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CHAPITRE 2. LE RÔLE DES STRATÉGIES D’ENCODAGE EN MÉMOIRE ÉPISODIQUE

2.3. L A STRATÉGIE DE GÉNÉRATION DE PHRASES

La stratégie de génération de phrases a été étudiée tout particulièrement dans les épreuves d’apprentissage de paires de mots. Comme nous allons le voir, les individus qui emploient cette stratégie rappellent en général plus d’informations que les individus qui ne l’utilisent pas. Il est toutefois rare qu’elle soit utilisée avant la fin de l’adolescence.

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2.3.1. Efficacité de la stratégie de génération de phrases

Tout d’abord, plusieurs travaux montrent que des individus instruits à trouver des connecteurs verbaux entre les informations à mémoriser en rappellent ensuite davantage que les individus n’ayant reçu aucune consigne (Montague, 1972). Par exemple, Schwartz (1969a, expérience 2) montre que les jeunes adultes à qui il est demandé de générer un connecteur verbal entre paires associées de type lettre-mot en rappellent ensuite plus que les individus qui n’ont pas reçu de telles consignes. De même, Paivio et Yuille (1969) montrent que les individus qui ont pour consigne de générer des phrases pour apprendre des paires de mots en rappellent davantage que les individus n’ayant reçu aucune consigne ou ayant reçu pour consigne de les apprendre uniquement en les répétant. Enfin, Paivio et Foth (1970) montrent que les jeunes adultes mémorisent davantage de paires de mots abstraits à l’aide d’une stratégie de génération de phrases qu’à l’aide de la stratégie d‘imagerie. Dès l’âge de 7 ans, les enfants instruits à utiliser la stratégie de génération de phrases rappellent plus de mots correctement que les enfants qui ont pour consigne de répéter les paires de mots (Rohwer et Bean, 1973) ou les enfants auxquels aucune stratégie spécifique n’est indiquée (Kemler et Jusczyk, 1975).

Si ces travaux ont montré que les individus qui utilisent la stratégie de génération de phrases rappellent plus de mots que les individus qui n’utilisent pas cette stratégie, d’autres ont montré que des paires de mots présentées sans contexte (par exemple, vache-ballon, rideau-visage) sont plus difficiles à mémoriser que des paires de mots insérées dans des phrases (par exemple, la vache court derrière le ballon, le rideau se trouve contre mon visage). Cela a été montré chez les enfants (Rohwer, 1966), les jeunes adultes et également chez les adultes âgés (Cherry, Park, Frieske et Rowley, 1993).

Lorsque des jeunes adultes ont pour consigne d’apprendre des paires de mots en générant des mots de liaison, ils rappellent plus souvent les paires de mots pour lesquelles un mot de liaison a été généré que les paires de mots pour lesquelles aucun mot de liaison n’a pu être généré. Par exemple, dans l’étude de Schwartz (1969a), 74.3 % des paires pour lesquelles un connecteur a pu être généré ont été correctement rappelées contre seulement 21.7 % des paires pour lesquelles aucun connecteur n’a été généré. Richardson (1998) montre que 64 % des paires de mots concrets pour lesquelles une phrase a été générée ont ensuite été rappelées. En comparaison, seulement 39 % des paires de mots qui ont été répétées ont ensuite été correctement rappelés (voir aussi Adams et McIntyre, 1967 ; Kiess, 1968 ; Martin et Dean, 1966 ; Runquist et Farley, 1964 ; Schwartz, 1969b).

Deux études montrent que les différences interindividuelles dans le nombre de mots correctement rappelés sont liées en grande partie au nombre de médiateurs verbaux générés par les individus (Wang, 1983 ; Wood et Bolt, 1968). Tout d’abord, Wood et Bolt (1968) rapportent que plus le nombre de médiateurs verbaux générés est élevé, plus les individus rappellent de mots corrects (r = .47). Wang (1983, expérience 1) montre également une corrélation significative entre le pourcentage de médiateurs verbaux générés et le nombre d’essais nécessaires pour mémoriser une série de 12 paires de mots sans erreur (r = -.65).

Ainsi, différentes méthodes ont été employées pour montrer l’efficacité de la stratégie de génération de phrases. Par contre, il apparaît que l’efficacité de cette stratégie dépend aussi de la qualité des phrases créées. Pour Wang (1983), il est nécessaire que les phrases générées soient reliées aux deux mots de chaque paire. Les individus qui ont les plus mauvaises performances tendent à générer

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davantage de phrases qui ne contiennent qu’un seul des deux mots que les individus qui ont les meilleures performances. Martin, Boersma et Cox (1965) ont également montré que la génération de phrases est une stratégie plus efficace que la génération d’un mot de liaison pour mémoriser une liste de paires de mots. Il apparaît également que les individus qui génèrent des phrases pour apprendre des paires de mots en rappellent ensuite davantage que les individus qui apprennent les mêmes paires de mots à l’aide de phrases générées par l’expérimentateur (Bobrow et Bower, 1969 ; Schwartz, 1971). Ce phénomène a ensuite été répliqué dans de nombreuses études (Slamecka et Graf, 1978). Enfin, plusieurs études ont montré que le temps de présentation des éléments à rappeler a une influence considérable sur la capacité des individus à générer des phrases, et par conséquent sur le nombre d’éléments correctement rappelés (Bugelski, 1962 ; Kiess, 1968 ; Montague, Adams et Kiess, 1966 ; Wood et Bolt, 1968). Généralement, plus les individus ont de temps pour mémoriser les paires de mots, plus ils génèrent de phrases et plus ils rappellent de paires de mots.

2.3.2. Développement de la stratégie de génération de phrases avec l’âge

Pour déterminer à quel âge les enfants commencent à utiliser la stratégie de génération de phrases dans les épreuves de mémoire épisodique, les chercheurs qui se sont intéressés à cette question ont eu principalement recours à la méthode par instruction (Kemler et Jusczyk, 1975 ; Rohwer et Bean, 1973 ; Rohwer, Raines, Eoff et Wagner, 1977). Comme les études qui utilisent la méthode des rapports verbaux chez les enfants n’ont pas toujours fait de distinction entre la stratégie de génération de phrases et la stratégie d’imagerie8, nous préférons présenter ces études dans la section relative à la stratégie d’imagerie pour ne pas nous répéter dans les deux sections.

Kemler et Jusczyk (1975) ont demandé à des enfants de 7 ans et 10 ans de mémoriser une série de 16 paires de mots. Alors que certains enfants n’ont reçu aucune consigne (condition contrôle) sur la façon de mémoriser les paires de mots, d’autres ont reçu pour consigne d’apprendre les paires de mots en générant pour chacune d’entre elles une phrase et de la restituer à haute voix. Les résultats montrent alors que tant les enfants de 7 ans que les enfants de 10 ans rappellent plus de mots quand on leur a demandé de créer des phrases que lorsqu’aucune stratégie ne leur est indiquée. Ainsi, il semble donc que les enfants, même à l’âge de 10 ans n’utilisent pas spontanément la stratégie de génération de phrases. Si tel était le cas, nous ne devrions pas observer de différence dans le nombre de mots correctement rappelés entre les enfants dans la condition contrôle et les enfants dans la condition de génération de phrases à haute voix. Mais alors à quel âge les enfants commencent-ils à utiliser la stratégie de génération de phrases ?

Rohwer et ses associés (Rohwer et Bean, 1973 ; Rohwer et al., 1977) vont par la suite démontrer que la stratégie de génération de phrases est en fait utilisée spontanément très tard, probablement à partir de 16-17 ans. Toutefois, même à 18 ans, une part importante des jeunes adultes n’utilisent pas spontanément cette stratégie pour apprendre des paires de mots. Pour montrer cela, Rohwer et Bean (1973) ont demandé à cinq groupes d’enfants âgés de 6-7 ans, 8-9 ans, 11-12 ans, 13-14 ans et 16-17 ans de mémoriser des paires de mots en créant des phrases ou sans aucune instruction concernant la stratégie à utiliser. Entre l’âge de 6-7 ans et l’âge de 13-14 ans, il ressort que les enfants rappellent plus de mots dans la condition de génération de phrases que dans la condition contrôle. En revanche, à 16-17 ans, les enfants mémorisent autant de mots dans la condition

8 Les auteurs parlent alors de stratégies élaboratives ou interactives lorsqu’ils désignent simultanément la stratégie d’imagerie et la stratégie de génération de phrases.

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contrôle que dans la condition de création de phrase, ce qui montre qu’à cet âge-là les enfants utilisent probablement dans une large mesure la stratégie de génération de phrases spontanément.

Par la suite, Rohwer et al. (1977, expérience 1) montrent que des collégiens de 17-18 ans mémorisent plus de mots lorsqu’ils ont pour consigne de générer des phrases que lorsqu’ils n’ont pas d’indication sur la stratégie à utiliser. Devant l’inconsistance de leurs résultats entre l’étude précédente (Rohwer et Bean, 1973) et celle-ci, ils conduisent une autre expérience qui met en avant l’importance des différences individuelles (Rohwer et al., 1977, expérience 3). Dans cette expérience, ils demandent à des collégiens entre 17 et 18 ans de venir à deux reprises dans le laboratoire. Dans la première session, ils leur demandent d’apprendre une liste de paires de mots sans leur donner de consigne. Cette session permet aux chercheurs de diviser le groupe de collégiens en trois groupes (forts, moyens, faibles) en fonction du nombre de paires de mots correctement mémorisées. Dans la seconde session qui a lieu quatre semaines après la première, les collégiens ont pour consigne de mémoriser une nouvelle liste de paires de mots en essayant de créer une phrase pour chaque paire de mots. Les données indiquent alors que les individus « forts » mémorisent autant de mots dans la première session que dans la seconde. Cela suggère donc que ces individus emploient spontanément la stratégie de génération de phrases. En revanche, les individus « moyens » ou « faibles » rappellent moins de mots dans la première session que dans la deuxième. Ces résultats laissent donc penser que les collégiens classés « moyens » et « faibles » n’utilisent pas spontanément la stratégie de génération de phrases puisqu’ils progressent entre la première et la seconde session, ce qui n’est pas le cas des collégiens classés « forts ». L’étude de Rohwer et al. (1977) est importante car elle montre que différentes études peuvent se contredire sur l’âge précis à partir duquel la majorité des enfants utilisent une stratégie, en partie en raison de l’importance et de l’amplitude des différences individuelles au sein de chacun des groupes d’âge. Globalement, les différentes études présentées ici s’accordent sur le fait que les enfants commencent à utiliser tardivement la stratégie de génération de phrases.

Comme cela a été montré dans les études relatives à la stratégie de répétition et à la stratégie d’organisation sémantique, il semble que les enfants souffrent d’un déficit de production de la stratégie de génération de phrases et non d’un déficit de traitement de cette stratégie. En effet, dès l’âge de 6-7 ans, les enfants bénéficient des consignes leur indiquant d’utiliser la stratégie de génération de phrases (Kemler et Jusczyk, 1975 ; Rohwer et Bean, 1973). Par ailleurs, ces enfants parviennent à générer en moyenne 14.9 phrases sur une liste de 16 paires de mots (aucun enfant ne produit moins de 12 phrases) et les enfants de 10 ans génèrent en moyenne 15.4 phrases (aucun enfant ne créé moins de 14 phrases) alors qu’une nouvelle paire de mots est présentée toutes les 10 secondes. Cela montre donc que les enfants de cet âge-là sont déjà capables de générer des phrases dans une épreuve de mémoire épisodique s’ils sont incités à le faire mais ne le font pas s’il ne leur est pas demandé explicitement de le faire.