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La citoyenneté est probablement la catégorie la mieux définie mais elle est aussi celle qui su- bit les transformations les plus radicales en termes de représentation, sans qu’elles soient né- cessairement suivies de traductions juridiques. Dans le processus d’institutionnalisation poli- tique de la modernité, elle a joué un rôle central dans la légitimation du pouvoir de l’État dé- mocratique, car le citoyen est fondamentalement défini, notamment par la philosophie poli- tique et le droit constitutionnel, comme un sujet politique. C’est en effet la volonté expresse commune des citoyens formant une « communauté nationale » qui est invoquée en tant que principe de légitimation de « l’agir » politique (Ibid.). Cette expression est matérialisée par un statut juridique qui garantit l’exercice de droits politiques, la participation civique quel que soit le degré d’implication du citoyen à la gestion de la chose publique. Le degré et les formes de cette participation varient en fonction des modèles de démocratie et des formes de régimes. Les modèles démocratiques mettent l’accent plus ou moins sur la représentation ou l’administration directe, de la démocratie représentative à la démocratie directe. Les formes de régime donnent plus ou moins d’importance aux divers niveaux de gouvernement, natio- naux, régionaux ou locaux, de la république à la fédération. Les droits et libertés civils, les

garanties juridiques et les droits politiques constituent ainsi le socle minimal de la citoyenneté démocratique.

D’abord comprise comme un statut juridique avalisant l’appartenance à une communauté na- tionale, puis comme ensemble de droits et de libertés de nature civile, juridique ou politique, la citoyenneté démocratique tend à être bouleversée sous l’effet conjoint des processus d’intégration communautaires et régionaux, mais aussi des transformations de l’activisme. La citoyenneté est de plus en plus perçue comme un ensemble de droits afférant à des conditions particulières, relevant d’identités multiples, qui articulent à merci les échelons locaux ou glo- baux. Elle s’est ainsi peu à peu élargie et son élargissement correspond peu ou prou à la re- connaissance progressive d’une part de droits et libertés civiles, puis politiques pour des caté- gories qui en étaient auparavant exclues (non-propriétaires, femmes, étrangers ?44), d’autre part, de « nouvelles générations » de droits, sociaux, culturels et catégoriels. Ces mouvements sont autant de tentatives de remise en cause progressive de la coupure libérale (Beauvois, 2005) entre la société civile, le social et le politique.

Mais cette remise en cause des fondements sociaux de la participation politique s’effectue en partie au détriment de catégories sociales auparavant structurantes pour l’animation de la con- flictualité démocratique. L’affaiblissement de la légitimité des syndicats, entraîné par l’apparition du chômage de masse, les choix et réformes politiques visant à limiter leur rôle représentatif, peut en partie expliquer, par exemple, que le travailleur soit de plus en plus écarté des affaires politiques. Cet affaiblissement coïncide avec la reconnaissance de catégo- ries sociales plus souples, plus labiles, plus contingentes, non statutaires. Ainsi, si les do- maines relevant du politique tendent à s’élargir sous l’effet des nouveaux mouvements so- ciaux (sexualité, conjugalité, pratiques de consommation, les modes de vie), cet élargissement semble s’effectuer au détriment du développement d’un pouvoir social adossé aux statuts et catégories socio-professionnelles qui structuraient auparavant les représentations de la société. Le citoyen n’est plus seulement un agent politique mais apparaît dès lors comme une méta- catégorie englobant une pluralité d’acteurs sociaux.

Dans le contexte de la mondialisation, la citoyenneté est pensée à l’extérieur des frontières nationales, on parle par exemple régulièrement d’une citoyenneté européenne (Gobin, 2002 ; Pelabay, 2006). En outre, il est régulièrement fait appel à la citoyenneté dès lors qu’il apparaît nécessaire de mettre en évidence une responsabilité individuelle. C’est le cas s’agissant de la crise environnementale, qui tend à encourager cette vision dénationalisée et dé-instituée de la citoyenneté. C’est aussi le cas quand il s’agit d’adopter des comportements civiques, soli- daires, responsables, des « gestes citoyens ». C’est enfin le cas pour le militantisme à ten- dance altermondialiste. Le « citoyen du monde » ne considère pas nécessairement les fron-

44 La question de l’octroi du droit de vote aux étrangers demeure un nœud de cristallisation de conflits. À ce titre,

faire appel à la figure de l’habitant, plutôt qu’à celle du citoyen, permettrait a priori de négocier l’accès de popu- lations étrangères à la gestion des affaires locales, sans pour autant ériger « l’habitant » au rang de statut social, ouvrant l’accès à un ensemble de droit et de devoirs juridiquement garantis.

tières nationales comme pertinentes, dès lors que l’engagement qu’il fait sien ne peut s’exprimer exclusivement dans ce cadre45. Ces mouvements interviennent selon des formes de transversalités qui échappent au principe d’institutionnalisation verticale des organisations politiques modernes et ils se caractérisent par le déplacement du lieu des luttes sociales. Si, lorsqu’ils trouvent à se matérialiser dans les espaces physiques, ces nouveaux mouvements sociaux se territorialisent, ils sont susceptibles de renvoyer à des géographies qui ne se rédui- sent pas à l’espace national. Ils sont tantôt locaux, nationaux, internationaux ou globaux et ont tendance à converger. Les « mouvements des places » (Pleyers & Capitaine, 2016) fournissent à ce titre une illustration de ce déplacement d’une forme de militantisme pour laquelle, l’État- nation cesse d’être central. À l’égal des mouvements altermondialistes, ces mouvements de- viennent globaux, au sens où leurs acteurs savent articuler un combat ciblé avec une vision planétaire dans laquelle la gouvernance néolibérale et les logiques de marché sont identifiés comme les horizons normatifs à mettre à mal. Ils s’en distinguent toutefois par la relation nouvelle qu’ils entretiennent avec la politique en s’essayant à construire de nouveaux espaces pour sa pratique et par la place qu’ils accordent à l’éthique, à l’exigence de justice sociale, de dignité, de démocratie et d’horizontalité 46.

Si cette articulation local/global n’est pas récente47, les transformations de la citoyenneté,

l’insuffisance du statut de travailleur à garantir une reconnaissance sociale48 (Honneth, 2008), le développement d’Internet et des réseaux sociaux numériques (Cardon 2011, Granjon et al., 2011 ; Cardon & Granjon, 2013, Ducos et al., 2018), la mondialisation, les processus d’intégration régionaux et les enjeux environnementaux (etc.), tendent à lui conférer d’une part, une portée croissante, d’autre part une influence en dehors des réseaux militants.

À l’opposé, les mouvements dits « NIMBY » (Not In My Back Yard) semblent plutôt relever d’une forme de ségrégation sociale de l’espace. Celle-ci est opérée par des populations géné- ralement aisées et elle dénote une appropriation particulière de l’espace vécu et de l’acte

45 Les mouvements d’occupation des places urbaines en 2011 pour dénoncer la confiscation des richesses par les

« 1 % » les plus riches, suite aux travaux de l’économiste T. Piketty, la corruption des élites ou l’immobilisme politique et le manque de démocratie sont particulièrement caractéristiques de ces phénomènes de convergence qui bousculent la définition traditionnelle de la citoyenneté et illustre des phénomènes de convergence. Les acti- vistes environnementaux ne se cantonnent pas non plus aux territoires nationaux, comme en témoignent l’action des ONG GreenPeace ou Sea Sheperd ou encore l’internationalisme des pétitions en ligne sur les plateformes

Avaaz.org ou Change.org. En outre, la gouvernance internationale tend parfois à rendre poreuse la frontière entre

mouvement social et groupe de pression.

46 Le mouvement des Gilets jaunes en France, survenu en novembre 2018 à l’occasion de la création d’une nou-

velle taxe sur le carburant, semble relever en partie de cette tendance (Sebbah et al., 2018a et b).

47 La première internationale ouvrière date de 1889.

48 Le « droit au travail » n’est toujours pas reconnu. La charte des droits fondamentaux de l’Union Européenne

d’habiter (Jaillet et al., 2007). Ils sont parfois associés à une tendance à la privatisation de l’espace public et reposent sur la défense d’intérêts non plus généraux ou publics mais fon- damentalement particuliers. La légitimité de ces mouvements repose ainsi sur une vision de la société civile structurée autour de la coexistence de groupes aux intérêts particuliers, plus que d’une citoyenneté générique et universelle incarnée par l’unité de la nation, l’État ou les acti- vités au sein des organisations. Ces transformations semblent traduire une dissociation de plus en plus poussée entre la citoyenneté conçue comme un statut juridique et la citoyenneté con- sidérée comme une attitude, un comportement moral, social et politique.

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