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Un mythe littéraire de la modernité

I. 4.3 - L'instinct de Robinson et l'adaptation de Vendredi

La capacité d'adaptation rapide de Vendredi est un prototype de l'instinct d'adaptation de Robinson. S'installer dans un nouveau mode de vie est tout un défi, à l’instar des quêtes de Robinson pour s'adapter à tous les modes de vie. Il lutte sagement pour sa survie en développant ses talents dans le but d’accomplir ses tâches. Il construit une tente pour le protéger des animaux sauvages. Il se lance dans l'agriculture et commence à fabriquer les paniers nécessaires à la conservation de sa récolte. Il devient, en effet, un habile artisan. Il explore également l'île et construit un camp d'été sur l'autre partie de l'île qui semble être fertile et l'aide ainsi à être riche. Il plante des arbres autour de sa maison pour se protéger ; « aucun homme eût échappé, – rien ne pouvant faire croire qu’il n’avait pas péri tout entier, – à moins de supposer qu’il eût été sauvé par quelque autre bâtiment » (ibid. : 241). Il apprend à fabriquer des récipients en terre pour cuisiner. La propre contemplation de Robinson de ces pots de terre démontre les implications à la fois pratiques et esthétiques de ces vases :

Après cette épreuve, il n’est pas nécessaire de dire que je ne manquai plus d’aucun vase pour mon usage ; mais je dois avouer que leur forme était fort insignifiante, comme on p eut le supposer. Je les modelais absolument comme les enfants qui font des boulettes de terre grasse, ou comme une femme qui voudrait faire des pâtés sans avoir jamais appris à pâtisser. (ibid. : 166)

Virginia WOOLF (2004) explique comment ce genre de pots en terre peut être un symbole significatif : ainsi Defoe, en réitérant que rien d'autre qu'un simple pot en terre cuite au premier plan nous persuade de voir des îles lointaines et les solitudes de l'âme humaine. En croyant fermement à la solidité du pot et à son caractère terreux, il a maîtrisé tous les autres éléments de sa conception ; il a mis tout l'univers en harmonie. Vendredi représente l'étonnante qualité d'adaptation de Robinson. Il s'adapte rapidement au monde de Robinson. Il se met à manger de la chair animale et à bien des égards : « il vint à manger de ce rôti, il s’y prit de tant de manières pour me faire savoir combien il le trouvait à son goût, que je n’eusse pu pas le comprendre. Enfin il me déclara que désormais il ne mangerait plus d’aucune chair humaine. » (ibid. : 270). Il apprend à tout faire aussi bien que Robinson. Ce dernier reconnaît :

Le jour suivant je l’occupai à piler du blé et à bluter, suivant la manière que je mentionnai autrefois. Il apprit promptement à faire cela aussi bien que moi, après surtout qu’il eut compris quel en était le but, et que c’était pour faire du pain, car ensuite je lui montrai à pétrir et à cuire au four. En peu de temps VENDREDI devint capable d’exécuter toute ma besogne aussi bien que moi-même. (ibid.).

Un peu moins d'un an plus tard, Vendredi commence à parler anglais et il comprend les noms et les lieux que prononce Robinson. Le discours de Robinson montre comment Vendredi reproduit son instinct d'adaptation :

J’étais enchanté de lui, et je m’appliquais à lui enseigner à faire tout ce qui était propre à le rendre utile, adroit, entendu, mais surtout à me parler et à me comprendre, et je le trouvai le meilleur écolier qui fût jamais. Il était si gai, si constamment assidu et si content quand il pouvait m’entendre ou se faire entendre de moi, qu’il m’était vraiment agréable de causer avec lui. Alors ma vie commençait à être si douce que je me disais : si je n’avais pas à redouter les Sauvages, volontiers je demeurerais en ce lieu aussi longtemps que je vivrais. (ibid., 267)

L’indifférence de Robinson vis-à-vis des conseils de son père est égale à celle de Vendredi pour sa culture natale. En désobéissant son père, il commet un péché originel semblable à celui d'Adam qui a désobéi à Dieu en testant le fruit de la Connaissance. Robinson appartient à une famille de marchands, son frère aîné est mort dans une bataille et un autre frère a disparu. Son père souhaite qu'il soit éduqué afin qu'il puisse avoir un niveau de vie modéré. Vendredi renonce à sa propre religion pour se convertir à la croyance chrétienne de Robinson. Il fait preuve d'une joie extrême lorsqu’il retrouve son père. Cela ne veut pas dire qu’il reviendra à sa culture natale. Robinson a la fausse idée que :

[…] si jamais [Vendredi] pouvait retourner chez sa propre nation, non seulement il oublierait toute sa religion, mais toutes les obligations qu’il m’avait, et qu’il ne fût assez perfide pour donner des renseignements sur moi à ses compatriotes, et revenir peut -être, avec quelques centaines des siens, pour faire de moi un festin auquel il assisterait aussi joyeux qu’il avait eu pour habitude de l’être aux festins de ses ennemis faits prisonniers de guerre. (ibid., 285)

Vendredi devient un "chrétien religieux" (ibid.) qui abandonne ses propres croyances païennes. Il renonce au cannibalisme, porte des vêtements en peau de chèvre pour le couvrir. Il abandonne complètement son identité sauvage. Il dit à Robinson que s'il peut retourner sur cette terre natale, il dira aux indigènes de : « […] vivre bon, […] prier Dieu, […] manger main de blé, chair de troupeau, lait ; non plus manger hommes » (ibid., 286).

Vendredi présente des similitudes avec Robinson, même dans son visage. Homi BHABHA (2007 : 218) affirme que la peau est un facteur significatif de différence. L’apparence de Vendredi se distingue des autres sauvages. Il avait « toute l’expression douce et molle d’un Européen, surtout quand il souriait. » (ibid. : 262). Son visage est si agréable que Robinson l’associe au visage européen. C’est « un grand beau garçon, svelte et bien tourné. […] Sa chevelure était longue et noire, et non pas crépue comme de la laine. Son front était haut et large, ses yeux vifs et pleins de feu. Son teint n’était pas noir, mais très basané, sans rien avoir cependant de ce ton jaunâtre, cuivré et nauséabond des Brésiliens, des Virginiens et autres natifs de l’Amérique » (ibid.).

Robinson en tant que "prêtre" et Vendredi en tant que disciple est un représentant de la conscience religieuse de Robinson. Avant de venir dans cette région sauvage, ce dernier n'était pas un vrai chrétien pratiquant. Quand il faisait face à tout malheur, il jurait de plaire à Dieu, « s’il plaisait à Dieu de me sauver de ce voyage, et si je pouvais remettre le pied sur la terre ferme, de ne plus le remettre à bord d’un navire, de m’en aller tout droit chez mon père, de m’abandonner à ses conseils, et de ne plus me jeter dans de telles misères » (ibid. : 17). Il a vite oublié tous ses vœux. Sa véritable passion pour la religion commence dès le moment où il s'installe sur l'île.

Durant sa vie sur cette île, Robinson passe du stade de la repentance à celui de la rédemption et finalement à celui de la régénération. En se concentrant sur la Bible, il trouve réconfort, conseils et paix. Quand il commence à lire la Bible plus sérieusement, il réalise les paroles de Dieu, «invoque-moi au jour de ton affliction, et je te délivrerai, et tu me glorifieras » (ibid. : 131). Il se rend compte que la satisfaction de ses besoins spirituels devrait être sa principale préoccupation plutôt que de penser à la façon dont il peut être sauvé. Il déclare : « Là j’étais éloigné de la perversité du monde : je n’avais ni concupiscence de la chair, ni concupiscence des yeux, ni faste de la vie » (ibid. : 174). Cependant, la découverte d'une empreinte de pas ébranle sa croyance religieuse. Bien qu'il lise la Bible, prie Dieu et suive ses instructions, au fond de son cœur, il y a une bataille constante entre sa foi et sa peur. Stephen HYMER (2011) parle de l'état mental de Robinson lors de la découverte de cette empreinte : « Quand des signes d'autres êtres humains viennent à lui, il ne s'épuise pas de joie, prêt à tout risquer pour entendre la voix humaine après tant d'années en isolement cellulaire. Au lieu de cela, ses peurs et ses angoisses deviennent frénétiques et il se clôture et se fortifie de plus en plus, se retirant de plus en plus dans l'isolement. » (p. 50). La croyance religieuse de Robinson se stabilise donc après sa rencontre avec Vendredi.

Robinson s'engage complètement à enseigner Vendredi la "connaissance du vrai Dieu" (ibid. : 274). Il lui enseigne la connaissance du Ciel, l'omniprésence de Dieu, la puissance divine, la notion de "Jésus Christ". En tant qu'apprenant sincère, Vendredi essaie de connaître et de comprendre tous les aspects de la leçon religieuse de Crusoé. C’est pourquoi, demande-t-il, « si Dieu est beaucoup plus fort, beaucoup plus puissant que le diable, pourquoi ne-tue-t-il le diable pour faire de lui non plus méchant ? » (ibid. : 277). Pour enseigner Vendredi les leçons religieuses, Robinson apprend beaucoup de choses qu’il ne connaissait pas avant. En récompense de Dieu, Vendredi allume son chagrin. Il rend la vie de Robinson si paisible que

ce dernier ne considère plus l'île comme une prison, abandonne son souci d'être sauvé et ressent "une joie secrète" (ibid. : 280) qui traverse de son âme. Il dit avec joie :

[…] je passai les trois années que nous vécûmes là ensemble parfaitement et complètement heureux, si toutefois il est une condition sublunaire qui puisse être appelée bonheur parfait. Le Sauvage était alors un bon Chrétien, un bien meilleur Chrétien que moi ; quoique, Dieu en soit béni ! j’aie quelque raison d’espérer que nous étions également pénitents, et des pénitents consolés et régénérés. – Nous avions la parole de Dieu à lire et son Esprit pour nous diriger, tout comme si nous eussions été en Angleterre. (ibid. : 280)

I.4.5 - Robinson comme "Souverain" et Vendredi comme "Outil"

Vendredi est un outil essentiel pour le royaume de Robinson qu'il construit dans l'île. Avec son esprit chevaleresque, Robinson crée son propre royaume et jouit d'un pouvoir absolu n'ayant « point de rivaux, je n’avais point de compétiteur, personne qui disputât avec moi le commandement et la souveraineté » (ibid. : 174). Ses sujets sont un chien, un perroquet et deux chats. Il dit :

Un stoïcien eût souri de me voir assis à dîner au milieu de ma petite famille. Là régnait ma Majesté le Prince et Seigneur de toute l’île : – j’avais droit de vie et de mort sur touts mes sujets ; je pouvais les pendre, les vider, leur donner et leur reprendre leur liberté. Point de rebelles parmi mes peuples ! (ibid. : 198)

Bien que son empire soit plein de ressources, Robinson ressent une sorte de vide pour sa solitude. L'arrivée de Vendredi comble ce vide. Il obtient un compagnon humain avec qui ou par qui il va jouir de sa domination sur l'île : « Mon île était alors peuplée, je me croyais très riche en sujets ; et il me vint et je fis souvent l’agréable réflexion, que je ressemblais à un Roi. Premièrement, tout le pays était ma propriété absolue, de sorte que j’avais un droit indubitable de domination » (ibid. : 307).