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« Si la thématique participative s’est affirmée dans de nombreux domaines de l’action

publique au cours des 20 dernières années, les expériences dans l’urbanisme ainsi que les premiers efforts de théorisations dans ce champ remontent à plus de 40 ans »

Ces héritages expliquent en partie que, encore aujourd’hui la majorité des expérimentations participatives soient mises en place par les pouvoirs locaux et plus particulièrement en ma- tière d’environnement (par exemple, les agendas 21 locaux57, lorsqu’ils donnent lieu à des procédures participatives58), d’aménagement du territoire et de démocratie locale, mais qu’elle soit aussi invoquée pour l’éducation à la citoyenneté, ou au titre de la prise en compte des savoirs profanes. La participation des publics permettrait d’intégrer les savoirs locaux dans les projets urbanistiques (Berman, 2016).

En effet, la littérature place généralement l’article de Sherry R. Arnstein « A ladder of citizen participation » (1969) à la source du phénomène participatif, dans les sociétés occidentales. L’auteure s’y livrait à une tentative de typologie des dispositifs participatifs, sur une échelle fondée sur le pouvoir délégué aux citoyens, à partir d’une analyse des programmes fédéraux étatsuniens, en matière d’urbanisme, de lutte contre la pauvreté et de cités « modèles » (Bac- qué & Gauthier, 2011). Cette échelle a depuis été retravaillée et approfondie mais sert tou- jours de base. Sa notoriété et son usage dépasse par ailleurs le domaine de l’urbanisme. Elle est par exemple mobilisée dans le travail social dès lors que les travailleurs sociaux sont char- gés de développer l’autonomie et la citoyenneté auprès des publics destinataires59. Le lien entre urbanisme, études urbaines, participation des publics, participation des citoyens est ainsi de plus en plus marqué, ce qui affecte les pratiques des professionnels, ces derniers devant eux aussi intégrer « l’impératif délibératif » à leurs savoir-faire (Bacqué & Gauthier, 2011). La pénétration progressive de ce paradigme dans le domaine de l’urbanisme au cours des 40 dernières années a entraîné des transformations significatives qui mettent en cause la place et la nature des expertises dans ce qui a trait à la gestion et à l’aménagement du territoire.

L’apparition de l’urbanisme en tant que domaine professionnel s’insère, de part et d’autre de l’Atlantique, « dans un projet global de réforme sociale porté par une « nébuleuse réforma-

trice » » (Ibid., p.39). Elle s’inscrit d’abord dans un mouvement de rationalisation des villes,

de planification du développement urbain fortement teinté de technocratisme et de positi- visme (Cottereau, 1970 ; Sauvage, 1992). Tout comme le travail social en France, ce mouve- ment de planification progressive qui a connu son apogée dans l’après-guerre, est intimement

57Les Agenda 21 locaux sont une déclinaison au niveau local, sous forme de programmes d’actions, des objectifs

de développement durable formulés dans l’Agenda 21 issu de la Conférence de Rio de 1992.

58La méthode SPIRAL a ainsi été utilisée par le conseil Départemental de Gironde pour l’élaboration d’un ta-

bleau de bord et d’indicateurs dans le cadre de son Agenda 21 local. C’est également le cas de la commune de Blagnac, proche de Toulouse, qui a souhaité associer ses administrés à l’identification, puis la mise en œuvre d’actions dans le cadre de l’agenda 21 de la commune.

59 Le législateur a récemment inscrit cet élément comme relevant de la compétence des travailleurs sociaux, ce

qui risque d’affecter leurs pratiques, sans que le périmètre de recoupement entre éducation à la citoyenneté et travail social n’ait été réellement délimité.

lié à la « question sociale » (Castel, 1999 ; Bacqué & Gauthier, 2011) telle qu’elle se formu- lait à l’époque. Elle était entre autre caractérisée par un progressisme positiviste, un hygié- nisme prononcé, un maltusiannisme plus ou moins assumé vis-à-vis des « classes dégéné- rées » ou « dangereuses ». Son apogée coïncide de fait avec la construction de la société sala- riale (Sauvage 1992 ; Castel, 1999 ; Bacqué & Gauthier, 2011).

C’est au cours de la décennie 1950-1960 que l’on assiste à la structuration des pratiques plani- ficatrices avec le modèle dit de la « planification rationnelle globale » incarné en France par le planisme qui a présidé aux grandes opérations d’aménagement, dont la production des grands ensembles (Bacqué & Gauthier, 2011).

« C’est précisément la contestation de ce pouvoir centralisé, des formes d’urbanisme

ainsi produites et des inégalités spatiales, qui sera, de part et d’autre de l’Atlantique, à l’origine de la montée des mouvements urbains et des revendications locales » (Ibid.,

p.40).

L’urbanisme se structure alors en tant que praxis professionnelle comme « un ensemble de

savoir-faire mobilisés dans une entreprise de mise en ordre et de rationalisation » (Ibid.,

p.40). Résolument inscrite dans un projet réformateur, cette praxis repose sur un ensemble de valeurs et de représentations de la ville, tant descriptives que normatives, voire prescriptives, qui ne font que rarement l’objet d’une explicitation « qu’elles soient formelles ou sociales,

mais défendues au nom de savoirs techniques mis au service d’un dessein politique » (Ibid., p.

40)

Ces mouvements urbains, qui se manifestent dans plusieurs aires géographiques comportent des dimensions critiques, dont M.-H. Bacqué et M. Gauthier (2011) dressent une typologie. D’abord, d’une critique sociale quand ils mobilisent, par exemple, les propriétaires et les loca- taires sans statut en Amérique du Sud ou les déplacés des opérations de rénovation urbaine en France et Etats-Unis. Ils peuvent également relever d’une critique artistique quand ils veillent au respect d’un urbanisme de faubourg à Paris ou au maintien d’une morphologie de « cou- rées » à Roubaix. Enfin, ils comportent une critique politique et procédurale quand ils mettent en avant la revendication du partage du pouvoir et la participation aux prises de décision et une critique à dimension écologiste qui se renforce à partir des années 1970. De ces mouve- ments naissent les associations d’habitants et découle la mise en place d’une série d’expériences novatrices comme celle des ateliers publics en France ou en Italie, qui mobili- sent les habitants et professionnels pour l’élaboration de contre-projets.

La fin des années 1960 est ainsi marquée par un ensemble de protestations (dont mai 68 en France), que l’on rassemble sous le vocable de « luttes urbaines » ou « mouvements urbains », qui contribuent à l’introduction de la participation dans les pratiques planificatrices et urbanis- tiques puis à l’apparition progressive de structures relevant de la démocratie de proximité. On voit dès lors apparaître des modèles de planification alternatifs au modèle rationaliste, comme le modèle de l’advocacy planning (Davidoff, 1965) qui introduit une vision politique de la planification. Celle-ci « doit être davantage qu’un exercice technique et bureaucratique ;

(Bacqué & Gauthier, 2011, p.44). L’advocacy planning se donne ainsi notamment pour objec- tif d’accroître la capacité des citoyens à jouer un rôle actif en préparant des plans « commu- nautaires » alternatifs à ceux produits par les autorités publiques. Si ce modèle a connu un certain succès outre Atlantique et dans une moindre mesure outre-Manche, il n’a été que peu mis en pratique dans l’hexagone.

Toutefois, ce modèle a ouvert la voie à un changement de paradigme en matière de planifica- tion, qui s’inscrit, selon M.-H. Bacqué et M. Gauthier, dans un courant de critiques post- moderne, nourrit en partie, par le courant « communicationnel », délibératif ou « politique » issu des théories habermassiennes, ainsi que par le situationnisme et l’interactionnisme en sciences sociales. L’émergence de ces critiques, relativistes, mettent en évidence la place cru- ciale que joue les représentations de la ville et les valeurs, politiques et sociales qui les sous- tendent. Elles participent également de controverses quant au statut de l’expertise en matière d’aménagement et de façonnement de l’urbain, ou plus largement du domaine public.

Ces critiques pluralistes et relativistes renvoient essentiellement aux limites du projet moder- niste du contrôle de la nature et de la société et le positivisme en matière d’action publique. Ce faisant, elles pointent les dérives technocratiques des pratiques urbanistiques, quitte à re- mettre en cause l’utilité même de la planification urbaine pour l’amélioration de la qualité de vie des citoyens. Le courant postmoderne a ainsi contribué à remettre en question la rationali- té instrumentale qui sous-tend les pratiques planificatrices, ainsi que le rôle prépondérant ac- cordé aux professionnels de la planification dans les pratiques urbanistiques et aménagistes. Il a de la sorte engagé un renouvellement des perspectives et pratiques planificatrices, en soule- vant les enjeux de démocratie locale qui les sous-tendent (Bacqué & Gauthier, 2011).

La prise en compte progressive des enjeux de développement durable en matière d’urbanisme s’avère décisive et elle donne lieu à un virage, celui des approches collaboratives. La portée croissante des problématiques de durabilité en matière de gestion des espaces urbains est en

effet « de plus en plus étroitement associée à l’intervention urbaine et certains avancent qu’elle en constitue le nouveau paradigme » (Ibid., p.46 ; Jepson, 2001).

En Amérique du Nord, les concepts de « nouvel urbanisme » et de « croissance intelligente » sont présentés comme des réponses à cet « impératif de développement urbain durable qui

impose de nouvelles normes de pensée et d’action » (Ibid., p.46). Ce nouveau paradigme est

perçu comme une occasion de renouveler les pratiques participatives en matière d’urbanisme, car leur caractère global permettrait de dépasser les intérêts particuliers, vers des horizons communs, ceux de la durabilité, notamment de l’habitat et de la ville.

« L’enjeu ne serait plus alors la rationalisation de l’espace urbain, mais un dévelop-

pement qui cherche à intégrer les impératifs sociaux, économiques et environnemen- taux sur le long-terme » (Ibid., p.47).

Les approches collaboratives proposent donc un modèle de planification interactif et politique, susceptible de répondre à ce double impératif délibératif et durable et qui s’inscrivent en op- position au modèle de la planification rationnelle globale. Inspirées en partie du modèle déli- bératif et répondant aux préceptes d’une gouvernance saine, les approches collaboratives in-

terrogent la possibilité de reconstruire un modèle de développement urbain fondé non plus sur une rationalité instrumentale mais intersubjective. Elles se conçoivent comme un processus collectif d’apprentissage continu fondé sur « l’interaction entre acteurs par le biais de struc-

tures de concertation, de partenariat public-privé et des systèmes de gouvernance territo- riale » (Ibid., p.48). Orientées vers le consensus et accordant une place centrale au dialogue,

ces approches collaboratives permettraient de « définir des valeurs communes et penser des

stratégies de négociation, de médiation et de concertation visant à favoriser les échanges entre les acteurs » (Ibid., p.48).

Parmi ces approches, la méthode du « community planning » (Hauptmann & Wates, 2010 ; Bacqué & Gauthier, 2011), mérite d’être explicitée car elle préfigure à plus d’un titre les dis- positifs participatifs observables sur nos propres terrains d’études, plus spécifiquement les conseils citoyens, le Codev et la méthode SPIRAL.

« Cette démarche de « concertation citoyenne en urbanisme » se définit comme « un

processus collaboratif très structuré dans lequel les parties prenantes incluant la po- pulation locale travaillent de concert sous la conduite d’experts indépendants, issus de disciplines variées, en vue de projeter ensemble le futur de leur territoire ou de cer- tains aspects de la vie locale » » (Hauptmann & Wates, 2010, p.13, cité par Bacqué &

Gauthier, 2011, p. 49).

Plusieurs objectifs peuvent leur être assignés : définir des visions d’avenir pour une ville ou une région ; établir des stratégies de revitalisation urbaine, élaborer des stratégies de dévelop- pement durable, trouver des solutions aux enjeux des déplacements urbains, élaborer des pro- positions de renouvellement urbain, des projets de développement et d’aménagement (Bacqué & Gauthier, 2011). Ces objectifs, replacés dans le contexte du projet métropolitain toulousain, recoupent en grande partie ceux que les groupes du Codev de Toulouse métropole se sont donnés pour réflexion60.

Forte du succès qu’elle a rencontré dans le cadre de programmes de revitalisation urbaine, elle trouve un ancrage particulièrement favorable dans les quartiers « disqualifiés » ou en voie de « requalification ». La participation est ainsi présentée comme une dimension cruciale de l’action et de la gestion urbaine car les nouvelles démarches collaboratives dans lesquelles elle prend forme sont mobilisées dans le cadre du développement local, comme la politique de la ville. Se voulant « incrémentales, transversales au sens où elles agissent à la fois sur les

dynamiques sociales, économiques et sur la transformation de l’espace bâti, et où elles s’appuient sur les communautés ou sur le quartier compris comme collectif » (Ibid., p.53),

elles associent les différents acteurs qui animent le territoire, en tant que partenaires, à l’élaboration, l’application et l’évaluation des actions entreprises. Elle permettrait ainsi

d’établir des visions projectives partagées, fondées sur les aspirations, les besoins et l’expérience des habitants (Bacqué & Gauthier, 2011).

À ce titre, les conseils citoyens peuvent être perçus comme une modalité du « community planning » car ils articulent les composantes techniques (comités techniques), décisionnaires et évaluatives (comité de pilotage), et citoyennes (conseils citoyens) autour de projets portés par le contrat de ville, que ces derniers contribuent à délimiter, en vue d’améliorer la qualité de vie au sein des quartiers. Ces acteurs sont associés en tant que partenaires du contrat de ville, et l’on retrouve ainsi une des composantes du modèle de la gouvernance urbaine définie plus haut (cf. Partie II).

Différentes évaluations ont montré que ces programmes participatifs ont pu amener des effets concrets dans l’amélioration de la gestion quotidienne. Mais ces effets restent modestes et ouvrent à un ensemble de critiques qui tendent à largement contrebalancer les effets positifs attendus. Les critiques qui leur sont adressées sont les mêmes que celles formulées à l’encontre des dispositifs souscrivant aux préceptes de « l’agir communicationnel ». Ces dis- positifs sous-estimeraient ainsi la complexité et les conflits inhérents à la société civile, celle- ci étant implicitement perçue comme organisée, homogène et fondamentalement orientée vers la quête d’un consensus. Cette non-prise en compte de la dimension conflictuelle, sensible des interactions sociales, outre son caractère simpliste et réducteur, conduirait à marginaliser plu- tôt qu’à inclure les groupes et les individus les plus dominés (Hillier, 2003).

En outre, les démarches participatives s’accompagnent parfois, dans un contexte néolibéral, d’un discours de responsabilisation faisant reposer sur les individus la responsabilité des diffi- cultés qu’ils rencontrent sans leur octroyer les moyens de peser sur les processus et choix po- litiques qui en sont à l’origine (Bacqué, 2005). La capacité d’action admise reste ainsi « en-

fermée dans la proximité et les questions de justice sociale sont rarement posées » (Bacqué &

Gauthier, 2011, p. 53). On assisterait dès lors à une dépolitisation quelque peu paradoxale des questions urbaines et sociales sous couvert, et au nom, de l’émancipation et du développe- ment des « capabilités » individuelles (Sen, 1979, 1989).

Ces critiques amènent cependant à un dépassement de la rationalité communicationnelle. En réduisant les aspirations consensuelles dont elle est porteuse, il s’agirait d’inclure la dimen- sion conflictuelle comme partie intégrante du processus délibératif et planificateur. La promo- tion du dissensus aurait en outre, dans les versions critiques les plus radicales, le potentiel de favoriser l’émancipation des dominés.

L’imposition progressive du modèle de la gouvernance dans la gestion de l’urbain, en privilé- giant l’association de multiples partenaires ayant intérêt à participer, soulève des probléma- tiques quant à la place occupée par la communauté scientifique. Mais elle révèle aussi une articulation délicate et à géométrie variable, entre des expertises de nature différente.

5.5.CHERCHEURS, TECHNICIENS ET HABITANTS, LA PLACE DES SAVOIRS ET DES EXPERTISES

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