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Si l’on enjoint le roman algérien à n’être qu’un calque d’une génération liée à une société, à une époque donnée et précise […], alors nous ne lui offrons aucun avenir.

Introduction

Cette troisième partie, consacrée à l’étude du roman Zabor ou les psaumes et à la présentation de ce nouveau type de robinsonnade, sera entamée par une étude sur l’écrivain Kamel DAOUD vers qui convergera toute l’analyse que nous développerons sur la robinsonnade ontologique.

Kamel DAOUD est un écrivain engagé dans la vie intellectuelle, politique et même religieuse de l’Algérie et du monde arabe. Il a d’abord été journaliste pendant vingt ans et rédacteur en chef du Quotidien d’Oran. Il y a tenu une chronique quotidienne qui avait un

immense succès. Il publie aussi désormais des chroniques dans Le Point en France et nombre de ses chroniques ont été rassemblées, parce que leur valeur critique et littéraire est très impressionnante, dans le recueil Mes indépendances publié en 2017. Il est question dans ce recueil de l’Algérie, bien entendu, de la Tunisie, de tout le monde arabe, du rapport de l’Algérie à la France et de son rapport à l’Israël, à la Palestine, à l’islamisme et à l’état islamique. Il a aussi traité des problèmes des femmes dans le monde musulman, de la laïcité, de la sexualité, de l’oppression sous ses diverses formes, de la révolte et de la révolution.

Ne mâchant pas ses mots, l’auteur de Mes indépendances balance la réalité brutale que côtoie la société arabo-musulmane. Kamel DAOUD est donc un auteur engagé, un combattant de l’écrit, qui met courage et passion dans son combat contre l’obscurantisme, l’uniformisation et la réduction de la pensée qui étouffe la société. Il défend une pensée libre et une vision du monde libérée, et ce n’est sans doute pas un hasard s’il a choisi de résider à Oran qui est une ville de culture libérale et cosmopolite. Certes, son engagement a parfois suscité des malentendus, nourrit un certain nombre de polémiques, mais n’est pas au service d’une cause, ce n’est pas l’expression d’un "nouvel unanimisme", selon le terme qu’il a lui-même employé.

Pour DAOUD, la conscience individuelle ne doit pas se fondre dans une pensée collective quelle qu’elle soit, la liberté réside, au contraire, dans la singularité de pensée de l’individu. C’est une vérité qui préside à tous les ordres de la vie. Le titre au pluriel, Mes

indépendances, le dit bien ; c’est une vérité qui s’inscrit dans l’ordre politique et sociale mais aussi dans l’ordre littéraire. Il ne se reconnaît pas dans la littérature de combat de l’époque coloniale ou de la période de la libération. Son œuvre ne peut être assimilée au courant

littéraire qui affirme aujourd’hui, face à l’universalité d’un discours européen, l’altérité, la spécificité d’une identité et d’une écriture nationale. C’est par la singularité d’une écriture et d’un style que l’auteur atteint l’universel.

Le choix qu’a fait Kamel DAOUD de la langue française est très révélateur. Ce n’est pas un recours à la langue de l’ancien colon qui marquerait une déculturation algérienne, maghrébine ou arabe et qui ferait porter sur lui le soupçon d’une trahison intellectuelle. C’est un choix individuel, singulier, le choix au sens plein du terme d’une langue apprise et non pas inculquée à l’école, une langue appréhendée, vécue dans les livres et lue comme celle qui est l’espace de liberté, du rêve et de la vie, une langue qui n’est donc pas l’expression naturelle d’une communauté telle que la famille ou la nation. C’est avant tout la langue d’une littérature universelle ; c’est le français de Marguerite YOURCENAR, de Michel TOURNIER, de BAUDELAIRE ou de Jules VERNE pour ne citer que quelques figures du panthéon personnel assez éclectique de Kamel DAOUD.

La langue des écrivains contribue à façonner sa personnalité individuelle. Il aime à le rappeler, une anecdote ; lorsqu’il était à l’université, il se trouvait quelque peu étranger à la communauté estudiantine parce qu’il parlait le français, dit-il, comme un livre, c’est-à-dire, sans la souplesse d’un français de conversation mais avec la précision et la qualité d’une langue littéraire, celle du dialogue d’auteur qu’il pratique. Il est habité par l’amour de la littérature. Comme beaucoup d’autres, il s’est essayé d’abord en écrivant des nouvelles qui pouvaient, dans l’ordre de la fiction, paraître comme le pendant de la chronique dans l’ordre de l’essai. Les premiers galops ont été des premiers succès.

Son recueil intitulé La préface du nègre (ou Le Minotaure 504 dans sa version française) sera pressenti dans le Goncourt de la nouvelle. Il a d’abord été publié en Algérie puis a très vite été adopté par le monde francophone. Ensuite vient Meursault, contre-enquête, premier roman et deuxième succès. Le livre a obtenu le prix Goncourt du premier roman et a valu à son auteur la reconnaissance du monde littéraire et l’assurance d’un public beaucoup plus large. Le succès de l’ouvrage à conforter la vocation du romancier qui, trois ans plus tard, publie Zabor ou les psaumes. Il entend maintenant se consacrer pleinement à la littérature.

L’œuvre de Kamel DAOUD présente deux aspects distincts mais qui ne s’opposent pas. A l’actualité de la chronique répond l’université de la fable. Les toutes deux partagent généralement un même sujet, une même réflexion. La différence tient dans le style, dans le rythme, dans le développement d’une écriture qui passe de la description d’une réalité déterminée et circonscrite à la narration ample d’une réalité humaine. Mais la fiction n’atteint

l’universel qu’en transcendant un contexte ancré dans la situation contemporaine de l’Algérie ou du Maghreb ; c’est le cas des nouvelles qui mettent en scène des figures d’Algériens.

C’est encore plus vrai dans Meursault, contre-enquête écrit dans le souvenir de Camus mais qui n’est ni un contre-Camus ni une suite à Camus ; c’est véritablement un roman qui se nourrit de textes fondamentaux comme l’avait été ceux de Camus pour la littérature algérienne et, tout à la fois, les réécrit et s’en écarte en traçant son propre chemin. Il se voit, en effet, dans l’écrivain un ré-écrivain qui ne cesse de réécrire une littérature préexistante, qui se l’approprie, faisant ainsi coïncider universalité d’un fond et singularité d’un auteur. Ce principe mis en œuvre dans Meursault, contre-enquête est encore plus visible comme allégorisé dans Zabor ou les psaumes, son dernier ouvrage qui raconte l’histoire d’un personnage en marge d’une communauté villageoise dans un Orient où l’on reconnaît l’Algérie. Ce personnage est pourvu d’un don digne des Milles et Une Nuits. Il peut prolonger la vie des mourants en écrivant leur histoire en français, avec un titre emprunté à des livres existants.

Zabor est un être qui, par l’apprentissage clandestin du français et une lecture foisonnante qui l’a ouvert à d’autres univers notamment celui de l’érotisme, se libère du poids de l’oppression, de l’explication univoque du monde que porte le Livre Sacré. Zabor est aussi un double de l’écrivain algérien qui prône la liberté dans le monde qui est sien. C’est, enfin, une fable universelle qui, en Algérie et ailleurs, s’ouvre la diversité des lecteurs et la singularité de chacun. Au fil des pages, le protagoniste nous rapporte son parcours personnel, allant de la vie religieuse à l’étude du Livre Sacré en passant par la découverte de la langue française. L’absence de livres l’a poussée à effectuer ses propres écrits dans cette langue qu’il chérit et qui lui offrira plusieurs opportunités et lui fera découvrir son don surhumain.

La troisième partie de notre recherche sera constituée de trois chapitres : le premier portera sur une analyse sémiotico-narratologique du roman Zabor ou les psaumes. Notre analyse sera développée autour de trois axes : l’être du personnage, le dire et le faire dans le but de mieux connaître les personnages. Pour y parvenir, nous allons, dans un premier temps, adopter la théorie sémiologique de Philippe HAMON. Dans un deuxième temps, nous allons schématiser la quête du personnage suivant le schéma de GREIMAS.

Le deuxième chapitre s’intéressera principalement à déployer les différentes causes qui contribuent au déterminisme national et, par extension, à l’élaboration des problématiques daoudiennes. La crise généalogique en est la principale cause avec les figures maternelle et paternelle auxquelles se joint la problématique de la répression du corps qui est privé de sa

mission de médiateur, ce qui pousse les personnages de DAOUD à subir les séquelles. La dernière cause de cet enfermement historique est celle de l’espace puisque la géographie accroît les méfaits de l’Histoire par l’enfermement qu’elle inflige.

Zabor ou les psaumes ne s’imposent pas à première vue comme une robinsonnade. Néanmoins, en marge des fictions insulaires conventionnelles ou postcoloniales émerge une robinsonnade de troisième type : la robinsonnade ontologique. À personne ne viendrait instinctivement l’idée d’associer la marginalisation sociétale de Zabor aux aventures insulaires de Robinson. Dans L’utopie perdue des îles d’Amérique, Roger TOUMSON

affirme que « l’insularité est l’une des fonctions constantes du discours utopique » et que « l’utopie n’est pas forcément une île mais [qu’] elle se trouve généralement "isolée", séparée du reste du monde » (2004 : 48). Ces deux passages font un clin d’œil à notre texte étant donné que l’insularité y est symboliquement mise en valeur à travers le désert, incarnation spatiale par excellence du vide, du silence et de l’isolement.

Pour expliquer plus clairement cette notion de robinsonnade ontologique, le mot "ontologique" se réfère au même terme employé par René GIRARD dans son explication du désir mimétique quand il parle du "mal ontologique". La présence d'un "prédécesseur" est indispensable à ce type de texte et c'est cette présence qui fait justement toute la différence avec une robinsonnade traditionnelle. Ainsi, il sera question dans le troisième chapitre de démontrer en quoi le roman de Kamel DAOUD est-il différent des robinsonnades traditionnelles et postcoloniales.

Chapitre I

Analyse sémiotico-narratologique