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Littérature Mythe Soutenu par

I. 7.2 - Un chronotope du bain de mer

L’île devient un espace rendant possible le chronotope du bain de mer. Selon Bakhtine, cité par Pierre Masson, un chronotope est « la fusion des indices spatiaux et temporels en un tout intelligible et concret […]. Les indices du temps se découvrent dans l’espace, celui-ci est perçu et mesuré d’après le temps »(Masson, 2001 : 200). Le naufrage est donc une sorte de chronotope négatif, avec la mer en furie en son centre « dressée comme un mur, comme l’affirmation d’une transcendance redoutable, d’une exigence sur laquelle viennent faire naufrage les ambitions humaines […] » (ibid.).

Le Robinson de Daniel Defoe choisit donc de tourner le dos à la mer qu’il considère vicieuse et redoutable après son naufrage. Il choisit de s’établir loin de la rive, mais décide de garder un œil sur elle à des fins utilitaires ; il ne voudrait pas manquer de voir passer un bateau au large. Le magnétisme qu’exerçait la mer sur Robinson n’est donc plus. L’insulaire aura quelquefois recours au bain de mer, mais il ne s’agira jamais d’une expérience agréable. Ses bains de mers ne lui procurent aucun plaisir et l’épuisent plus qu’ils ne le transforment: "je fus obligé de plonger dans l’eau, travail qui me fatiguait énormément" (Defoe, 1998 : 128).

Le Robinson de Tournier est différent, il est plus ouvert à son environnement. La mer continuera d’exercer une étrange attraction sur lui même après son naufrage et ce n’est qu’avec peine qu’il réussit à s’en détourner :

Il se leva et regarda la mer. Cette plaine métallique, clouée déjà par les premières flèches du soleil, avait été sa tentation, son piège, son opium. Peu s’en était fallu qu’après l’avoir avili elle ne le livrât aux ténèbres de sa démence. Il fallait sous peine de mort trouver la force de s’en arracher. (Tournier, 2012 : 45).

C’est seulement lorsque Robinson aura colonisé son île, et que son entreprise aura échoué, qu’il se tournera à nouveau vers la mer. La plage devient alors un lieu propice au chronotope, elle lui permet d’établir un nouveau rapport avec le monde et avec l’Autre :

Sur le miroir mouillé de la lagune, je vois Vendredi venir à moi, de son pas calme et régulier, et le désert du ciel d’eau est si vaste autour de lui que plus rien ne donne de l’échelle, de telle sorte que c’est peut-être un Vendredi de trois pouces placé à portée de ma main qui est là, ou au contraire un géant de six toises distant d’un demi-mille… (Tournier, 2012 : 245)

Plus loin, c’est sur cette même plage qu’il avouera incroyable avoir vécu si longtemps aux côtés de Vendredi sans le voir, sans se rendre compte qu’il est son frère. Le Robinson de Michel Tournier subit donc une véritable transformation sur le rivage de son île. Cette métamorphose passe par les quatre temps de l’apprentissage tels qu’identifiés par Pierre Masson dans Le chronotope du bain de mer au XXe siècle : le dépouillement de soi, la tentation du néant, la fusion de l’horizontal et du vertical et la transfiguration. Le Robinson de Tournier est un être doublement dépouillé. Il vit un premier dépouillement lors du naufrage de

La Virginie et un deuxième lorsqu’une pipe à tabac jetée par Vendredi dans les barils de poudre à canon fait exploser son habitation et ses réserves de nourriture.

Lorsque Robinson décide de ne pas se reconstruire et de s’installer près du rivage, dans un arbre, toutes les certitudes qu’il avait depuis son naufrage sont tombées. Il se demande s’il a vraiment eu raison de vouloir administrer l’île sauvage sur laquelle il a échoué. Robinson sera aussi tenté par le néant et c’est pourquoi il avait choisi de se détourner de la mer au départ. D’ailleurs, une fois, il passe près d’y rester : "L’eau salée envahit sa gorge. Un crépuscule glauque l’entoura où il eut encore le temps de voir la face grimaçante d’une petite raie fuyant à reculons" (Tournier, op. cit. : 44). Il lui faudra longtemps avant d’avoir la force d’affronter cette profondeur relative à la mer, et cette force ne viendra qu’avec le retour à un ordre naturel. La fusion de l’horizontal et du vertical se fera grâce à la fusion du ciel avec la mer. Cette alliance survient d’abord dans le discours de Robinson lorsqu’il voit Vendredi venir vers lui sur la plage "dans un désert de ciel d’eau". Elle se manifeste aussi dans le rapport que Robinson entretient avec les éléments qui l’entourent. Si au départ, il n’avait d’yeux que pour la mer, il s’est détourné d’elle pour se concentrer sur l’île, pour se faire accepter par elle et pour la domestiquer. Après l’explosion, il laisse l’île retourner à son aspect sauvage et décide de se tourner vers le soleil, vers le ciel. Son adoration part de la mer, pour passer à l’île et pour finalement se fixer sur le ciel, formant ainsi une sorte de trinité où océan et cieux sont liés par le biais de la terre. Néanmoins, avant d’en arriver à fixer son regard sur le ciel, le Robinson de Tournier gardera longtemps les yeux rivés sur son île.

La raison pour laquelle le Robinson de Defoe a un regard différent sur la mer est reliée à son époque de publication. Le chronotope du bain de mer est rendu possible seulement au XXe siècle et il est le fruit d’une longue évolution du regard porté sur les flots. Robinson

Crusoé a été publié au début du XVIIIe siècle alors que l’Océan était considéré comme un objet de répulsion. Le regard qui était porté sur la mer était négatif :

L’époque classique, à de rares exceptions près, ignore le charme des plages de la mer, l’émotion du baigneur qui affronte les vagues, les plaisirs de la villégiature maritime. Une chape d’images répulsives gêne l’émergence du désir du rivage. (Corbin, 2018 : 11)

Il est normal que Robinson ne puisse apprécier les eaux dans lesquelles baigne son île puisqu’il ne s’agit pas d’une pratique courante de l’époque. Au contraire, la mer est associée à sa représentation dans la Bible et donc au déluge. Elle représente la punition et le chaos :

On comprend que l’océan, relique menaçante du déluge, ait pu inspirer de l’horreur, tout comme la montagne, autre trace chaotique de la catastrophe, […], déplaisante et agressive verrue poussée à la surface des nouveaux continents. (ibid. : 16)

Lors des tempêtes qu’il vivra sur la mer, avant son naufrage, Robinson fera cette comparaison entre les deux paysages : "je vis la mer s’avancer derrière moi furieuse et aussi haute qu’une grande montagne" (Defoe, op. cit. : 110). De plus, dans le roman de Defoe, la mer est fréquemment réduite à la figure de la tempête, ce qui est représentatif de l’époque. En effet, à chaque fois que Robinson s’embarque sur un navire, il doit affronter la colère des eaux. Après son naufrage, la représentation de la mer dans le roman ne sera guère plus positive. La plage sera associée au naufrage et aux massacres organisés par les cannibales :

La plage n’est ici que le théâtre des catastrophes dont elle conserve la trace : le navire est venu s’éventrer sur les récifs, côtiers; c’est sur la grève que ses débris – utiles – ont été rejetés. Surtout, le sable porte l’empreinte des forces sauvages et menaçantes, symboles du désir. C’est là que les anthropophages se livrent à leurs orgies sous l’œil fasciné de Robinson, voyeur menacé par l’animalité de la liesse collective. […] Robinson ne s’attarde pas; il ne joue pas; il ne se baigne pas; sa seule intervention téméraire sera de séparer Vendredi du groupe des sauvages […]. (Corbin, op. cit. : 26-27)

Si la mer et la plage ne sont plus accessibles pour Robinson, il ne lui restera plus qu’à se replier vers le centre de l’île. C’est là qu’il commencera la domestication de la nature, une pratique beaucoup plus valorisée au XVIIe siècle que la contemplation du rivage. La vie de Robinson sur l’île est très rangée et son horaire est minutieusement divisé entre chasse, travail de la terre et lecture de la Bible. Robinson trouve le bonheur au centre de son domaine, loin de la plage et de ses malheurs :

L’île de Robinson présente tous les caractères de l’Éden après la faute : le bonheur serein s’y dessine à condition que l’homme ne ménage pas sa sueur, qu’il organise le temps, qu’il gère minutieusement son labeur. […] Mais cet Éden se situe à l’intérieur des terres, au milieu des prairies et des bosquets. (Corbin, op. cit. : 26-27)

Il lui est impossible de trouver le bonheur près de l’eau, car, comme l’écrit Alain Corbin dans Le territoire du vide "il n’y a pas de mer dans le jardin d’Éden" (Corbin, op. cit. : 12). La démarche du Robinson de Defoe s’apparente à l’esthétique du jardin qui se développe en Europe au XVIIe siècle. Il s’agit de conquérir la nature et de lui imposer un certain ordre :

Qu’est-ce que le jardin, sinon le triomphe du végétal sous de multiples formes? Cependant, ce triomphe est voulu et organisé par l’homme qui sélectionne et promeut, en fonction de ses goûts et de ses besoins, les espèces qui lui conviennent. (Roudaut, 2000 : 44)

Lorsque Robinson s’intéresse à la végétation qui l’entoure, il le fait uniquement pour recenser les espèces qui pourraient lui être utiles. Il est néanmoins séduit par la beauté d’une clairière qu’il s’empressera d’aménager, car "le jardin à la française du XVIIe siècle était construit contre la nature" (Weiss, 2011 : 41). Il s’y bâtira même une résidence secondaire, sorte de maison de campagne primitive : "malgré qu’après mes réflexions j’eusse résolu de ne point y déménager, je m’y construisis pourtant une sorte de tonnelle, que j’entourai à distance d’une forte enceinte formée d’une double haie […]" (Defoe, op. cit. : 194). L’esthétique du jardin qui se développe en Europe est à considérer comme partie prenante d’une démarche plus intellectuelle :

D’autre part, l’essor du jardinage n’est peut-être pas sans rapport avec la prodigieuse mutation intellectuelle qui s’était produite dans les premières décennies du XVIIe siècle : la raison était appelée à gouverner les esprits. (Guarrigues, 2000 : 24)

Robinson s’inscrit donc, avec sa démarche de domestication de la forêt, dans la pensée de l’époque des Lumières puisque celles-ci "réduisent les forêts au statut de ressource matérielle nécessitant l’exploitation" (Harrison, 1992 : 184). En effet, le Robinson de Daniel Defoe ne peut apprécier la nature que lorsqu’elle est domestiquée. Il va même jusqu’à se créer un jardin à l’intérieur de son île sauvage et il n’explore pas beaucoup la brousse. Pour lui, le paysage n’existe que lorsqu’il revêt une fonction utilitaire, et, en ce sens, sa pensée est à mille lieues de celle de son homologue plus contemporain.