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Littérature Mythe Soutenu par

I. 7.3 - Entre insularité et immensité intime

Les deux Robinsons ont une façon bien différente d’appréhender leur espace insulaire et cette différence se reflète au cœur même des deux œuvres. Dans le roman de Defoe, il faut attendre longtemps avant de rencontrer une première description du paysage. Même lorsque l’île est dépeinte, les descriptions restent pratiques et utilitaires. Ainsi, le regard du lecteur s’apparente à celui de Robinson, il ne s’attarde aux éléments du paysage que lorsque ceux-ci peuvent se révéler utiles à la survie ou à la colonisation de l’espace. Le premier regard sur l’île ne comporte même pas de description du paysage :

Après avoir soulagé mon esprit par tout ce qu’il y avait de consolant dans ma situation, je commençai à regarder à l’entour de moi, pour voir en quelle sorte de lieu j’étais, et ce que j’avais à faire.(Defoe, op. cit. ; 113)

Le Robinson de Tournier prendra du temps à développer sa sensibilité au paysage, mais il est déjà plus conscient que son homologue. Dès le moment où Robinson ouvre les yeux après son naufrage, une description du paysage est fournie :

Une vague déferla, courut sur la grève humide et lécha les pieds de Robinson qui gisait face contre sable. […] Des mouettes noires et blanches tournoyaient en gémissant dans le ciel céruléen où une trame blanchâtre qui s’effilochait vers le levant était tout ce qui restait de la tempête de la veille. […] Au nord et à l’est, l’horizon s’ouvrait librement vers le large, mais à l’ouest il était barré par une falaise rocheuse qui s’avançait dans la mer et semblait s’y prolonger par une chaîne de récifs. (Tournier, op. cit. : 15)

Lorsqu’il s’agit de l’appréhension de l’espace insulaire, tout se joue dans le regard. L’île a ceci de particulier qu’elle peut être embrassée d’un seul regard lorsqu’on l’observe d’un point assez élevé. L’espace de l’île est saisi, appréhendé :

Ce qui importe lorsqu’on arrive en vue de l’île, c’est de pouvoir l’embrasser tout entière d’un seul coup d’œil. […] Ce nouveau monde crée d’un premier regard, j’en suis peu ou prou le démiurge. Il m’appartient. […] l’espace aujourd’hui je le tiens dans ma main. (Thereau, 1991 : 132-133)

C’est de saisir l’île d’un regard qui donne des volontés colonisatrices à son observateur, comme si ce seul coup d’œil en faisait sa possession. Les deux Robinsons, celui de Defoe comme celui de Tournier, vont s’empresser de monter au point le plus haut de ce qu’ils découvriront bientôt être une île. Le Robinson de Defoe ne voit que son malheur :

Après avoir, avec beaucoup de peine et de difficulté, gravi sur la cime, je compris, à ma grande affliction, ma destinée, c’est-à-dire, que j’étais dans une île au milieu de l’Océan […]. (Defoe,

op. cit. ; 122)

Le Robinson de Tournier, quant à lui, voit les frontières de son île en premier et l’objet de ce qui sera son obsession pendant les semaines à venir, la mer : "De là en effet, il pu

embrasser tout l’horizon circulaire du regard : la mer était partout" (Tournier, op. cit. : 18). Une fois l’île saisie du regard, elle repose au creux de leur main et tous deux s’improviseront gouverneur, roi, démiurge de cette terre qui se donne sans pudeur à eux. Ils l’exploiteront autant que possible pour assurer leur survie et plus encore. En effet, l’un comme l’autre avoue avoir plus de réserves que nécessaire à la subsistance d’un seul homme.

Alors que le Robinson de Defoe se contente d’en faire son île, celui de Tournier veut se loger en son sein, communier parfaitement avec elle. Il va jusqu’à s’enduire de lait pour s’enfoncer dans une cavité profonde durant plusieurs jours. Il recrée ainsi la figure même de l’île : "l’île délimitée par le récif, c’est la cellule avec son noyau au centre; c’est l’enfant baignant dans la tiédeur du lait amniotique […]" (Thereau, op. cit. : 132-133). Le Robinson de Defoe ne semble prendre conscience de son environnement que lors des cataclysmes. Il s’agit des seuls moments où il décrit la couleur des cieux et la houle de la mer. Sitôt les éléments calmés, il retourne à sa besogne. Les catastrophes ont un autre effet sur le Robinson de Tournier. L’explosion de la réserve de poudre provoque chez lui un renversement dans l’ordre de l’île. Il perd ses envies de colonisation, d’administration pour retourner à un ordre plus naturel : "Après s’être rendu compte de la folie de son système totalisant, Robinson découvre un mode de vivre sur l’île plus authentique, plus élémentaire" (Posthumus, 2008 : 173). Il perd du même coup son envie de nommer, de poser une étiquette sur chaque chose. Le Robinson de Tournier, avant de se métamorphoser, est donc allé plus loin que le Robinson de Defoe dans son désir de domestiquer l’île. La force de son désir passe par la classification qu’il fait de chaque poisson, oiseau, arbre ou plante. Il nomme toujours par son nom exact ce qui l’entoure, il connaît même le nom de la tribu de Vendredi, les Araucans, alors que le naufragé de Defoe se contentait de les qualifier de cannibales ou de sauvages. Il passe donc du structuralisme à l’ordre naturel et c’est par cette voie que le Robinson de Tournier accédera à une part nouvelle et intime de lui-même.

Le Robinson de Tournier, par le rapport privilégié qu’il entretient avec son île, réussit à développer une vision qui le projette en dehors du monde. L’île, qui avait incarné pour lui les figures de mère nourricière et d’épouse, lorsqu’elle sera libérée, lui permettra une relation cosmique avec le soleil. Sorte de tremplin vers les cieux et vers l’harmonie du monde, l’île fait accéder le Robinson de Tournier à une immensité intime :

Et la contemplation de la grandeur détermine une attitude si spéciale, un état d’âme si particulier que la rêverie met le rêveur en dehors du monde prochain, devant un monde qui porte le signe d’un infini. (Bachelard, 1957 : 169)

Lorsque Robinson va se loger au sein de l’île, dans sa caverne profonde, il se sent "suspendu dans une éternité heureuse" (Tournier, op. cit. : 112) et c’est là qu’il est jeté en dehors de l’île pour revivre des scènes de son enfance. Dans la grotte, il oublie le temps, il oublie l’île et il va même jusqu’à "oubli[er] les limites de [s]on corps" (ibid. : 112). La "végétalisation" éventuelle de Robinson va se faire à deux niveaux. Il entretiendra, premièrement, des relations sexuelles avec la terre ce qui résultera en une anthropomorphisation de la flore. Il la fertilisera de sa semence et créera un être hybride entre l’île et lui : la mandragore, une plante dont la racine a une forme humaine. Ensuite, Robinson lui-même se végétalisera, abandonnant un peu plus sa condition humaine lorsqu’il constate "que sa barbe en poussant au cours de la nuit avait commencé à prendre racine dans la terre" (ibid. : 126). Après la destruction de son habitation par Vendredi, il élira domicile avec un arbre avec lequel il entretiendra un rapport aussi très intime. Une fois de plus, Robinson fusionne avec des éléments de la nature :

Il ferma les yeux et appuya sa joue contre le tronc, seul point ferme dont il disposât. Dans cette vivante mâture, le travail du bois, surchargé de membres et cardant le vent, s’entendait comme une vibration sourde que traversait parfois un long gémissement. Il écouta longuement cette apaisante rumeur. La feuille poumon de l’arbre, l’arbre poumon lui-même, et donc le vent sa respiration, pensa Robinson. Il rêva de ses propres poumons, déployés au dehors, buisson de chair purpurine, polypier de corail vivant, avec des membranes roses, des éponges muqueuses…Il agiterait dans l’air cette exubérance délicate, ce bouquet de fleurs charnelles, et une joie pourpre le pénétrerait par le canal du tronc gonflé de sang vermeil. (ibid., 2012 : 217-218)

Ce Robinson-ci fonctionne à l’inverse de son homologue. Il quitte sa demeure pour s’établir dans un arbre alors que le Robinson de Defoe avait fait d’un arbre sa demeure première avant de s’établir dans ce qu’il appellera son château. C’est justement ce qui va l’empêcher de ressentir une dimension intime à son insularité. Jamais le Robinson de Defoe ne réussira à former un couple d’amoureux rêveur avec son île. Son homologue, par contre, y parviendra et il avouera qu’il "n’est infiniment riche que lorsqu’il coïncide avec Speranza tout entière" (ibid. : 74). Robinson et son île deviennent donc intimement liés par leur solitude.

Comme la figure insulaire, seule au milieu de l’Océan, Robinson est le seul survivant du naufrage et il faudra vingt-deux ans avant que Vendredi fasse son apparition sur l’île. Il ne reste plus à Robinson qu’à s’unir avec son île dans le but de converser : "Et le poète continue ce duo d’amour du rêveur et du monde, faisant du monde et de l’homme deux créatures conjointes paradoxalement unies dans le dialogue de leur solitude" (Bachelard, op. cit. : 173). C’est justement cette solitude qui permet à l’homme d’atteindre l’immensité intime :

Il semble alors que c’est par leur ‘immensité’ que les deux espaces : l’espace de l’intimité et l’espace du monde deviennent consonants. Quand s’approfondit la grande solitude de l’homme, les deux immensités se touchent, se confondent. (ibid. : 184).

En effet, jamais Robinson n’atteint un tel état de fusion avec le cosmos que lorsqu’il apprend que Vendredi l’a quitté pour s’embarquer sur le navire qui a accosté brièvement sur l’île. Bien sûr, il gagne du même coup un nouveau compagnon en la personne du jeune mousse qui a voulu fuir les cruels marins, mais celui-ci est plus le double du naufragé que son frère. Robinson qui se sent tout à coup vieillit, voit dans les yeux clairs et la chevelure rousse du jeune garçon son propre visage qui n’aurait pas été altéré par les années, comme si le temps avait vraiment pu s’arrêter sur l’île. Le livre se termine sur ce magnifique passage, alors que Robinson et l’enfant regardent la mer :

C’est alors que le soleil lança ses premières flèches. Une cigale grinça. Une mouette tournoya dans l’air et se laissa choir sur le miroir d’eau. Elle rebondit à sa surface et s’éleva à grands coups d’ailes, un poisson d’argent en travers du bec. En un instant le ciel devint céruléen. Les fleurs qui inclinaient vers l’ouest leurs corolles closes pivotèrent toutes ensembles sur leurs tiges en écarquillant leurs pétales du côté du levant. Les oiseaux et les insectes emplirent l’espace d’un concert unanime. Robinson avait oublié l’enfant. Redressant sa haute taille, il faisait face à l’extase solaire avec une joie presque douloureuse. […] Un glaive de feu entrait en lui et transverbérait tout son être. Speranza se dégageait des voiles de la brume, vierge et intacte. […] Une profonde inspiration l’emplit d’un sentiment d’assouvissement total. Sa poitrine bombait comme un bouclier d’airain. Ses jambes prenaient appui sur le roc, massives et inébranlables comme des colonnes. (Tournier, op. cit. : 272).

Alors que le Robinson de Defoe voyait sa destinée comme issue de la Providence divine, le Robinson de Tournier s’intègre à ce monde et prend place dans le cosmos. La figure de Robinson subit donc elle-même une transformation à travers la réécriture de Robinson

Crusoé par Michel Tournier. Cette refonte permet de munir ce nouveau Robinson de la

sensibilité nécessaire pour comprendre son île et être compris par elle. Le Robinson de Tournier se détourne de la colonisation et se rend perméable au pouvoir du bain de mer, ce qui était impossible pour le Robinson de Defoe, produit de l’époque des Lumières. Ainsi, même si les deux Robinsons ont une manière similaire d’appréhender l’espace insulaire, il n’y a que le Robinson de Tournier qui, par sa fusion avec les éléments et par sa solitude, réussit à accéder à une insularité intime. Robinson Crusoé a trois fins différentes. Le texte original de Defoe lui permet de quitter l’île après y avoir assuré l’implantation d’une colonie précaire. Il y retournera pendant une vingtaine de jours pour suivre la progression des colons, mais ne jettera pas un regard de regret en direction de son île. La version de Tournier laisse rester Robinson sur son île et lui promet des jours heureux en harmonie avec elle.

Chapitre II