pour les usagers et destinataires des actions à intervenir dans les décisions les affectant directement. C’est celle des usagers, des habitants et elle ne donne que rarement lieu à rémunération. Or, la portée croissante des dispositifs de participation octroyée, voire sollicitée, couplée aux injonctions de responsabilité dont elle est parfois porteuse, recèle des conflits entre ces deux types de reconnaissance et la question de la rétribution symbolique et matérielle des expertises (Dardot & Laval, 2014). La question est d’autant plus cruciale que l’expansion de l’injonction participative s’accompagne d’un processus de professionnalisation croissante de la participation publique (Mazeaud, 2012 ; Bherer et al., 2017).

La récente mise en place des conseils citoyens dans le cadre de la refonte de la politique de la ville fournit la possibilité de mettre en perspective ces approches plurielles de la participation par l’empirisme. Appelés à prendre part à l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation du contrat de ville, les conseils citoyens apparaissent comme des dispositifs modelés en partie par « l’agir communicationnel » et articulés à la gouvernance urbaine à l’échelle du quartier.

C

HAPITRE

6.

L

E CAS D

UN DISPOSITIF PARTICIPATIF DANS LE CADRE DE LA

P

O-

LITIQUE DE LA VILLE

:

LES CONSEILS CITOYENS

La transformation des pratiques de gouvernance territoriale et la portée croissante des dis- cours promouvant la participation des citoyens, notamment chez une partie des professionnels de l’action territoriale (Kirszbaum, 2017) et son institutionnalisation intersectorielle progres- sive (Michaux, 2018) a conduit le législateur à prendre en compte la question de la participa- tion des citoyens à l’occasion de la refonte de la Politique de la ville en 2013. Le ministre de la ville, François Lamy a sollicité la sociologue Marie-Hélène Bacqué et le leader du collectif

AC Le FEU, Mohamed Mechmache pour la production d’un rapport sur la participation des habitants des quartiers populaires63. Selon R. Epstein (2012, 2016) cette réforme opère une synthèse entre les idéaux-types qui ont caractérisé les orientations successives de la politique de la ville64 :

« La perspective jacobine de normalisation urbaine et sociale, appuyée sur un nou-

veau programme de rénovation urbaine de moindre ampleur, est réaffirmée. Elle s’accompagne, cependant, d’une évolution sensible des discours publics sur les quar- tiers populaires et leurs habitants, qui ne sont plus présentés comme la cause des pro- blèmes mais comme des acteurs de leur résolution et de la mise en place de (timides) dispositifs participatifs de « co-construction » inspirés par le rapport Bacqué et Mechmache […]Sur le plan des intentions affichées, l’inflexion vers une approche plus communautarienne est donc notable, tout comme l’est la réaffirmation des ambi- tions réformatrices de la politique de la ville qui se manifeste par le retour de contrats de ville, en tous points semblables à ceux signés en 1999. Il manquait juste, pour que la synthèse soit parfaite, une touche d’inspiration néoconservatrice. Le gouvernement de Manuel Valls s’en est chargé en mars 2015, à l’occasion du comité interministériel « Égalité et Citoyenneté : la République en actes » organisé en réponse aux tueries et aux manifestations de janvier, qui assimile implicitement le terrorisme islamiste et les déficits de citoyenneté aux quartiers populaires » (Epstein, 2016, p.4)

De fait, la plupart des propositions du rapport « Bacqué et Mechmache » n’ayant pas été sui- vies de traductions législatives et réglementaires effectives (Kirszbaum, 2017), la seule nou- veauté introduite par la loi de programmation pour la ville et la cohésion urbaine du 21 février 2014 (dite « loi Lamy ») consiste en la création, dans chacun des 1514 quartiers inscrits dans la géographie dite « prioritaire », de « conseils citoyens ». Inspirés des « forums hybrides » (Blondiaux & Sintomer, 2002, p.20), ils sont composés d’habitants, tirés au sort et volontaires, d’associations et d’autres acteurs économiques locaux, ayant en commun un territoire d’appartenance. Le principe de gouvernance posé par la loi Lamy est celui de la « co- construction » avec les habitants, les associations et les acteurs économiques, en s’appuyant notamment sur les conseils citoyens, selon des modalités qui sont ensuite définies par les con- trats de ville, et sur la « co-formation ». Associés à « l’élaboration, la mise en œuvre et l’évaluation du contrat de ville », les conseils citoyens font dès lors partie intégrante du dispo- sitif de gouvernance locale relatif à la politique de la ville, sans pour autant qu’un principe de

63 Pour une réforme radicale de la politique de la ville (Bacqué & Mechmache, 2013)

64 L’auteur distingue quatre idéaux-types : une approche communautarienne qui tendrait à reconnaître et mobili-

ser les quartiers populaires ; une approche jacobine qui viserait à les intégrer au droit commun (en faire des « quartiers comme les autres ») ; une approche réformatrice axée sur la notion de citoyenneté urbaine et une approche néo-conservatrice, résolument sécuritaire, que l’on retrouve dans la formule des « territoires perdus de la république » (Brenner, 2002)

« co-décision » ne soit posé. La nature participative est de fait largement atténuée et demeure labile car elle laisse une grande marge d’interprétation aux pouvoirs publics locaux dans la mise en œuvre de cette « co-construction ». Le principe de « co-formation » confère quant à lui aux conseils citoyens une mission plus ou moins tacite, celle de se former, de s’instruire au contrat de ville et à la politique de la ville.

Il tendrait dès lors à devenir un outil de communication publique à dimension relationnelle (Cardy, 2013), fondé sur le modèle de la communication dit « politique » (Dacheux & Du- racka, 2017). Si la connaissance et l’information sont une condition préalable au pouvoir d’agir, la frontière entre dispositif de participation et dispositif de communication publique n’en demeure pas moins poreuse. La profusion de syntagmes composés du préfixe « co- » préfigure l’imposition progressive d’une représentation partenariale – originaire du monde entrepreneurial – de l’action publique et de l’action politique telle qu’elle est autorisée à pren- dre corps au sein de la société civile (Duchastel, 2004 ; Gobin, 2004). Chargé de traduire à la fois le contrat de ville pour les habitants et les attentes des habitants pour les pouvoirs publics locaux, chargés de missions, experts et techniciens, il incomberait au conseil citoyen un rôle de médiateur (Mabi, 2013).

Une forme d’autonomie est également garantie par la loi :

« Les conseils citoyens exercent leur action en toute indépendance vis-à-vis des pou-

voirs publics et inscrivent leur action dans le respect des valeurs de liberté, d'égalité, de fraternité, de laïcité et de neutralité » (Loi de programmation pour la ville et la co-

hésion urbaine du 21 février 2014).

Le principe de neutralité exclut de fait, une forme de politisation (Comby, 2009) des conseils citoyens qui pourrait s’effectuer par leur mise en relation avec des partis politiques ou des syndicats, conformément aux craintes récurrentes en contexte local de voir les associations de quartiers devenir les instruments de l’opposition (Neveu, 2001). Il n’exclut pas cependant totalement le militantisme hérité des luttes urbaines dans les années 1970 et le militantisme associatif, car les conseils citoyens, en fonction des contextes, comptent parmi leurs membres des militants associatifs. Ainsi, imbriquant des rôles sociaux distincts, de l’habitant au citoyen, l’encadrement légal des conseils citoyens semble révélateur des tensions de politisa- tion/dépolitisation des problèmes publics locaux (Comby, 2009). Si c’est la figure du citoyen qui est convoquée pour attester du caractère démocratique, valorisant du dispositif (Neveu, 2001), c’est pourtant celle de l’habitant et son expertise d’usage (Nez, 2011 ; Talpin, 2013) qui se trouve une nouvelle fois mobilisée, ce qui repose avec force les ambiguïtés du loca- lisme en matière de participation citoyenne (Talpin, 2016).

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