• Aucun résultat trouvé

Depuis la fin des années 1990 et tout particulièrement depuis la crise dite des « subprimes » en 2008, la gouvernance néolibérale fait l’objet de nombreuses critiques. La dimension finan- cière de la crise économique de 2008 qui est probablement un de ses traits les plus caractéris- tiques, a généré des critiques quant à la place de la finance et ses modes de régulation41. Tou-

40 Dans le domaine universitaire, les transformations et tentatives d’harmonisation des critères du classement de

Shangaï fournissent un bel exemple de ce phénomène.

41 On peut repenser aux promesses électorales de F. Hollande, tombées rapidement en désuétude, de taxe sur les

transactions financières en France ou la démission du gouvernement en Suède en raison du choix de réapprovi- sionnement des banques privées pendant la crise financière. Le thème est toujours d’actualité puisque tout ré- cemment (juillet 2018) le gouvernement provisoire espagnol a fait le choix de taxer les banques pour financer les retraites. Source: Bfmbusiness [https://bfmbusiness.bfmtv.com/monde/espagne-le-gouvernement-taxe-les- banques-pour-financer-les-retraites-1491022.html]

tefois, son irruption vient s’ajouter à une crise écologique continue et latente, plus ancienne42

mais de plus en plus inquiétante. Les objectifs de croissance et la gouvernance néolibérale apparaissent particulièrement inefficaces et délétères pour la protection de l’environnement et la lutte contre le réchauffement climatique. Elle a par conséquent contribué à relancer les cri- tiques des indicateurs économiques, notamment ceux, dépassés, de la comptabilité nationale. Ces derniers donnaient un rôle prépondérant, compte-tenu de leur portée macroéconomique, au calcul de la croissance grâce à l’agrégat statistique que constitue le Produit Intérieur Brut (PIB). La gestion de la crise environnementale, multidimensionnelle et dont l’impact se fait sentir chaque jour un peu plus, impose de repenser le modèle de développement des démocra- ties libérales43 et les outils statistiques dont elles se dotent pour leur régulation.

Ces discours critiques s’orientent dans deux directions a priori opposées. Les uns s’attaquent spécifiquement à la gouvernance technocratique incarnée par le NPM, qui subordonne le poli- tique à des critères d’efficacité économique tandis que les seconds font de la recherche de critères quantifiables et objectivables efficaces d’un point de vue social, économique et envi- ronnemental le cœur de leurs propositions alternatives.

Le NPM suppose en effet une mise en équivalence ou commensuration des choses qui peut se définir comme un acte social qui transforme le monde en le rendant calculable et classable selon des « rankings » (palmarès) (Espeland & Stevens, 1998 ; Espeland & Sauder, 2007 ; Desrosières, 2014). En remettant en cause d’un côté, la domination de la science économique sur les décisions politiques et d’un autre côté, les pratiques de commensurabilité qui y sont associées dans le contexte du NPM, cette critique vise à réintroduire les expressions non quantitatives du monde dans le débat public. Elle ne prend pas appui sur une autre forme de quantification, elle revendique au contraire un respect de l’unicité et de la spécificité de chaque acteur, de chaque action et de chaque chose en rétablissant la légitimité de « l’agir communicationnel » ainsi que des régimes d’autorité non tributaires de l’expertise écono- mique. En conférant un rôle fondamental au dissensus elle vise à redonner une place à la déli- bération collective. Il nous semble que la promotion de la démocratie participative entre, dans une certaine mesure, en résonance avec cette critique pour la non-commensuration du monde.

42 Le rapport « Meadows » (Meadows et al., 1972) est un des textes canoniques démontrant les limites d’un mo-

dèle économique fondé sur la croissance. On peut également mentionner l'impact international du Rapport « Enough is Enough » (O’Neill et al., 2010), qui développe, entre autres, la nécessité de changer de paradigme dominant, de la recherche du « more » à l'appréciation du « enough » en réactualisant un certain nombre de pré- conisations formulées dans le rapport « Meadows ». Toutes les critiques convergent vers la remise en cause d’un modèle de croissance économique destructeur et insoutenable d’un point de vue environnemental.

43 Il convient cependant de préciser que l’importance accordée aux enjeux environnementaux varie significati-

vement en fonction des contextes géographiques et politiques. À titre d’exemple, le président des Etats-Unis, D. Trump, assume en effet une position dite « climatosceptique » en niant la validité scientifique des études sur le réchauffement climatique. A contrario, la République socialiste de Cuba apparaît rétrospectivement comme avant-gardiste du point de vue de la gestion des ressources et de la protection d’un patrimoine environnemental insulaire, fragile et limité (Julienne &Jackson, 2017a, 2017b).

La seconde critique est illustrée par le débat sur le nécessaire dépassement du PIB en tant qu’indicateur de progrès et de richesse et elle remet en cause une réduction courante qui limite la perception du progrès d’une société à son taux de croissance économique. Ce n’est ainsi pas le PIB en tant que tel qui est visé mais la subversion du rôle qui lui était attribué durant l’ère keynésienne. Particulièrement performant s’agissant de quantifier la croissance écono- mique, il n’a pas été conçu pour rendre compte du progrès d’une société donnée dont la défi- nition ne peut être univoque. Il est par ailleurs insuffisant pour rendre compte d’une richesse non-réductible à des facteurs économiques. Il s’agit dès lors d’inventer de nouveaux indica- teurs de richesse, de progrès, de développement, qui permettraient de pallier les insuffisances du PIB. À l’opposé de la première, cette critique prône une perspective de commensuration généralisée en adéquation avec une autre forme de gouvernementalité soucieuse de remédier aux problèmes sociaux et environnementaux contemporains. En effet, cet indicateur alternatif viserait à agréger, ou au moins prendre en compte, le maximum d’éléments laissés dans l’ombre par le PIB : l’environnement (climat, biodiversité), le travail non rémunéré, les inéga- lités, la santé, l’éducation, le respect des libertés et des droits fondamentaux, la transparence de la vie publique, etc. Il s’agirait ainsi de « réconcilier ce qui compte et ce que l’on compte » (Cassiers & Thiry, 2009). Ce projet se situe dès lors dans une perspective implicite (et encore peu formalisée) d’une sorte de post-providencialisme, dans lequel l’économie se trouverait réassujettie à des critères de progrès et de développement non-économiques mais politiques, sociaux et environnementaux. Cette régulation postprovidence accorderait une grande place à un nouveau type de statistiques encore en cours de formalisation (Gadrey & Jany-Catrice, 2016). Les indicateurs de bien-être, nous y reviendrons, participent en partie de ces tentatives multiples de réinvention des outils statistiques.

Ces critiques ont entre autre eu pour effet d’engager une « inflexion sociale » (Duchastel, 2004, p.3) dans les discours et orientations des Grandes Organisations internationales. Elles invitent en effet à une resocialisation voire une repolitisation des espaces internationaux en s’appuyant sur une concertation accrue avec la société civile et en intégrant des enjeux ma- jeurs de développement non plus seulement économique mais humain et durable (lutte contre la pauvreté, droits humains fondamentaux, développement durable, etc.). Ces critiques à l’encontre du néolibéralisme portent en elles une remise en cause des principes de la gouver- nance pensée avant tout dans la perspective de l’amélioration des conditions de productions et d’échanges.

Cela dit, en dépit des amendements au néolibéralisme que cet appel à la société civile organi- sée a pu produire, la gouvernance n’en demeure pas moins une technique de régulation parée des attributs de la neutralité : transparence, efficience, imputabilité. Elle est en outre fondée sur l’idée qu’il est possible de gouverner en équilibrant les demandes respectives des divers acteurs publics ou privés. Elle repose sur une perception libérale et partenariale des rapports politiques et sociaux dans laquelle chacun est invité à dire son mot, à son niveau, selon son degré d’intérêt et de compétence. Les rapports de pouvoirs, inégaux et hiérarchisés ne sont ainsi pas susceptibles d’être questionnés et l’engagement politique ne se conçoit que d’une façon sectorielle, rationnelle et organisée. Elle condamne par là même à l’inaudibilité les voix les plus discordantes ou les plus dominées socialement, la masse de tous ceux qui ne font pas

partie de la société civile organisée car, s’il existe une légitimité participative dans la gouver- nance, celle-ci repose sur une vision partenariale et contractuelle. Les ayants-droits sont ceux qui y ont des intérêts en jeu. La propagation de cette vision des rapports sociaux entraîne par conséquent une transformation profonde des fondements du pouvoir démocratique.

C

HAPITRE

4.

L’

IMPACT DE LA GOUVERNANCE SUR LA LEGITIMITE DU POUVOIR

DEMOCRATIQUE

Les transformations du rôle de l’État sous l’effet de la mondialisation et de la multiplication des organismes décisionnels ont pour effet de bouleverser sa légitimité et le lien de représen- tativité unissant les citoyens aux instances décisionnelles. Elles affectent considérablement le régime de légitimité démocratique libéral fondé sur la représentation et donnent lieu à une crise politique que J. Duchastel (2004) qualifie de tri-dimensionnelle : elle se manifeste par une crise de régulation, de légitimation et de représentation. Ainsi, la crise de la régulation révèle au grand jour que l’État n’est plus détenteur du monopole de la régulation politique de la société car il doit composer avec un nombre croissant de sources alternatives de production de la norme. La crise de la représentation met quant à elle en évidence une fragmentation de la société qui ne trouverait plus dans la nation et/ou l’État le principe unificateur de son iden- tité. Enfin, la crise de légitimité témoigne de l’incapacité de la communauté nationale à garan- tir la validité de l’action étatique. Elle est aussi liée au désaveu des instances censées animer le fonctionnement démocratique (partis, parlement, médias, etc.) affaiblies, en partie, par le manque d’indépendance, de transparence et le technocratisme.

« le système international est en voie de substituer au principe de souveraineté des

États, possédant un territoire délimité et une compétence exclusive dans la conduite de leurs affaires, un principe de partage de souveraineté dans un espace déterritoria- lisé (Duchastel, 2004, p.27) ».

Si les processus d’intégration régionaux portés par les organisations transnationales, telles que l’Union Européenne, ont tendance à accélérer les transferts de souveraineté et de compétences en dehors des Etats, ils ne sont toutefois pas effectivement accompagnés d’un transfert de légitimité démocratique. La compréhension de ces bouleversements donne lieu à des ap- proches plurielles de la gouvernance, de la place de la citoyenneté et de la société civile. 4.1.L’IMPACT DE LA GOUVERNANCE SUR LES REPRESENTATIONS DE LA SOCIETE CIVILE ET DE LA CITOYENNETE

La gouvernance n’est pas perçue de manière homogène et elle donne lieu à des représenta- tions différenciées. Elles sont en effet susceptibles de varier selon qu’une axiologie « scep- tique » ou « globaliste » (Held et al., 2000) soit mobilisée pour sa compréhension. Si ces deux représentations partagent le constat de transformations majeures dans l’économie politique des sociétés, elles varient dans l’appréhension qui est faite de ces phénomènes. Ces deux axio-

logies se présentent comme une polarité formée d’un côté par des positions « réalistes » face au fonctionnement de ce qu’il est convenu d’appeler le système mondialisé, considérant que les idéaltypes de démocratie et de souveraineté n’ont jamais été transposés parfaitement dans le fonctionnement des Etats-Nations et d’un autre, des positions plus « globalistes », qui met- tent l’accent sur les innovations institutionnelles que ces changements charrient.

De la sorte, si on s’attache à illustrer la gouvernance sous un angle « globaliste », on peut aus- si considérer que sa montée en puissance coïncide et accompagne une remise en cause de la construction historique de l’homogénéité de la nation (Duchastel, 2004 ; Citron, 2017 ), à la- quelle contribuent les nouveaux mouvements sociaux dans leur pluralité et leur diversité, lorsqu’ils sont animés d’une volonté de prise en compte de particularismes locaux, culturels, des minorités, des enjeux environnementaux, etc. Les contextes des mobilisations peuvent tendre à remettre en cause les frontières, qui, en ce qui concerne la circulation des idées, par- fois des hommes, et surtout des capitaux, apparaissent de plus en plus poreuses.

« La conséquence en est que la légitimité abstraite fondée sur l’existence d’une nation

uniforme est de plus en plus remise en question » (Duchastel, 2004, p.15).

Les deux catégories fondamentales du régime démocratique et de l’architecture institution- nelle moderne que sont la société civile et la citoyenneté s’en trouvent à leur tour transfor- mées. En effet, en dépit de leur rôle constitutif dans les démocraties modernes (Chartier, 1990), la société civile et la citoyenneté ne font pas toujours l’objet de définitions univoques.

« Elles ont eu tendance à se présenter à l’évidence sans pour autant recevoir une dé-

finition précise. Ce sont pourtant ces catégories qui ressurgissent depuis un certain nombre d’années dans le discours des acteurs, alors que les institutions politiques modernes sont questionnées. Il y a là un certain paradoxe » (Duchastel, 2004, p.18).

Outline

Documents relatifs