• Aucun résultat trouvé

Chap. 1 Le littoral mahafale : un espace composite

1.2 La prégnance d’un rapport singulier à l’espace

1.2.2 Statuts des entités qui peuplent l’espace

Des êtres pensants et actants

Jusqu’à l’apparition des nouvelles églises, il était considéré comme impossible d’intercéder directement auprès de Zanahary. En revanche, d’autres entités surnaturelles manifestent leur présence de façon plus sensible. Elles sont désignées sous le terme générique de lolo.

Le peuplement du monde invisible

Parmi les lolo, il faut d’ores et déjà distinguer les ancêtres lignagers (raza) de toutes les autres entités qui peuplent la surnature. Ce sont eux, ces zanahary propre au groupe lignager, les intermédiaires privilégiés entre les vivants et Zanahary le créateur40.

40

Sur l’usage multiple du terme zanahary, il faut être très prudent. Ce terme « peut indiquer aussi bien l’Etre Suprême que les puissances invisibles qui ont le pouvoir d’agir dans la vie des hommes » (Lupo-Raveloarimanana et Lupo, 1996 : 43). L’ambigüité de ce terme traduit bien la position intermédiaire des ancêtres divinisés. Nous mettrons alors une majuscule lorsque nous ferons référence au dieu unique et une minuscule lorsque ce terme désignera un ensemble de divinités, ancêtres ou autres forces surnaturelles.

Les autres entités surnaturelles sont représentées par diverses catégories d’esprits divinisés (zeke) pouvant se manifester parmi les hommes lors de phénomènes de possession. Les doany sont des ancêtres d’autres groupes qui peuvent provenir de régions très lointaines. Ils sont parfois des ancêtres royaux ou étrangers (comoriens, occidentaux…) mais ne disposent pas d’un ancrage spatial local à la différence de la plupart des tambahoake (ou kokolampo). On pourrait assimiler ces derniers à des génies tutélaires. Leurs lieux de vie, spatialement bien localisés et circonscrits (un arbre, un bosquet, un point d’eau), sont considérés comme « terres taboues » (tanifaly) et sont caractérisés par un ensemble d’interdits spécifiques. Enfin, les

vorombe sont des esprits venus de la mer que les pêcheurs, qui les considèrent comme

bienfaisants, assimilent à des razambe (« grands ancêtres »).

Il existe au sein de cette dimension surnaturelle une hiérarchie à plusieurs échelles. Même si elles jouissent d’une certaine autonomie, Zanahary est supérieur à toutes ces entités. Par ailleurs, les ancêtres lignagers et les autres esprits constituent deux ensembles relativement distincts au sein de la surnature. En revanche, chez les esprits divinisés, le vorombe apparaît comme le plus puissant de tous, voire même leur raza à tous (terme qui indique a minima une parenté symbolique leur conférant une autorité supérieure). Au sein des groupes de

tambahoake et de vorombe présents dans la région, on retrouve aussi l’existence de relations

de parenté entre les différents esprits. Chez les deux esprits vorombe se manifestant à Ambohibola par exemple, l’un est considéré comme le neveu de l’autre. Dans le même sens, plusieurs tambahoake présents sur l’île de Nosy Manitsa sont considérés comme les enfants de l’esprit tambahoake qui réside au sud d’Ambohibola dans les filaos.

L’espace est ainsi peuplé d’entités invisibles, ancêtres et autres esprits, qui entretiennent des relations diverses entre eux et vis-à-vis du monde visible. Ce sont avec ces forces que les hommes sont constamment amenés à interagir et à partager leur espace de vie. Afin de vivre en harmonie sur le territoire, il convient de rechercher leurs bonnes grâces en leur rendant honneur ou du moins en respectant les règles et interdits qu’ils ont édictés, généralement par l’entremise d’un possédé. S’ils se sentent offensés, ils peuvent ainsi s’exprimer par le rêve, en prenant possession d’un homme de façon impromptue ou en déclenchant des calamités (accidents, maladies…). Tous peuvent aussi être sollicités par les hommes pour apporter leur aide (diagnostics, soins, assistance dans l’organisation des activités…) moyennant

généralement une contrepartie (argent, sacrifice, alcool, nouveau tabou…). Bref, ils sont doués d’une intentionnalité et d’une relative autonomie les uns par rapport aux autres.

Les acteurs du monde visible

Parallèlement, les pêcheurs prêtent aux animaux une intentionnalité. Pour reprendre les termes de Descola (2005), si leurs physicalités sont différentes, en revanche, leur intériorité semble construite sur un modèle analogue à celle des humains. Les animaux peuvent communiquer entre eux pour se prévenir des pièges que leur tendent les hommes, dénotant par-là l’existence d’un langage au sein d’une même catégorie d’espèce. Certains sont réputés « idiots » (gegy) comme les poissons de récifs qui se maillent facilement dans les filets. D’autres sont réputés avoir une « bonne mentalité » (tsara fanahy ou soa fanahy) comme les dauphins ou les baleines. Les requins et autres animaux dangereux sont parfois qualifiés de « mauvaises personnes » (ndaty raty).

Comme les humains, ils appartiennent à des lignées (raza) et entretiennent des liens de parenté ou d’alliance (mpilongo) avec d’autres animaux qui leur ressemblent ou avec lesquels ils « partagent le même chemin » (miharo lia). Ils ont aussi des ennemis (mpirafy). A un autre degré, les pêcheurs considèrent par exemple que le anjarame (Ancanthurus triostegus) est le

razampia (« ancêtre des poissons »). D’autres espèces sont désignées par des termes motivés

associant les notions de raza ou de lolo (cf. taxonomie en annexe 2) connotant des positions particulières au sein de leur groupe d’espèces, du monde animal, ou vis-à-vis de la surnature. La faune est ainsi dominé par certaines espèces remarquables comme le tompondrano (« maître de l’eau »)41 ou encore le akio farao (requin non identifié) désigné comme « roi de la mer » (mpanjaka riake).

Des statuts flous

Si toutes ces entités semblent de prime abord appartenir à un monde bien défini (olombelo /

biby / lolo), plusieurs éléments montrent que leurs statuts peuvent parfois s’avérer plus

41 Décrit comme un immense serpent de mer ou un requin, l’existence du tompondrano ne fait pas de doute pour la plupart des pêcheurs. Petit (1930) relate même une traversée nocturne de la baie de St Augustin au cours de laquelle lui et son équipage rencontrèrent le tompondrano. Il en décrit les manifestations (grande masse sombre entourée d’une auréole lumineuse dans l’eau) et la peur irrépressible provoquée chez ses piroguiers.

ambigus qu’il n’y paraît. Ces ambiguïtés vont bien au-delà de l’usage d’un registre lexical commun pour décrire les comportements ou l’anatomie des différentes entités (cf. supra).

D’après Astuti par exemple, certains Vezo considèrent très sérieusement que les Mikea, peuple de chasseurs-cueilleurs largement méconnus et représentés comme vivant nus dans les forêts du nord de Tuléar, « furent certes autrefois des gens mais étaient devenus des animaux » (2000 : 93), notamment du fait de leur nudité.

Les enfants en bas-âge aussi sont souvent comparés à des biby considérant qu’ils ne maîtrisent pas les us, particulièrement le respect de tabous qui constituent l’essence de la spécificité humaine (Astuti, 2000). Les enfants morts en bas-âge sont d’ailleurs inhumés sur des sites funéraires distincts et selon des pratiques différentes que pour leurs aînés. A l’autre bout du cycle de vie, les individus les plus âgés sont parfois assimilés avec anticipation à des lolo, leur passage dans l’au-delà étant imminent. Il est donc logique que ce soit cette frange de la population qui soit les intermédiaires privilégiés avec le monde des ancêtres qu’ils rejoindront sous peu.

Un homme doté de certaines capacités atypiques (capacité d’apnée hors norme, mémoire exceptionnelle, grande ingéniosité, méchanceté, cruauté, etc.…) sera qualifié tantôt de lolo (nom générique donné aux entités de la surnature), tantôt de biby (nom générique attribué aux non-humains animaux). Ces glissements traduisent l’idée de caractéristiques inhumaines.

Les frontières entre les différents statuts d’êtres et les différents mondes apparaissent donc particulièrement ténues. Certains critères peuvent ainsi induire une remise en débat du statut d’un individu ou d’un animal, son affectation symbolique à une dimension plutôt qu’à une autre (indépendamment de sa « physicalité »). Les hommes semblent alors utiliser un « mode d’identification » (Descola, 2005) qui s’apparente dans une certaine mesure à de l’analogisme, mais aussi, comme nous allons le voir maintenant, à de l’animisme.