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2 Quelques considérations phonologiques autour du ton

2.1. Définition du ton dans les langues à tons

2.1.1. Les langues tonales : un bref aperçu

Le ton est un terme qui renvoi à un phénomène phonologique qui consiste en la musicalité de l‟énoncé, jouant un rôle dans la distinction sémantique. Ce phénomène apparaît dans plus que 70% des langues du monde (Yip 2002), notamment dans des langues asiatiques, africaines et américaines. Les langues dans lesquelles le ton participe au processus codage-décodage au niveau sémantique sont appelées les

« langues tonales » ou les « langues à tons ». Dans ces langues, il est souvent possible d'identifier différentes sortes d‟unités mélodiques qui ont le même statut phonologique, mais dont la substitution provoque un changement de sens. Ces unités mélodiques s‟appellent « tons », ou « tonèmes » selon les préférences du chercheur.

Bien que l'existence du ton soit à la frontière entre les langues tonales et non-tonales, il est pourtant loin d'être évident de séparer ces deux catégories de manière claire et nette. Les langues du monde présentent un continuum allant des « langues complètement tonales », c‟est-à-dire celles dans lesquelles le ton est quasiment indispensable pour le lexique, aux « langues complètement non-tonales », dans lesquelles la musicalité ne participe pas à la distinction sémantique dans le cadre lexical. Entre les deux extrêmes, il existe de nombreuses langues, telles que le japonais et le suédois, dont les tons ne concernent qu‟une partie du lexique, se présentant d'ailleurs sous forme d' « accents toniques ». Il est difficile de catégoriser ces langues comme langues tonales ou non-tonales.

Depuis environ un siècle, un intérêt particulier a été porté sur le phénomène tonal.

Beach, l'un des premiers chercheurs dans le domaine de la tonologie, a défini le ton comme un phénomène dans lequel le pitch13 de l‟énoncé participe au codage-décodage sémantique, lors de son intervention à l‟University College de Londres en

13 La notion du « pitch » est différente de celle de « la fréquence fondamentale » ou « F0 ». Cette première renvoie à la hauteur de la voix qui a une valeur phonologique alors que cette dernière renvoie à un substrat physique. “Pitch, …, refers to a much more superficial analysis of an utterance.

It is only a bit more linguistically abstract than the instrumentally-observable fundamental frequency.

Unlike pitch, however, the fundamental frequency itself is affected by such factors as consonantal characteristics…,vocal chord sluggishness, and so on.” (Goldsmith 1990 : 103)

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1921. Selon lui, les variations tonales du pitch peuvent être généralisées en

« familles tonales », c‟est-à-dire en patterns qui correspondent aux différentes valeurs tonales. Toutefois, suivant le concept que le pitch d‟une langue tonale doit être significatif, il considérait toutes les langues comme tonales (Beach 1924). À la même période, James et Bargery (1923, cité par Pike 1948) ont proposé de limiter la définition de « langues tonales » à celle des langues tonales du type monosyllabique, en les séparant des langues tonales bisyllabiques ou trisyllabiques.

Pike (1948) a limité le cadre des langues tonales aux langues dans lesquelles le pitch est significatif au niveau lexical, contrastif et relatif. Cette définition se rapproche énormément de celle des langues tonales telles qu‟elles sont définies dans des recherches d‟aujourd‟hui. Il a suggéré de faire une distinction entre le ton lexical et l‟intonation, dans la définition des langues tonales (Pike 1948 : 3). Dans son œuvre, une plus grande part d‟attention a été portée sur le ton lexical. Il a toutefois mentionné les phénomènes du pitch significatif dans les langues non-tonales, en les catégorisant en deux types de systèmes :

 Les systèmes du pitch lexical (word-pitch systems), qui mènent à la notion de l‟accent et du ton d‟aujourd‟hui.

 Les systèmes du pitch énonciatif (phrase-pitch systems), qui mènent à la notion de l‟intonation.

Ces phénomènes apparaissent aussi bien dans les langues non-tonales que dans les langues tonales. Pike (1948) a brièvement mentionné que dans certaines langues tonales, telle que le cherokee14, il existait des combinaisons d‟accent-ton lexical (ou bien, « l‟accent tonique ») et la cohabitation d‟intonation-ton lexical, puisque l‟intonation apparaît dans toutes les langues du monde.

Selon Welmers (1959), dans une langue tonale, le pitch tonal doit faire partie au moins de certains morphèmes, et il insistait sur la nature morphologique du ton. Le ton, d‟après lui, n‟est pas subordonné aux syllabes. Il a indiqué comme argument que tous les morphèmes n‟ont pas besoin de porter un ton : ils peuvent être atones, et ce ne

14 Le cherokee est une langue amérindienne de la famille des langues iroquoiennes. Il est pratiqué dans les états d‟Oklahoma et de Caroline du Nord aux Etats-Unis. Cette langue présente 6 patterns de pitch et dispose de tons et d‟accents au niveau syllabique. Ces patterns sont employés pour exprimer le contraste lexical, pour distinguer des syllabes toniques ou atones, et aussi pour des raisons grammaticales (Uchihara 2009, 2016).

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sont pas tous les morphèmes qui ont besoin d‟un TBU (Tone Bearing Unit, cf. Section 2.2.).

Malgré ces précisions, certains chercheurs considèrent qu‟il existe un autre critère de catégorisation de systèmes pitch-sens. McCawley (1964) et Wang (1967) affirment que la frontière entre les langues tonales existe plutôt dans la forme abstraite des règles phonologiques que les différents systèmes pitch-sens respectent. Selon McCawley (1964), le japonais, malgré l‟existence de l‟« accent tonique » dans cette langue, est plus proche des langues non-tonales du point de vue phonologique. Quant à Wang (1967), il considère que les tons dans les langues tonales doivent être prioritairement lexicaux, non corrélés à la syntaxe ni à la morphologie. Malgré cette définition, il a également mentionné des exceptions, comme dans l‟exemple du vietnamien, le ton aspiré descendant-montant est parfois utilisé anaphoriquement pour renvoyer à des noms ou à des expressions nominales importantes.

Ultérieurement, deux catégories ont été reconnues par Yip (2002) parmi les langues qui possèdent un système pitch-sens au niveau lexical : langues à accents (stress languages) et langues à tons (tone languages). Elle a pris l‟anglais comme exemple, puisqu‟il s‟agit d‟une langue à accents, non-tonale, mais qui possède des exceptions dans l'accentuation. Elle considère aussi que le changement de position d‟accent en anglais n‟est pas une sorte de variation tonale, parce que l‟identification d‟une syllabe accentuée n‟est pas souvent nécessaire et que la position de la syllabe accentuée est déterminée par l'algorithme rythmique et influencée par d‟autres facteurs, telles que la quantité syllabique et la structure morphologique15. Son point de vue rejoint celui de McCawley (1964) et de Wang (1967) sur le rôle que jouent les règles phonologiques dans la définition du ton.

Yip (2002) a mentionné d‟ailleurs qu'un continuum existe entre les langues à accents et les langues à tons. Entre les deux pôles existent des langues qui possèdent des contraintes mélodiques imposées au niveau lexical, difficile à identifier comme des traits distinctifs tonals ou comme des traits distinctifs d‟accentuation. Par exemple, en japonais, hashi signifie pont 橋 lorsqu‟il est prononcé avec une mélodie montante, accentué sur la deuxième more, et signifie baguettes 箸(utilisées pour manger)

15 cf. Yip (2002) sur ce type d‟accent et Fox (2000) concernant les accents du niveau 1.

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lorsqu‟il est prononcé avec une mélodie descendante, accentué sur la première more

16. Il est souvent difficile de définir une telle différence prosodique comme « ton » ou

« accent ». De tels phénomènes rendent floue la frontière entre les langues à accents et les langues à tons. Toutefois, une étude de Eady (1982), qui compare les patterns de F0 du mandarin et ceux de l'anglais américain, constate que le mandarin, en tant que langue à tons, présente plus de mouvements dynamiques en F0 (tels que le pic et la vallée) dans le cadre lexical que l‟anglais américain qui est une langue à accents.

Malgré cette complexité dans la catégorisation des langues selon le type de leur système pitch-sens, aujourd‟hui lorsqu'on mentionne la notion de langues tonales sans précisions sur leur système tonal, on se réfère aux langues dans lesquelles une indication du pitch participe à la réalisation lexicale d‟un certain nombre de morphèmes (Hyman 2001, 2006). Notre recherche se réalisera également dans un tel cadre de définition du ton.

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