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Chamoiseau ou l’écriture de la subversion

III. 3 - L’empreinte : de la plage à la page

L’empreinte à Crusoé est composée de trois parties correspondant aux transformations

des modes de pensées du héros. La première partie intitulée L’idiot dévoile le moment où le

personnage principal se contente de gouverner l’île. La deuxième partie s’intitule La petite

personne, elle présente le moment où le protagoniste évolue et devient plus attentif vis-à-vis

de l’île et s’adapte à elle. La troisième partie s’intitule L’artiste, elle dévoile comment Ogomtemmêli, le personnage principal, fait désormais parfaitement partie de l’île. Le récit est plus enchâssé dans le journal de bord, le Journal du capitaine, transcrit par le capitaine du bateau. Ce carnet est indispensable puisqu’il permet de bien situer l’histoire et offre des informations essentielles pour une bonne compréhension de l’œuvre ; c’est d’ailleurs dans ce carnet de bord que l’on apprend les circonstances dans lesquelles le héros a débarqué sur l’île mais aussi et surtout on apprend sa véritable identité à la fin du roman. On y apprend également qu’en réalité que le capitaine n’est autre que Robinson Crusoé, le protagoniste du prototype defoesque. Il informe le lecteur dans son carnet de bord à la fin de L’empreinte que

lui aussi a fait naufrage et qu’il se retrouve seul sur l’île.

De ce fait, on déduit que l’histoire relatée dans L’empreinte s’est déroulée avant l’intrigue de DEFOE, soit une véritable subversion du prototype defoesque ; ce qui fait perdre à Robinson Crusoé de DEFOE sa place de premier et le fait passer au rang de texte-second.

Cette œuvre interroge donc l’identité caribéenne en démontrant comment réformer l’Histoire en un désir qui relève généralement de l’utopie à partir des Antilles françaises en tant que nouveau centre. L’œuvre de Patrick CHAMOISEAU fournit une réponse originale à celle de Daniel DEFOE remettant en cause l’idéologie euro-centrée véhiculée par cette œuvre-première.

Twentieth century interpretations of Robinson Crusoe de Franck Hale ELLIS, paru en

1969, est l’un des ouvrages d’étude auxquels nous nous sommes intéressée. Il représente un recueil de critiques littéraires de plusieurs grands auteurs, à l’instar de Virginia WOOLF, Karl MARX, Éric BERNE, Ian WATT et Edwin Bonette BENJAMIN. Il s’agit d’une collection de plusieurs volumes où chacun comprend des commentaires sur un chef-d’œuvre de la

littérature universelle. Dans Twentieth century interpretations, ELLIS dégage quatre éléments importants dans l’œuvre de DEFOE : primo, Dieu est un personnage primordial ; secundo, à l'inverse de ce qu’affirme ROUSSEAU dans l’Émile, Robinson Crusoé est un ouvrage pour adulte ; tertio, Robinson n’est pas un personnage autobiographique mais plutôt un personnage créé de toute pièce par DEFOE et, quatro, les critiques ont appris à ne pas dédaigner DEFOE pour le choix d’écrire un roman d’aventures.

Le chapitre I intitulé "Interpretations" comprend 7 essais de plusieurs auteurs. Le premier essai est celui de Virginia WOOLF où elle glorifie la simplicité de Robinson Crusoé. Dans le deuxième essai de James SUTHERLAND, un portrait de DEFOE y est dressé et l’auteur évoque les circonstances dans lesquelles le chef-d’œuvre a été écrit. Quant aux deux essais, présentant les travaux de BENJAMIN sur des éléments symboliques de Robinson

Crusoé et ceux de WATT sur le concept d’individualisme, avancent des points de vue différents des premiers par rapport à l’œuvre et son auteur. Vers la fin du chapitre, la dimension religieuse y est développée.

Le chapitre 2 évoque un côté beaucoup moins littéraire du chef-d’œuvre. Il adopte une approche plutôt économique, particulièrement dans trois essais (dont Le Capital de Karl MARX). Le quatrième essai traite de l’espace dans l’œuvre, notamment sa perspective psychologique.

Il advient que cet ouvrage est considéré comme une preuve que l’œuvre de DEFOE n’est pas simplement un roman d’aventures. Les recherches qui y sont menées accentuent sa qualité novatrice, élément qui fera de Robinson Crusoé un mythe.

Néanmoins, il serait plus judicieux de compléter ce constat par des recherches plus récentes. L’une d’elles est Robinson Crusoé ou l’invention d’autrui de Jean-Pascal LE GOFF paru en 2003 dans une collection intitulée « Études » où l’auteur analyse le chef-d’œuvre de DEFOE suivant une nouvelle démarche. Il répond à 50 questions pour ainsi dévoiler comment la solitude démesurée du protagoniste relate finalement l’invention de l’un des concepts les plus anciens de la psyché humaine : Autrui.

La lecture de cet ouvrage a donné lieu d’approfondir notre connaissance de Robinson

Crusoé et de mieux saisir la manière dont l’auteur a imposé à ses contemporains de regarder l’Altérité. Dans le chapitre I, la réception de l’œuvre de DEFOE y est mise en avant. Le chapitre II est consacré à l’importance de la présence d’autrui pour Robinson. Quant au dernier chapitre, LE GOFF y dresse, d’un côté, une chronologie du débarquement de

Vendredi sur l’île de Robinson et, de l’autre côté, une comparaison avec une deuxième œuvre de DEFOE, celle du Journal de l’Année de la peste. Dans l’ensemble, le but principal dans

l’ouvrage en question est de prouver comment la solitude de Robinson met en exergue la figure d’autrui.

L’œuvre de Patrick CHAMOISEAU reflète les préoccupations caribéennes et identitaires de son auteur. Or, dans l’empreinte à Crusoé, malgré la présence des entités

habituelles de sa plume, CHAMOISEAU s’en détache un peu et explore le domaine plus général de ce qu’il appelle lui-même « l’aventure intérieure » d’un Robinson « qui se met à penser l’impensable » et ceci dans un espace apparemment neutre et donc susceptible d’une nature plus généralisée. Néanmoins, ce récit constitue une aventure littéraire où l’écriture s’impose comme thématique principale, de par les résonances intertextuelles et le lexique utilisé propre à l’acte d’écrire.

III.3.1 - L’empreinte à Chamoiseau

Dans l’empreinte, l’empreinte de pied aperçue sur la plage prend une place primordiale.

La preuve est son inscription dès le titre de l’œuvre ; d’ailleurs c’est par le biais de cette empreinte que s’établit et progresse la représentation de soi chez le Robinson de CHAMOISEAU. Cette trace dévoile l’homme isolé, dépourvu d’histoire et avide d’identité. La première phase du récit correspond à la partie intitulée « L’idiot » racontant le plongement de l’individu dans son environnement. La métamorphose de la trace dans le sable est tout aussi moteur de l’éveil du personnage que le résultat de son regard déjà métamorphosé.

Il s’agit d’un texte à deux composants intercalés. D’une part, nous avons le journal d’un capitaine esclavagiste qui, dans quatre interventions relativement courtes révèle progressivement comment il a fait assommer et déposer sur une île déserte son collaborateur africain devenu un subordonné, comment il a retrouvé celui-ci lors d’un voyage douze ans plus tard et comment cette fois l’équipage fusille l’Africain quand les cris des esclaves captifs dans la cave du bateau lui aspire de nouveau une réaction violente. D’autre part, nous avons la longue narration du naufragé qui n’a aucun souvenir d’avant son arrivée sur la plage. Son récit, transcrit par le capitaine, donne une place centrale à la découverte d’une empreinte de pied sur la plage et c’est à travers les phases successives de sa fascination devant cette marque que l’on mesure l’évolution voire l’individuation du personnage. Ce n’est que dans le dernier extrait du journal du capitaine que nous apprenons que Robinson Crusoé, nom que le naufragé s’est donné en le découvrant sur un baudrier noué autour de son corps, n’est autre, en réalité,

que le capitaine lui-même. Ce capitaine fera d’ailleurs naufrage à son tour après les retrouvailles tragiques avec son ancien confrère.