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2 Quelques considérations phonologiques autour du ton

2.2. La structure autosegmentale du ton, les traits tonals et le sandhi tonal

2.2.2. Structure géométrique du ton lexical du mandarin

Dans les études sur les tons du mandarin, la modélisation de la structure géométrique tonale est une problématique majeure. Les points les plus controversés dans la structure géométrique sont : a) le cadre de Tone Bearing Unit (TBU), b) le trait tonal primitif et c) les rapports entre les traits tonals.

Le terme « Tone Bearing Unit (TBU) » a été proposé et employé pour définir l‟unité minimale qui est capable de porter des traits tonals. Il est souvent supposé avoir un cadre temporel intrinsèque, et varierait d'une langue à une autre.

Au début du développement de la tonologie, le ton lexical a été très souvent considéré comme respectant naturellement les frontières syllabiques ou phonémiques, ainsi que les traits tonals que ce ton contient. Ce postulat a été contredit plus tard par les données obtenues pour différentes langues à tons du monde. Par exemple, Goldsmith (1976) a montré qu‟en igbo, un marqueur de proposition subordonnée se présente uniquement par un ton haut (H tone). C‟est un morphème sans phonème, mais avec un tonème. Un tel ton non-associé à un segment est appelé « ton flottant ». Yip (1980) a cité un autre exemple de tels types de morphèmes dans la langue birmane, à partir des données de Bernot (1979) : à certaines positions dans l‟énoncé, le premier ton du birman apparaît en tant que marqueur de modification nominale, capable de s'imposer à tout morphème possible. Ainsi, le TBU, en tant qu'unité suprasegmentale, est supposé varier d‟un système tonal à l‟autre.

Selon l'unité répétitive du rythme de la parole, les langues sont classifiées par les linguistes en trois catégories : les langues accentuelles (stress-timed), les langues syllabiques (syllable-timed) (Abercrombie 1967, Pike 1945a) et les langues moraïques (mora25-timed) (Ladefoged 1975, McCawley 1968, Newman 1972). Les langues à tons de différentes catégories connaissent éventuellement des caractères autosegmentaux différents de leurs tons. C‟est-à-dire que le TBU peut être soit syllabique, soit moraïque, soit associé à une portion temporelle du rythme ou à une pulsion d‟accent (stress).

25 Mora ou la more est un terme phonologique qui définit une unité de poids dans la syllabe (McCawley 1968, Newman 1972, Hyman, 2003, McCarthy et Prince 1986, Hayes 1989). Elle se réalise physiquement comme une unité de stress ou une unité temporelle dans certaines langues (plus souvent, elle est considérée opérationnelle dans la dimension temporelle). La more se transcrit μ dans le domaine phonologique.

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Le mandarin, en tant que langue à base de morphèmes monosyllabiques, a été souvent considéré comme ayant un TBU syllabique. Pourtant, avec le développement de la géométrie de traits (feature geometry) et davantage d‟application de la phonétique dans le champ phonologique, il a été démontré que le TBU correspond à un nœud.

Toutes les structures syllabiques se déduiraient d‟un modèle comme suit : σ

O R X X X

Dans ce schéma, σ signifie la syllabe, O représente l‟onset (l‟attaque) et R représente la rime qui contient le noyau et la coda. Chaque X représente un phonème qui consiste en plusieurs événements articulatoires, ou bien, en plusieurs nœuds, parmi lesquels le ton qui serait en corrélation seulement avec l‟événement au niveau laryngien. Le TBU du mandarin est ainsi supposé être plutôt moraïque (Duanmu 1990). D‟après Ye (2007), chaque syllabe en mandarin contient 2 mores.

Rappelons qu'il existe d'autres modèles de la structure syllabique du mandarin qui ont défini un niveau/une couche disponible aux composantes prosodiques dans la structure syllabique, tel que celui de Zhang (2008) mentionnée supra (cf. Section 1.2.). Wang et Chang (2001) ont également évoqué ce niveau structural de la syllabe dans leur étude, tout en considérant la semi-voyelle pré-nucléaire comme étant une composante de ce niveau. La notion de ce niveau structural, au nom de prosodie (音 韵), ressemble, par certain aspect, à celle du TBU. Autrement dit, l‟emploi de cette notion amène à la conclusion qu‟il existerait un seul TBU dans une syllabe du mandarin.

En revanche, Hyman (2007) a posé que le ton serait indépendant du TBU, à l‟observation d‟une non-synchronisation entre le nombre de TBU et le nombre de cibles tonals que contiennent les patterns tonales. Parfois, lorsque le TBU est supprimé, le ton devient « flottant » et s'adresse à un autre TBU. Pour lui, le ton est une sorte de gestalt, lié au TBU mais ne se limite pas nécessairement au cadre du TBU.

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Ces discussions nous amènent ainsi à un autre point de controverse : quel est (quels sont) le(s) trait(s) primitif(s) qui se comporte(nt) comme une unité insécable à l'intérieur d'une structure tonale, ainsi qu‟entre différentes structures tonales ?

Comme nous l‟avons mentionné ci-dessus dans cette section, la nature du contour tonal est controversée. Un contour tonal ressemble davantage à une séquence de deux (ou plus) parties consécutives qui se réalisent toutes à travers le pitch mais ayant des valeurs différentes. C'est-à-dire qu'un contour tonal peut être divisé en un nombre de traits tonals à registre (tone cluster) dans un ordre consécutif (Goldsmith 1976, Anderson 1978, Hyman 2007). Leben (1973, 1978) a illustré qu‟en mende (parlé au Sierra Leone), une langue qui présente des mélodies tonales, un contour tonal peut s'héberger soit dans un seul nœud, soit dans plusieurs nœuds consécutifs en distribuant une partie du contour à chaque nœud. De plus, il a retenu le principe du contour obligatoire (OCP, soit Obligatory Contour Principle) à partir d‟analyses des tons (Leben 1973). Ce principe interdit l‟adjacence de deux éléments identiques sur le même niveau autosegmental. Il a donné l‟exemple du pattern tonal H-L sur le mot [kenya] (oncle) et du pattern H-HL sur le mot [ngɔngɔ] (dent) en mende, afin d‟illustrer l‟interdiction d‟une forme de surface H-H par l‟OCP.

Goldsmith (1976) considère que les traits à registre H et L ont chacun son cadre tonal, et que le contour tonal n‟est que la conséquence de la situation où les deux traits s'attachent au même TBU. Effectivement, dans des langues à tons, apparaît souvent un sandhi tonal qui semble davantage la conséquence d‟un déplacement des traits à registre d‟un TBU à un autre. Il y a en effet un principe de non-existence de trait à contour (NCP, soit No Contour Principle). Autrement-dit, le « contour tonal » n‟existerait pas : il s‟agirait en fait de deux parties consécutives du trait à l'intérieur du même nœud. Ainsi dans son ouvrage, Goldsmith (1976) a dû abandonner l‟OCP qui fait partie de la théorie suprasegmentale révisée de Leben. Il argumente qu‟au niveau mélodique de la grammaire, deux tonèmes adjacents se distingueraient obligatoirement l‟un de l‟autre, et qu‟ainsi l‟OCP ne s‟adapterait qu‟à l‟acquisition grammaticale simple mais connaît ses limites dans l‟analyse des formes de surface.

Toutefois, il est toujours problématique de déterminer si c‟est le mouvement lui-même qui crée un contraste phonologique, ou si ce sont les points de départ et d‟arrivée du pitch qui créent un sens. Pour Wang (1967), les tons du mandarin se

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caractériseraient non seulement par leurs registres mais également par leur aspect dynamique. Le contraste au niveau du contour serait ainsi pour lui un type de traits tonals, décrit comme [fall/rise/even] alors que Woo (1969), qui essaie d‟établir un lien entre la durée syllabique et l‟aspect dynamique du ton, a suggéré que l‟aspect dynamique du ton serait la conséquence d‟un enchaînement des unités tonales qui se diffèrent au niveau du registre. D‟après lui, chaque unité tonale serait attachée à un seul TBU. Par exemple, il traite une voyelle (V), qui porte un ton dynamique (c‟est-à-dire un ton montant ou descendant), comme un cluster géminé (VV). Ainsi, il argumente qu‟un ton qui a un contour ne peut apparaître que sur des syllabes longues (CVV ou CVS, où S se réfère à un sonorant en coda).

Yip (1989, 2001, 2002) insiste sur le statut du contour en tant que trait tonal insécable, avec ses arguments largement fondés sur des faits phonétiques. Pour elle, un ton à contour consiste en un nombre de cibles (targets) ainsi qu‟un mouvement d‟éloignement de ces cibles26. Elle a mis en comparaison les formes des contours du pitch réalisées dans des dialectes chinois, et a trouvé qu‟elles diffèrent selon le nombre et la position de la cible dans la structure tonale (Yip 2001). Plus précisément, on distingue les tons dont la cible est en position initiale (initial-target) de ceux ayant deux cibles (two-targets), ceux dont la cible est en position finale (final-target) et ceux qui sont à contours sans cible précise (no-target). Entre différents types de contours tonals, elle a observé des différences en forme de surface. Ainsi, elle a abouti à deux possibilités de pattern du trait à contour comme suit :

a) c b) c

[slack] [αslack] [βslack]

c qui représente le trait à contour, slack l‟activité rythmique des plis vocaux, et α β différentes valeurs du trait (Yip 1989). Une cible tonale ou un contour tonal plat peut donc être un contour qui contient un seul slack ou un contour qui contient deux slacks ayant la même valeur.

26 D‟après la notion de "targets" dans l'étude du japonais de Pierrehumbert et Beckman (1988).

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Revenons à la structure tonale du mandarin. Par exemple, la figure 5 illustre cinq patterns de structuration du ton 4 qui a un registre haut et un contour descendant, avec différents TBU définis, cité par Zhang (2014).

Dans cette figure : (a) illustre la représentation de ce ton en tant qu‟unité inséparable, le trait tonal décrit comme [+fall] (Wang 1967) et le TBU est monosyllabique ; (b) illustre une représentation du ton en distinguant les deux niveaux des traits tonals (c‟est-à-dire le registre et le contour mélodique) qui sont indépendants l‟un de l‟autre (Yip 1980), avec un TBU monosyllabique ; (c) illustre une représentation du ton similaire à celle de (b) sauf que dans (c) le niveau du registre est considéré comme ayant une dominance sur le contour mélodique (Yip 1995) ; (d) montre un rapport coopératif entre les deux couches de traits tonals, avec la rime en tant que TBU (Bao 1990, 1999) ; (e) illustre une représentation du ton avec un TBU moraïque. À l‟intérieur de chaque TBU on reconnaît toujours deux niveaux de traits tonals (Duanmu 1990).

(Image manquante pour protéger le droit d’auteur)

Figure 5 : La représentation d‟un ton haut et descendant avec différents TBU définis selon les théories existantes (Zhang 2014 : Figure 7).

Quant aux rapports entre les traits appartenant à la même structure tonale, ils sont dans un ordre linéaire et consécutif lorsqu'il s'agit d'un simple ton à registres ou à contour, attachés au même nœud ou à différents nœuds. Malgré cette élasticité interne, la structure tonale présente une constance dans la perception, et permet au ton de fonctionner comme un « morphème prosodique ». Les rapports entre les traits sont pourtant plus complexes puisqu‟on considère que dans ces tons-là, il existe probablement une hiérarchie de couches de traits. Tel est le cas du mandarin : entre les patterns tonals, on observe non seulement un contraste en hauteur au début ou à la fin du ton, mais aussi un contraste en hauteur qui couvre chaque ton réalisé. On utilise donc les traits [h/l] dans la description des cibles tonales « dynamiques » dans un

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mouvement/contour du pitch, et [+/-U] dans la description des contrastes tonals en registre qui couvre tout le TBU.

Halle et Stevens (1971) ont proposé le modèle de géométrie suivant qui englobe tous les traits réalisés par des gestes laryngaux (cité aussi par Bao (1990, 1999)) :

Glottal (glottal) [constricted glottis]

[spread glottis]

Laryngeal (laryngal)

r --- [stiff]

Vocal cords (plis vocaux) c --- [slack]

Ce modèle trouve son origine de structuration des traits dans les gestes articulatoires.

Selon ce modèle, tous les traits tonals sont liés aux activités laryngales : r représente le trait [stiff] qui se réalise à travers des mouvements du cricothyroïde et c représente le trait [slack] qui se réalise à travers des mouvements des muscles vocalis (une partie des muscles thyro-arythenoïdiens ou plis vocaux) (Bao 1990). La structure des traits tonals est une substructure de toute la géométrie de traits laryngaux. Une autre substructure dans la géométrique concerne l‟état de la glotte, liée à deux traits distinctifs : [spread glottis] qui indique l‟aspiration d‟un segment, et [constricted glottis] qui indique le degré de fermeture de la glotte. Ces gestes articulatoires seront davantage présentés dans la section 3.1.

À l‟intérieur de la structure géométrique du ton, on ne peut pas toujours préciser les rapports entre les différentes couches de traits tonals. Les couches de traits peuvent manifester une indépendance, une dominance l‟une vis-à-vis de l‟autre, ou une coopération, d‟après leurs performances dans différents contextes linguistiques.

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