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Ainsi, la crise de 1880 a vu naître la statistique du travail et de l’emploi pour quantifier et me- surer les conséquences de la crise en termes de pauvreté et de chômage. Ces statistiques sont venues outiller une législation visant à protéger les travailleurs et leur pouvoir d’achat, drama- tiquement affectés par la crise. Celle de 1930, quant à elle, a institutionnalisé les politiques keynésiennes : fondées sur la perception d’un équilibre macroéconomique entre l’offre et la demande globale, elles impliquent de faire jouer un rôle clé aux dépenses gouvernementales. C’est dans ce contexte qu’est apparue la comptabilité nationale, aujourd’hui remise en cause, visant à prendre en compte l’ensemble des flux monétaires. Ce rôle clé de l’État s’accompagne du développement de l’État providence ou « Welfare State », dont les mesures de protection mutualistes et solidaristes mises en œuvre (assurances chômages, allocations familiales, retraites, assurance-maladie) « contribuent à amortir les baisses de revenus et de

consommation entraînées mécaniquement par les crises économiques » (Desrosières, 2014,

p.89). Cette vision du rôle de l’État qui a prospéré en France durant la période dite des 30 Glorieuses (1945-1975), repose donc sur une axiologie politique et macroéconomique selon laquelle des mesures de corrections et de compensations doivent être apportées au marché afin de garantir une allocation des ressources plus équitable. Elle implique de déterminer des cri- tères de répartition, imprégnés d’une éthique de justice sociale, redistributive, en vue de trou- ver un optimum dans la fonction de bien-être social (Guibet-Lafaye, 2006). L’économie peut dès lors se trouver subordonnée à des critères moraux, éthiques et politiques et les choix gou-

vernementaux entrent ainsi en résonance avec les thèmes de la lutte contre les inégalités so- ciales en matière de consommation mais aussi l’accès à l’éducation, à la santé, à la culture. Les statistiques, tributaires d’une représentation d’un monde social fortement marqué par le salariat et divisé en classes, sont structurées en fonction de catégories socioprofessionnelles. Ces dernières sont héritières d’une vision marxiste alors répandue des rapports sociaux en termes de classes ou de groupes sociaux. Elles ont été abondamment mobilisées par la statis- tique publique, les universitaires et les instituts de sondages.

La crise pétrolière de 1973 a été l’opportunité une remise en cause totale de la modélisation antérieure. Les politiques keynésiennes ainsi que l’État providence sont discrédités et cette critique est largement liée à la montée en puissance, dans le domaine de l’économie politique, de la théorie néoclassique des anticipations rationnelles (Muth, 1961 ; Lucas, 1972 ; Lucas & Sargent, 1981)28, particulièrement mobilisée en Europe par le thatchérisme (Duchatel, 2004).

Très anti-keynésienne, elle véhicule une critique du rôle de l’État, plus particulièrement de l’État providence, en cherchant à démontrer l’inefficacité économique des mesures discré- tionnaires keynésiennes.

Cette période correspond à celle d’une « idéalisation des mécanismes marchands supposés

efficients et autorégulés » (Desrosières, 2014, p.89) et elle oriente ainsi les choix de financia-

risation de l’économie supposée traduire de la façon la plus transparente possible, les anticipa- tions rationnelles des agents. Elle justifie aussi des mesures de dérégulation, avec une montée en puissance du court-termisme des décisions au détriment des idées de prévision et de plani- fication à long-terme. L’État providence caractérisé par son interventionnisme et son modèle redistributif, a ainsi cédé le pas à un Etat néolibéral (Duchastel, 2004 ; Gobin, 2004 ; Desro- sières, 2014 ; Dardot & Laval, 2014), sous l’effet des mesures prévues par ce que l’on nomme couramment « le Consensus de Washington » (Duchastel, 2004 ; Wacquant, 2010)29. Ce pro- gramme néolibéral prévoit principalement des mesures de déréglementation, d’équilibre bud- gétaire, de privatisation et de libéralisation commerciale qui ont eu pour conséquence de transformer considérablement le rôle attribué à l’Etat. Il a notamment eu tendance à renforcer sa dimension sécuritaire (Wacquant, 2009, 2010). En Europe, cette transformation du rôle de l’État est également à mettre en relation avec la structuration du marché unique européen, la mise en place de l’Union Économique et Monétaire et la création de la monnaie unique euro- péenne. Avec l’abandon du droit régalien de battre monnaie, on observe un déplacement du centre du pouvoir, avec un rôle clé désormais attribué à la Banque Centrale Européenne.

28 Cette dernière stipule que les politiques publiques échouent dès lors que les acteurs intègrent, dans les infor-

mations orientant leurs comportements, les effets anticipés des décisions publiques (Desrosières, 2014.)

29 J. Duchastel rappelle qu’il ne s’agit pas là d’un accord formel, ni d’un traité international mais d’une expres-

sion formulée par l’économiste J. Williamson pour désigner une liste de réformes jugées souhaitables par un groupe de fonctionnaires et d’économistes d’Amérique Latine. Pourtant ce programme a été appliqué, quasiment à la lettre, au cours des années soixante-dix et quatre-vingt, dans les pays émergents et les pays en voie de déve- loppement sous l’instigation principalement du FMI et de la Banque Mondiale (Duchastel, 2004, p. 2).

Cette vision néoclassique de l’économie impose progressivement sa domination sur l’espace public politique et médiatique, au point de conférer aux rapports économiques une position prédominante sur les autres rapports sociaux et les autres ordres du discours. Elle tend alors à fonctionner comme un discours de vérité (Canu & Bonnet, 2017) et prend le nom de néolibé- ralisme.

Le néolibéralisme peut être défini comme une actualisation de l’ultra-libéralisme économique canonisé « au cours du XIXème siècle autour du fantasme d’une société mue par des méca-

nismes naturalisés d’un grand marché autorégulateur » (Gobin, 2004, p. 87). Cette croyance

dans les capacités autorégulatrices du marché impliquait pour les plus radicaux la disparition de tout pouvoir politique centralisé (l’État) et pour les plus réalistes, l’utilisation de l’État comme agent garant de l’imposition de l’ordre du marché sur l’ensemble des rapports sociaux. Ces derniers sont dès lors pensés comme subordonnés aux logiques économiques. Le resur- gissement de l’ultra-libéralisme a par conséquent contribué à l’expansion de la logique mar- chande, en réinsérant dans un marché généralisé, des domaines entiers d’activités que l’État providence s’était attaché précisément à réguler autrement, à partir des notions (juridiques et politiques) d’intérêt général, de service public30 et de biens publics31.

L’action principale de l’État néolibéral réside dès lors, outre les fonctions régaliennes mini- males, dans sa capacité à garantir la libre concurrence et accompagner les innovations de la société civile. L’État néolibéral se caractérise ainsi par l’expansion de la logique marchande à tous les domaines de l’activité humaine et un affaiblissement politique du rôle de l’État dans la régulation du social. Cet affaiblissement politique s’effectue au profit d’une logique ges- tionnaire articulée sur des notions de coût, de profit, d’équilibre, de rentabilité et d’innovation. Si le néolibéralisme peut intégrer certains droits positifs visant à créer des avantages compara-

30 La nationalisation des secteurs de l’énergie, des transports, des télécommunications (etc.), reposait également,

au-delà des notions d’intérêt général et de service public, sur des principes d’efficacité économique tels que théorisés par les penseurs keynésiens. Ces activités de production se caractérisent par des coûts fixes (de produc- tion, de maintenance, etc.) particulièrement élevés qui ne permettent pas réellement des économies d’échelle. En raison de ces coûts non réductibles et pour garantir la qualité du service et du prix, qui, s’il venait compenser les coûts fixes serait trop élevé pour le consommateur moyen, la gestion de ces biens ne pouvait être assurée que par l’État (allocations budgétaires et dette de la puissance publique). Pour des services publics comme l’éducation, si ces considérations restent valables, leur prise en charge par l’État reposait également sur le principe des externa- lités positives. Plus une nation est instruite, plus l’éducation est ouverte, plus elle est susceptible de générer des externalités positives (une externalité est un effet de l’activité qui échappe à la régulation du marché) et du pro- grès technique.

31 Au-delà de leur conceptualisation juridique, nous faisons appel ici aux définitions économiques des biens

publics. En économie, le bien public se caractérise par sa non rivalité et sa non excluabilité. Il est non rival parce que la consommation de ce bien par un agent n'affecte pas la quantité disponible pour les autres agents. Il est non excluable parce qu’il est difficile d’en contrôler l’accès, ce qui implique des modes de financements spécifiques qui ne peuvent être encadrés par des logiques de marché : c’est le cas de l’air, de la radio, de l’eau, …

tifs32, tels que les politiques publiques d’éducation ou de santé, l’accent est cependant mis sur

le maintien de règles minimales assurant le fonctionnement du système, en l’occurrence, des marchés. Le néolibéralisme, comme le libéralisme avant lui, privilégie ainsi une conception technique et juridique de la régulation.

3.3.LE SUCCES DU NEOLIBERALISME DANS LA REGULATION DES ESPACES TRANSNATIO-

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