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Lors de notre arrivée au village, nous nous présentâmes logiquement chez l’adjoint du représentant officiel du village (le représentant en titre alors étant absent). Expliquant l’objet de notre venue et nous renseignant pour louer une case d’habitation27, celui-ci nous proposa de nous accueillir chez lui dans un premier temps. Peu après, considérant notre souhait d’être

27 Nous remercions ici chaleureusement Prosper, employé de la société COPEFRITO (qui collecte dans la région les produits halieutiques), qui accepta aimablement de nous conduire jusqu’au village et de jouer pour nous le rôle d’interprète lors de ce nécessaire protocole.

plus autonome (afin notamment de pouvoir recevoir chez nous les autres villageois dans un lieu plus « neutre » que la maison de notre hôte), il nous proposa de construire une case pour nous. L’opportunité était trop belle et nous choisîmes d’accepter sa proposition. Restant donc rattachée à sa cour familiale mais jouissant d’une relative indépendance, la case fut terminée quelques mois plus tard au moment où nous rejoignait Francis, interprète et enquêteur de qualité, qui nous accompagna jusqu’à la fin de ce travail.

Père de onze enfants, proche de la cinquantaine, Z. montra dès notre premier séjour une grande disponibilité à notre égard. Il accepta aussitôt de nous amener en mer avec lui, nous fit découvrir le littoral de la région au cours de petites escapades en pirogue ou à pied, et nous introduisit dans les cérémonies et réunions collectives. Il passa surtout toutes ses soirées à discuter avec nous, nous apprenant avec une patience et une pédagogie rares sa langue et les clefs du monde dans lequel nous venions d’arriver.

Conscient des risques d’« enclicage » (Olivier de Sardan, 2002) relatif à l’accueil dont nous bénéficions chez Z. et au sein de son lignage sarà temangaro, nous avons donc eu à faire l’effort de nous « désencliquer » de cette position devenue somme toute confortable. Cela s’est passé aussi bien par la séparation de nos repas toujours pris en commun jusqu’alors, que par la recherche d’alliances et d’amitiés nouvelles au sein de tous les groupes présents. Mais nous pensons qu’une des victoires de « l’intégration » aura été quand les gens, qui d’eux-mêmes nous plaçaient dans une relation de filiation fictive avec celui qu’ils appelaient Baba

Z. (« Papa Z. »), se sont mis à nous raconter l’histoire pas toujours très racontable de celui qui

était notre hôte, renforçant l’impériosité de notre prise de distance. Le fait qu’en retour, Z. ait compris et accepté cet état de chose aura été une de nos plus grandes satisfactions morales durant la conduite de ce travail. Aussi, nous a-t-il un jour dit en substance « je sais ce que les gens racontent, et que tu sais que je n’ai pas toujours eu un comportement irréprochable, mais je sais que c’est ton travail. Mais je change et te rencontrer me fait changer. Je deviens plus vieux et je deviens plus sage ».

Comme chacun d’entre nous, Z. est quelqu’un d’ambigu. C’est un fin politique (il est souvent choisi comme orateur pour représenter son lignage ou le village) mais son « sang chaud » lui joue des tours. Par certains de ses comportements passés, il a pris de gros risques, notamment en nous accueillant. Nous donner un toit et assumer la responsabilité de notre présence au village, puis nous donner sa confiance, nous faire savoir qu’il comprend bien notre travail et

qu’il sait ce qu’il se dit, peuvent être vu comme des comportements stratégiques, politiques (redorer son blason) et même économiques (capter directement la rente apporté par le vazaha ou indirectement, étendre ces réseaux d’entraide et de solidarité), mais il serait injuste de ne le voir que sous cet angle là.

Z. est un homme admirablement curieux de tout et très entreprenant. Il détient un savoir dans de nombreux domaines (notamment sur la politique locale et l’environnement marin et terrestre dans lequel il évolue) mais ne cherche pas à répondre à tout prix et n’hésite pas, au contraire, à avouer lorsqu’il ne sait pas. Véritable bourreau de travail, ses pratiques et ses connaissances le distinguent significativement des autres villageois. Ce fut l’un des premiers à s’intéresser à la pêche au requin et à devenir très riche (avant de dilapider rapidement tout son argent). Il continue de pratiquer une grande diversité de techniques de pêche et est considéré par les autres comme un pêcheur mahery (« fort » ou apte). Depuis quelques temps il a intensifié sa pratique de l’agriculture et est aussi le seul à construire des ruches. Il est aussi un très bon menuisier. N’ayant pas été scolarisé, il a, dans les années 1970, appris de sa propre initiative à lire et à écrire. Fier d’être Sarà, il admire aussi les voisins agropasteurs mahafale dont était issue sa mère et avec lesquels il entretient des relations étroites. Il est le plus actif de son groupe familial pour défendre le poids politique de son lignage actuellement en perte de vitesse (c’est d’ailleurs lui qui parle généralement au nom de son lignage lors des réunions). Il cherche activement à se positionner dans divers dispositifs institutionnels. Fils d’un puissant possédé grand chasseur de tortue, il fut l’un des premiers responsables de l’office catholique au début des années 1980. Il s’est plusieurs fois associé avec de petits entrepreneurs étrangers venus pour faire du commerce ou pour faire exploiter du matériel innovant par les pêcheurs locaux. A lui seul, il est un admirable exemple du dynamisme des ruraux et de leur capacité d’innover sans nécessairement rompre avec la tradition, mais au contraire en la réinventant activement pour s’adapter aux nouveaux enjeux.

Si nous accueillir s’inscrivait bien dans sa stratégie politique, cela constituait surtout à ses yeux une expérience digne de satisfaire sa curiosité. Si nous souhaitions autant parler de cet homme, c’est à la fois pour situer le lecteur par rapport à notre approche du terrain et pour faire clairement savoir que c’est de lui que nous avons le plus appris et qu’en conséquence, il est un des principaux artisans de ce travail. C’est d’ailleurs à son contact que notre intérêt pour les relations de territoire au-delà des espaces marins a quelque peu éclipsé nos objectifs premiers.

Nous savons aussi pertinemment que certaines personnes ont été moins disposées à nous faire partager leurs visions des choses, aussi bien pour la position que nous avions choisie d’accepter (être hébergé chez Z. et les siens) et celle que nous ne maîtrisions pas (être un enquêteur parmi d’autres, et qui plus est un vazaha blanc). Quelle qu’ait été notre relation avec Z. et les autres villageois, nous avons cependant pleinement conscience que cette « intégration » n’est jamais qu’un vague idéal inatteignable, une démarche étrange, souvent inconfortable, qui s’impose dans une certaine mesure au chercheur qui prétend recueillir des données d’ordre social. Sans nier l’aventure humaine qu’a représenté ce cheminement, il faut aussi bien mesurer son caractère artificiel et induit, entre la recherche du bien-être du chercheur dans son quotidien et le besoin d’un contexte relationnel favorable à l’enquête.