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philosophe autodidacte

II. 3.1 - La structure du récit de Hayy Ibn Yaqdhan

Nous avons dans cette œuvre un préambule d’une quinzaine de pages, une lettre qu’Ibn Tufayl a adressée à un de ses frères dont nous ignorons le nom. Il lui présente les grands philosophes qu’il connaît puis le prodigue un certain nombre de conseils. Nous avons ensuite le début du roman. Il existe deux versions différentes de la naissance de Hayy. Dans la troisième partie, qui est la plus consistance, celle dite de l’éducation de Hayy ; toute la quête spirituelle, cette quête de sens durera 49 ans. Enfin, dans la quatrième partie, Hayy rencontre presque fortuitement un être humain pour la première fois qui lui apprend le langage. Il rencontre ensuite d’autres hommes d’une société donnée cherchant à les ramener à la raison, à la vérité divine mais cela se solde par un échec et Hayy retourne sur son île déserte avec son ami pour vivre dans la spiritualité et dans la relation avec Dieu.

Nous allons commencer par l’analyse du préambule. Ce que l’on précisait d’entrée, c’est que s’il y a bien une œuvre qui démontre que la philosophie arabe n’est pas proprement laïque, c’est bien celle de Hayy Ibn Yaqdhan et le préambule s’ouvre effectivement par une formule d’ouverture proprement islamique où apparaît le nom du Prophète Mohammed mais apparemment celui qu’Ibn Tufayl présente comme son frère lui aurait demandé des éléments pour comprendre la philosophie d’Avicenne ; ce que nous allons voir dans ce préambule. Cela peut nous étonner puisque certainement la diffusion des manuscrits à l’époque n’était pas aussi rapide. La culture philosophique qu’Ibn Tufayl a de ses prédécesseurs semble très large, et cette formule qu’on trouve à la page 7 est, elle-même, très significative de l’ensemble de la démarche d’Ibn Tufayl : « Sache-le : celui qui veut la vérité sans voile doit chercher ses secrets par lui-même et faire tous ses efforts pour les obtenir ». On peut revenir au titre assigné par les engrais. « La quête de la vérité est une quête personnelle. La vérité ne se trouve que par soi-même, que par une activité réflexive, introspective et autodidacte. » C’est donc tout un effort d’esprit à effectuer pour parvenir à la vérité. Ce que fait Ibn Tufayl en envoyant cette lettre et tout le récit de Hayy, c’est une sorte de mise sur la voie de la vérité. Cette vérité dont parle Ibn Tufayl de quelle nature est-elle ? C’est l’expérience d’un état extatique comme il le dit, c’est la recherche d’une extase spirituelle, d’une rencontre avec Dieu, d’une immersion dans le monde divin.

La référence d’Ibn Tufayl à l’époque est Avempace qui préconise la voie de la science spéculative et de la méditation. On pourrait qualifier ces premières pages presque d’une première histoire de la philosophie arabe où Ibn Tufayl fait référence à la fois à Al-Ghazali, Avempace, Avicenne, Al-Farabi… On voit bien donc que 100 ans ou 200 ans après l’écriture des œuvres de ces derniers, Ibn Tufayl en a une connaissance bien précise. Revenons à cette vérité spéculative et mystique dont parlait Ibn Tufayl en prenant le premier texte où Ibn Tufayl essaie d’expliquer à son interlocuteur la nature de cette vérité mystique :

Si tu veux une comparaison qui te fasse saisir la différence entre la perception [ainsi comprise] et la perception telle que les autres l'entendent, imagine-toi un aveugle-né, doué néanmoins, par la nature, d'une vive intelligence, d'une conception ferme, d'une mémoire sûre, d'un esprit droit, qui aurait vécu, depuis qu'il est au monde, dans une ville où il n'aurait cessé d'apprendre, au moyen des sens qui lui restent, à connaître individuellement les habitants, de nombreuses espèces d'êtres tant vivants qu'inanimés, les rues de la ville, ses ruelles, ses maisons, ses marchés, de manière à être en état de la parcourir sans guide, et de reconnaître sur-le-champ tous ceux qu'il rencontre; les couleurs seules ne lui sont connues que par des explications des noms qu'elles portent, et par certaines définitions qui les désignent. Suppose qu'arrivé à ce point ses yeux soient ouverts, qu'il recouvre la vue, qu'il parcoure toute la ville et qu'il en fasse le tour. Il n'[y] trouvera aucun objet différent de l'idée qu'il s'en faisait, il n'y rencontrera rien qu'il ne reconnaisse, il trouvera les couleurs conformes aux descriptions qu'on lui en a données; et dans tout cela il n'y aura de nouveau pout lui que d eux choses importantes, dont l'une est la conséquence de l'autre: une clarté, un éclat plus grand, et une grande volupté. L'état de ceux qui spéculent, et qui ne sont point arrivés à la phase de la familiarité [avec Dieu], c'est le premier état de l’aveugle.

Que peut bien signifier cette anecdote ? La première idée est que les connaissances acquises par la voie des sens ne sont pas nécessairement fausses, et bien que l’homme en question ne soit pas doué de la vue, étant le sens qui donne l’accès le plus direct et le plus immédiat à la réalité. Pourtant outre sa cécité, cet homme apprend, fait un effort constant de mémorisation et persévère dans l’existence. Ce que veut dire Ibn Tufayl, c’est que tout homme doué d’une intelligence vive, d’une capacité d’abstraction, d’un lien privilégié avec l’abstrait peut avoir accès à la réalité uniquement par son esprit. En somme, ce n’est que la clarté, la vue, les couleurs autant que l’esprit, les reçoit par la vue qui manque à un tel homme. Cet homme n’a presque pas besoin de voir par ses yeux dans la mesure où pour Ibn Tufayl, il voit déjà par son cœur et par son esprit. C’est d’ailleurs le sens de la dernière phrase du passage cité au-dessus. Malgré l’incapacité de la vision par les yeux, pour Ibn Tufayl, celui qui ne noue pas une relation proche avec Dieu est dans un aveuglement complet, c’est-à-dire, qu’il estime que la vraie admiration des choses dans leurs essences c’est par l’intermédiaire de Dieu qu’elle peut se faire, et sans la lumière du cœur, la force de l’intelligence ne suffit pas. La vue est accessible, on ne tire de cette faculté toute son énergie que par la clairvoyance qui est une harmonie entre la force d’intelligence et la lumière du cœur.

Dans les dernières pages du préambule, Ibn Tufayl s’occupe de contester l’idée d’Al-Farabi. Et là encore, on voit que les philosophes n’ont pas tous un avis tranché sur la place de la religion. Selon Ibn Tufayl qui évoque, en tout, trois ouvrages d’Al-Farabi : un livre dont on a perdu l’origine intitulé « Opinions des habitants de la Cité vertueuse ». Son ouvrage politique dont son commentaire des « Lois » de Platon et son commentaire de « L’éthique à Nicomaque » d’Aristote. Selon Ibn Tufayl, Al-Farabi se contredit et ne fait pas de différence entre les hommes bons et les hommes méchants, ce qui pour lui conduit à désespérer de la miséricorde divine. En ce qui concerne les ouvrages dont nous disposons comme Le livre de

la religion, Al-Farabi a placé la philosophie au-dessus de la religion, il n’est donc pas étonné de voir Ibn Tufayl critiquer son œuvre. De même, il prétend que dans les livres d’Al-Ghazali, il y a beaucoup de contradictions que quiconque peut remarquer en lisant son œuvre.

À la fin de ce préambule, Ibn Tufayl précise que c’est en ayant fait ses recherches parmi les œuvres de tous ces philosophes (Avicenne, Ah-Ghazali, Al-Farabi, Avempace) qu’il est parvenu à un certain résultat mais précise-t-il tout de suite à son ami qu’il ne peut lui en livrer le contenu. Il écrit :

Nous voulons te faire suivre les chemins que nous avons suivis avant toi, te faire nager dans la mer que nous avons déjà traversée, afin que tu arrives où nous sommes nous -mêmes arrivé, que tu voies ce que nous avons vu, que tu constates par toi-même tout ce que nous avons constaté, et que tu puisses te dispenser d'asservir ta connaissance à la nôtre.

Nous constatons que la position d’Ibn Yufayl est celle d’un homme expérimenté ; c’est une posture éducative, didactique qui est adoptée. La recherche du vrai, les échecs, les croyances, les réussites et les aboutissements font partie du processus d’apprentissage. La patience dans la recherche du vrai est tout à fait fondamentale. Finalement, ce que cherche Ibn Tufayl est que son ami éprouve sa liberté : une liberté critique et une liberté rationnelle. C’est ainsi qu’Ibn Tufayl présente l’histoire de Hayy Ibn Yaqdhan, d’Açal et de Salâmân qui viendront à la fin du récit et dont les trois noms proviennent d’Avicenne dans son ouvrage Rissalat Hayy Ibn Yaqdhan.

Après tout un ensemble de considérations scientifiques, aussi bien physiques qu’astronomiques, Ibn Tufayl explique que Hayy est né dans une île de l’Inde en Équateur et que les conditions climatiques et météorologiques de cette île permettent à l’homme de naître sans père ni mère. D’autres hommes qui n’admettent pas cette possibilité racontent l’histoire suivante : il y aurait en une autre île en face de celle où serait né Hayy des êtres humains qui peuplent cette île et le roi de cette île était un orgueilleux et un jaloux, il avait une sœur qu’il

gardait auprès de lui en refusant qu’elle puisse se marier. Elle épousa cependant son voisin Yaqdhan, accoucha d’un fils, allaita son nourrisson puis l’enferma dans un coffre-fort et le livre à la mer en priant Dieu de le protéger. Le coffre parvint jusqu’à l’île déserte, l’enfant se mit à pleurer, une gazelle l’entendit, ouvra le coffre avec ses sabots et fut prise d’affection pour lui. Elle l’éleva et veilla sur lui.

L’éducation de Hayy se déroule en cette étape. La première étape est celle de naissance à sept ans, celle de la petite enfance et de la connaissance sensible. Elle fait surtout état des conditions dans lesquelles Hayy fut éduqué par la gazelle. Ce dernier s’accoutuma à vivre la gazelle et avec tous les autres animaux. Dès son jeune âge, autour de quatre ans, et ne pouvant apprendre le langage humain, il reproduisit tous les cris avec une grande exactitude ; des chants d’oiseaux et autres cris. Nous pouvons y voir une référence à Aristote notamment à son œuvre poétique où il prétend que tout apprentissage se fait par l’imitation et que nous apprenons par l’imitation. D’une certaine manière, et c’est une faculté proprement humaine, Hayy parle toutes les langues animales, si on peut le dire en ces termes. Il grandit donc progressivement et se rend compte de sa faiblesse naturelle : « Il remarquait leur rapidité à la course, leur force, les armes dont ils étaient munis pour lutter contre l'adversaire, telles que les cornes, les dents, les sabots, les ergots, les serres ».

Dans ce passage nous nous rendons compte que l’homme a cette propension, cette tendance naturelle à toujours se comparer aux autres, et même l’enfant le plus jeune et le plus naïf cherche constamment la comparaison avec l’autre. Hayy constate alors les évolutions des animaux, des cornes qui poussent, le développement de l’agilité et il se sentait frustré de ne rien voir comme changement sur lui-même. Ici nous nous rendons compte également que l’homme a cette capacité de réflexivité, c’est-à-dire, d’observation de soi, de retour sur soi. C’est ce qu’on appellerait dans le langage philosophique moderne « la conscience de soi ». Arrivé à l’âge de sept ans, Hayy finit par se rendre compte d’une faculté ou d’une arme distinctive ; c’est la main, le pouvoir créateur de la main. Il comprend alors qu’il n’avait pas besoin d’arme naturelle, comme des bâtons pour se défendre, puisque sa main était un formidable outil pour tout manipuler. Là encore, nous y voyons une référence à La Poétique d’Aristote, considérant en effet la main comme l’élément caractéristique de l’homme, c’est-à-dire, l’homme est homme par sa main, et ce qui fait que je suis un homme capable de techniques : c’est le pouvoir créateur de ma main.

Dans la deuxième étape de l’éducation de Hayy est marquée par le fait qu’il acquiert progressivement une autonomie, c’est-à-dire, il n’aura plus besoin de la gazelle. En effet, dans l’étape précédente Hayy a éprouvé de la pudeur quand il s’est rendu compte que ses parties intimes étaient clairement mises en évidence. Il les a couvertes avec des feuilles mais s’en est lassé rapidement, et s’étant rendu compte du pouvoir créateur de sa main, il a eu l’idée de prendre la queue d’un animal mort et de se l’attacher. Quand il a eu l’opportunité, il a détaché la queue d’un oiseau mort ainsi que ses ailes et il a finalement tous dépouillé cet oiseau et a confectionné une sorte de vêtement et a attaché les ailes à ses bras et la queue derrière lui. Ce vêtement nouveau, cette deuxième peau fait fuir les autres animaux et n’osent plus s’approcher de lui.

Nous voyons bien que Hayy arrive à un certain accomplissement corporel. Mais cet accomplissement est en même temps un accomplissement de l’âme puisqu’on voit qu’à mesure que le temps avance, l’ingéniosité et la créativité de Hayy se développe. Dans ce contexte où il commence véritablement son accomplissement corporel et cultive son âme par la créativité, la gazelle se fait vieille et se trouve en position de mourir, donc la situation s’inverse et c’est Hayy qui va s’occuper de la gazelle alors qu’il n’a même pas quatorze ans. Il constate cependant que ses efforts et son assistance pour la gazelle ne change pas la situation. Il est donc pris d’une vive émotion, il éprouve la douleur pour la première fois du point de vue intérieur, sensible, affectif. La gazelle ne peut plus bouger ni rien faire, et c’est là que la douloureuse épreuve survient, une épreuve qui concerne la sensibilité de l’âme et qui contribue à donner de la force à l’âme de Hayy. Mais en même temps et dans une perspective presque gréco-arabe, c’est une occasion décisive d’apprendre la médecine naturelle. L’homme n’est certainement pas naturellement égocentrique ; c’est toute une éducation naturelle, un souci de l’autre, un souci de soi qui va se développer chez Hayy. Le souci de l’environnement dans lequel on se trouve fait partie du souci de soi, c’est-à-dire, l’homme sort de son être à certains égards pour observer l’environnement dans lequel il se trouve.

Nous nous rappelons dans la première étape que Hayy était frappé des différences physiologiques entre les autres animaux et lui-même et c’était précisément le commencement d’une conscience, le point de départ d’une connaissance de soi puisque l’autre, en l’occurrence les autres animaux, est un moyen de se connaître. C’est en se projetant, en observant ce qu’est l’autre que l’on fait un retour sur soi et qu’on s’observe intérieurement. L’épreuve de la mort de la gazelle va rapidement se décliner en une épreuve de la puissance, des limites de l’esprit et l’homme n’est pas tout puissant ; l’homme est capable d’échec. Pour

sauver la gazelle, Hayy essaie par tous les moyens de la sauver. Il en vient même à pratiquer la dissection du cœur. On voit avec la manière de cette opération médicale est décrite que Hayy réfléchit encore une fois spontanément par les catégories d’Aristote (le syllogisme). La logique ici est au service du soin, de la guérison. Ce qui pousse Hayy à effectuer cette dissection, c’est bien entendu un dernier recours, c’est-à-dire, il y a une déontologie et une éthique médicale dans cette pratique. Hayy, en observant les autres animaux, se rend compte qu’aucun d’entre eux n’est revenu à la vie, il sait donc qu’il ne pourra pas nuire à la gazelle qui est en passe de mourir. Il est donc conscient du fait que l’opération médicale ne pourra être que bénéfique, qu’il n’y a aucun risque de supérieur à la mort dans le cadre médicale et Hayy échoue à guérir la gazelle. Cette dernière meurt, celle qu’il considère comme sa mère puisqu’elle l’a éduqué. Ce qui est étonnant, c’est que Hayy ne suspend pas son analyse médicale :

Alors, le corps entier lui parut vil et sans valeur auprès de cette chose qui, selon sa conviction, y demeurait un temps et le quittait ensuite. Il concentra donc uniquement ses réflexions sur cette chose, [se demandant] ce que c'était, comment elle était, qu'est-ce qui l'avait attachée à ce corps, où elle s'en était allée, par quelle issue elle était passée quand elle était sortie du corps, quelle cause l'avait chassée, au cas où son départ avait eu lieu par contrainte, ou bien quelle cause lui avait rendu le corps assez odieux pour qu'elle s'en séparât, au cas où son départ avait été volontaire. Il se répandit en réflexions sur toutes ces questions, oubliant le corps et l'écartant [de sa pensée]. Il comprit que sa mère, que celle qui avait eu pour lui de l'attachement et qui l'avait allaité, était non pas ce corps inerte mais cette chose disparue. C'est d'elle qu'émanaient tous ces actes. Ce corps dans son ensemble n'était pour cette [chose]-là que comme un instrument, comparable aux bâtons que lui-même s'était faits pour combattre les bêtes. Alors, son affection se détourna du corps pour se porter sur le maître et moteur du corps, et il n'eut plus d'amour que pour lui seul.

L’enjeu de ce texte est une distinction nette entre le corps et l’âme. Ce sont les prémices d’une réflexion métaphysique de Hayy. Il y a dans ce texte une dévalorisation du corps au profit de l’âme et l’art médical est, dans la continuité d’Avicenne, l’art de la conduite de l’âme. La médecine ne concerne pas uniquement la pratique médicale mais englobe aussi le soin consacré à l’âme et le corps n’est rien d’autre que le réceptacle du souffle de la vie humaine. Le corps n’est qu’un tissu complexe organique dont l’âme se saisit pour lui donner vie. Les questions complexes que se posent Hayy, celles de l’origine et de la nature de l’âme ainsi que de la vie conjointe du corps et de l’âme sont des questions métaphysiques auxquelles il n’est pas encore en capacité de répondre. La comparaison faite entre le corps et l’instrument naturel et technique est assez étrange mais la médecine est une technique qui s’occupe de soigner le corps naturel à partir d’instruments et d’outils.

La main que nous avons évoquée est au cœur de cette technique. C’est parce que l’homme dispose du pouvoir créateur de la main qu’il est capable d’exercer la médecine. Dans la dernière phrase de ce texte qui laisse présager le passage de la technique à l’idée de Dieu,