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CHAPITRE 10. DISCUSSION GÉNÉRALE ET CONCLUSION

10.2. I MPLICATIONS THÉORIQUES ET PRATIQUES

Dunlosky et Kane (2007), observant des corrélations entre les performances dans une épreuve de mémoire de travail et les stratégies utilisées dans cette épreuve, se questionnaient sur le sens de cette relation. Selon eux, deux hypothèses théoriques différentes permettent d’expliquer cette relation. Selon « l’hypothèse des stratégies en tant que cause », certains individus utilisent de meilleures stratégies que d’autres, ce qui explique qu’ils aient de meilleures performances en mémoire de travail. Selon « l’hypothèse des stratégies en tant qu’effet », seuls les individus qui possèdent les meilleures capacités en mémoire de travail sont capables d’utiliser les stratégies les plus efficaces et obtiennent les meilleures performances. Nos données soutiennent que les deux hypothèses sont valides pour expliquer la relation entre les stratégies utilisées et les performances en mémoire épisodique. La relation entre la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique et certains indices de changement stratégique montre que le fait de changer de stratégie peut induire un changement de performance, ce qui va dans le sens de « l’hypothèse des stratégies en tant que cause ». En même temps, même après instruction de certaines stratégies efficaces, les adultes âgés obtiennent un niveau de performance qui est inférieur à celui des jeunes adultes. Cela rejoint certaines données de la littérature qui montrent que même après un entraînement stratégique de plusieurs séances, les performances des adultes âgés n’égalent pas celles des jeunes adultes (Lindenberger et Baltes, 1995). Les performances des adultes âgés n’égalent pas celles des jeunes adultes, tout simplement parce que l’exécution de la stratégie de génération de phrases, de la stratégie de répétition ou de la stratégie d’imagerie nécessitent des ressources de traitement générales telles que la vitesse de traitement, la mémoire de travail, les fonctions exécutives ou d’autres aptitudes telles que l’intelligence visuo-spatiale. Ces résultats vont donc plutôt dans le sens de «l’hypothèse des stratégies en tant qu’effet».

Nous avons montré au cours de ce travail que les individus (jeunes ou âgés) n’utilisent pas qu’une seule stratégie. Ils en utilisent plusieurs et certains changent de stratégie lorsque leurs performances dans une épreuve d’apprentissage sont mesurées à différentes reprises. Même si peu d’indices de

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variabilité stratégique sont reliés au niveau de performance moyen des individus, les études menées nous ont montré l’importance d’étudier la variabilité stratégique. Dans une perspective appliquée, il est important de savoir que le niveau de performance d’un individu dépend dans une large mesure de la stratégie qu’il utilise. En effet, si les individus utilisent des stratégies qui ne sont pas adaptatives, leur niveau de performance n’est qu’une sous-estimation de leurs capacités réelles.

Comme nous l’avons vu dans notre quatrième étude, 25 % des jeunes adultes n’utilisent pas spontanément la stratégie qui leur est la plus profitable (et cela concerne plus de 50 % des adultes âgés). Cela signifie qu’il serait à l’avenir intéressant de développer des normes dans les épreuves de mémoire épisodique qui tiennent compte de la stratégie utilisée par les individus. En effet, un adulte âgé qui emploie majoritairement la stratégie de répétition dans une épreuve d’apprentissage de paires de mots pourrait avoir un score vraiment faible si les adultes âgés de l’échantillon de référence ont pour la plupart utilisé une stratégie d’imagerie ou une stratégie de génération de phrases. Une autre méthode pour contrôler les stratégies utilisées serait d’imposer l’utilisation d’une stratégie comme nous l’avons fait dans notre quatrième étude. Plusieurs études ont montré que les différences individuelles dans la sélection stratégique tendaient à atténuer la relation entre les performances dans des épreuves de mémoire de travail et les performances dans d’autres épreuves cognitives (St Clair-Thompson, 2007 ; Turley-Ames et Whitfield, 2003). Par ailleurs, lorsque tous les participants étaient amenés à utiliser la même stratégie dans une épreuve de mémoire de travail, les performances dans cette épreuve corrélaient davantage avec les performances dans une épreuve de lecture (Turley-Ames et Whitfield, 2003). Lépine, Barrouillet et Camos (2005) ont donc conclu que les stratégies utilisées par les participants dans des épreuves de mémoire de travail constituent davantage du bruit étant donné qu’il est nécessaire de contrôler pour des différences individuelles dans la sélection stratégique si l’on souhaite observer une corrélation entre les tâches de mémoire de travail et d’autres épreuves cognitives.

La variabilité stratégique est-elle donc du bruit comme le suggèrent Lépine et al. (2005) ? Dans toutes les études que nous avons conduites, les indices de variabilité stratégiques (diversité ou changement stratégique) se sont révélés de faibles prédicteurs du pourcentage de mots correctement rappelés.

Le type de stratégies utilisé par les individus s’est avéré être un meilleur prédicteur des performances en mémoire épisodique. En revanche, dans la plupart des études, les indices de changement stratégiques corrélaient avec l’amplitude de la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique.

Qu’est-ce que cela signifie ? Cela signifie que les individus, jeunes adultes et adultes âgés, tendent à changer de stratégie, ce qui affecte leurs performances. L’une des conséquences est que si l’on teste à deux reprises (ou plus) les performances d’individus dans une épreuve de mémoire épisodique dans laquelle ces derniers sont libres d’utiliser la stratégie de leur choix, le classement des individus d’une occasion à une autre risque de varier fortement si ces individus changent de stratégie. Dans notre quatrième étude, la fidélité test-retest des performances en mémoire épisodique (lorsque les participants sont libres d’utiliser la stratégie de leur choix) est de .64 pour les jeunes adultes et de .67 pour les adultes âgés. En comparaison, lorsque les participants ont pour instruction d’utiliser la stratégie d’imagerie, la fidélité test-retest est de .79 pour les jeunes adultes et de .81 pour les adultes âgés. Lorsque les participants ont pour instruction d’utiliser la stratégie de génération de phrases, la fidélité test-retest est de .83 pour les jeunes adultes et de .72 pour les adultes âgés. Il semble donc que le classement des individus est stable dans le temps lorsque ces derniers n’ont pas la possibilité de changer de stratégie.

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Pourquoi les jeunes adultes et les adultes âgés ont-ils des performances qui varient lorsque plusieurs listes de paires de mots leur sont administrées ? Notre étude a permis d’apporter une partie de la réponse à cette question en montrant que le fait de changer de stratégie influence l’amplitude de la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique. En revanche, lorsque l’on se demande si la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique est adaptative ou non, la réponse à cette question va dépendre de plusieurs paramètres, à savoir si la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique est mesurée dans une condition de stratégie libre ou dans une condition de stratégie imposée, et si la variabilité intra-individuelle est examinée dans un échantillon de jeunes adultes ou dans un échantillon d’adultes âgés. La variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique n’est pas adaptative chez les jeunes adultes, que ce soit dans une condition de stratégie libre ou dans une condition de stratégie imposée. Chez les adultes âgés, la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique est adaptative dans une condition de stratégie libre étant donné que les adultes âgés les plus performants sont ceux chez qui les performances fluctuent le plus. Ces résultats sont très différents de ceux habituellement obtenus dans les épreuves de temps de réaction. Dans celles-ci, les individus les plus performants sont ceux pour qui les temps de réponse fluctuent le moins. Compte tenu du fait qu’il est plus coûteux de mesurer la variabilité intra-individuelle sur un nombre important d’occasions dans les épreuves de mémoire que dans les épreuves de vitesse, et que les résultats diffèrent d’une étude à l’autre, on comprend pourquoi beaucoup de chercheurs se sont désintéressés du sujet pour investiguer la variabilité intra-individuelle exclusivement dans les épreuves de vitesse. Notre étude montre toutefois qu’en imposant la même stratégie à tous les participants, il est possible de trouver des résultats semblables à ceux obtenus dans les épreuves de temps de réaction. En effet, dans la troisième étude, les résultats ont clairement montré que la variabilité intra-individuelle en mémoire épisodique était plus importante chez les adultes âgés que chez les jeunes adultes.

Pendant longtemps, les chercheurs n’étaient pas d’accord sur la présence d’un déficit de production ou d’un déficit de traitement pour expliquer la baisse des performances en mémoire épisodique chez les adultes âgés. Selon nous, aucune de ces deux explications ne permet d’expliquer à elle seule le déclin des performances en mémoire épisodique lié à l’âge. Il semble que les adultes âgés utilisent les mêmes stratégies que les jeunes adultes, mais dans des proportions différentes. Cela contredit donc l’hypothèse du déficit de traitement qui postule que les adultes âgés ne sont pas capables d’utiliser les mêmes stratégies que les jeunes adultes. Enfin, l’hypothèse du déficit de production, qui postule que les adultes âgés utilisent des stratégies moins efficaces que les jeunes adultes mais qu’ils sont capables de les utiliser aussi efficacement que les jeunes, est contredite par le fait que même une fois instruits à utiliser la même stratégie, les jeunes adultes et les adultes âgés obtiennent des résultats différents. Dès lors, comment expliquer que les adultes âgés rappellent moins de mots que les jeunes adultes ? Selon l’hypothèse du déficit d’utilisation (Dunlosky et al., 2005 ; Waters, 2000), les adultes âgés ne rappellent pas autant de mots que les jeunes adultes car ils ne bénéficient pas autant des stratégies utilisées que ces derniers. Dans nos données, cela pourrait être illustré par exemple par le fait que les adultes âgés ont moins tendance à s’engager dans un processus de répétition cumulatif que les jeunes adultes ou qu’ils génèrent des images moins vivaces que ces derniers. Une autre hypothèse soulevée par Dunlosky et al. (2005) est que les adultes âgés souffrent d’un déficit de récupération. Selon cette hypothèse, les adultes âgés parviennent à générer des images ou des phrases d’aussi bonne qualité que les jeunes adultes lorsque les paires de mots leur sont présentées. En revanche, lors de la phase de rappel, les adultes âgés ne parviennent pas à se

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souvenir des images ou des phrases générées précédemment pour récupérer le mot. Bien que nous n’ayons pas testé cette hypothèse dans nos données, il est possible qu’elle puisse rendre compte dans une certaine mesure de la baisse des performances en mémoire épisodique avec l’âge.

Nous avons présenté dans le premier chapitre théorique deux classes d’explication à la baisse des performances en mémoire épisodique des adultes âgés. Selon la première, ce sont l’une ou plusieurs des trois étapes du traitement de l’information (encodage, stockage, récupération) qui se détériorent avec l’âge. Selon la seconde, une ou plusieurs ressources générales du traitement de l’information (vitesse de traitement, mémoire de travail, fonctions exécutives) déclinent et entraînent une baisse des performances dans les épreuves de mémoire épisodique. Même si nous les avons présentées séparément, elles sont probablement reliées. En effet, à la lumière des résultats obtenus dans nos études, il semble que la vitesse de traitement et la mémoire de travail soient impliquées dans le processus de répétition. Plus les adultes âgés ont une capacité importante en mémoire de travail, plus ils répètent de manière cumulative les informations. De même, plus ils arrivent à traiter rapidement des informations, plus ils répètent les mots de façon cumulative. Dans les deux groupes d’âge, plus les scores dans l’épreuve de fluence verbale sémantique sont élevés, plus les participants parviennent à générer de phrases dans la condition de génération de phrases imposée.

Avant de présenter les limites de nos études, nous souhaiterions encore adresser deux points concernant des applications possibles de nos résultats, premièrement, dans le domaine de l’évaluation psychologique et, deuxièmement, dans le domaine de la réhabilitation des troubles mnésiques chez les adultes âgés. Dans un bilan clinique d’évaluation de la mémoire, des tests standardisés de mémoire épisodique sont administrés. D’un score obtenu à ces tests, le psychologue praticien va déterminer le niveau de performance de l’individu en mémoire épisodique. Les données obtenues au cours de ce travail montrent que l’on ne peut donner une interprétation univoque à un score. A partir d’un score faible, il n’est pas possible de déterminer si la personne souffre d’un problème au niveau de la sélection stratégique ou d’un problème au niveau de l’exécution stratégique. Etant donné que l’épreuve d’apprentissage de paires de mots fait partie intégrante de certaines batteries d’évaluation de la mémoire, il pourrait être profitable de créer des épreuves d’apprentissage de paires de mots au cours desquelles les participants ont à mémoriser une liste de paires de mots sans instruction stratégique puis une autre liste à l’aide de la stratégie d’imagerie imposée par exemple. Cela permettrait aux cliniciens d’obtenir des informations plus détaillées sur l’origine d’un déficit en mémoire épisodique.

L’efficacité de plusieurs programmes d’entraînement de la mémoire pour personnes âgées a été évaluée ces dernières années dans la littérature scientifique. La plupart d’entre eux se basent sur l’enseignement de stratégies efficaces comme l’imagerie, la génération de phrases et améliorent effectivement les performances en mémoire épisodique des adultes âgés (Verhaeghen, Marcoen et Goossens, 1992). Cela fait sens étant donné que les adultes âgés instruits à utiliser la stratégie d’imagerie dans notre quatrième étude rappellent plus de paires de mots qu’ils ne le font lorsqu’ils sont libres d’utiliser la stratégie de leur choix. Il est intéressant de constater que tant les jeunes adultes que les adultes âgés rappellent un pourcentage de paires de mots comparables dans la première session et la seconde session lorsqu’ils sont libres d’utiliser la stratégie de leur choix. Cela signifie qu’ils n’ont pas pris conscience de la supériorité de certaines stratégies ou qu’ils jugent leur utilisation trop contraignante. La plupart des études montrent que les adultes âgés ne maintiennent pas sur le long terme les stratégies acquises lors d’un entraînement (voir par exemple, Bottiroli,

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Cavallini et Vecchi, 2008). Un autre résultat intéressant et original de notre étude est de montrer qu’un nombre important d’adultes âgés (et dans une moindre mesure de jeunes adultes) n’utilisent pas spontanément la stratégie avec laquelle ils obtiennent les meilleures performances lorsqu’ils ont pour instruction de l’utiliser. Les futurs programmes d’entraînement de la mémoire pourraient inclure une évaluation de la capacité d’exécution de différentes stratégies avant d’entraîner la stratégie que les individus exécutent avec le plus de réussite. Une étude a déjà montré que si les adultes âgés développent leurs propres stratégies lors d’un entraînement ils obtiennent de meilleurs résultats au post-test que des adultes âgés qui ont bénéficié d’un entraînement basé sur l’enseignement d’un moyen mnémotechnique (Derwinger et al., 2005).