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Chap. 3 Les pratiques de pêche : une mise en perspective historique

3.1 Le temps des chasseurs de tortue

3.1.2 L’organisation sociale du travail halieutique

3.1.2.2 La place de la chasse à la tortue

L’élément le plus remarquable du système de pêche de cette première moitié de XX° siècle est la place particulière tenue par la chasse à la tortue. D’une part, on le voit au travers des récits des anciens, la recherche de tortue de mer était l’une des motivations premières des déplacements temporaires le long du littoral. D’autre part, elle est revendiquée comme la ressource essentielle « qui seule faisait vivre les ancêtres » (« fano avao nahavelo razanay »).

71 Nous pensons que son statut mériterait d’être rapproché du statut des terres agricoles dans les sociétés d’agropasteurs. Ce point sera rediscuté plus avant.

La chasse à la tortue représente aux yeux des Vezo et des Sarà une activité particulièrement périlleuse et prestigieuse (zones exploitées situées au large, conditions de chasse par grosse houle ou de nuit). Aujourd’hui encore, son importance identitaire s’affiche toujours sur les tombeaux des pêcheurs vezo et sarà que l’on orne d’un samondra (harpon à fer mobile) et d’un five (pagaie) (cf. photo 9)72. D’autres pratiques qui entouraient sa chasse et sa consommation permettent de mieux comprendre le système de valeurs dans lequel se plaçaient et se placent encore à l’heure actuelle l’ensemble des activités en mer.

Une chasse et une consommation ritualisées

Après une chasse fructueuse, l’équipage portait la pirogue et les tortues qui s’y trouvaient jusqu’à un autel rituel, le ranjo, situé sur le haut de plage (cf. photos 10 et 10bis). Propriété lignagère, le ranjo peut être assimilé à un hazomanga spécifiquement destiné au sacrifice de tortues (Lilette, 2007). Théoriquement, l’animal ne pouvait autrefois être sacrifié nulle part ailleurs. Lorsqu’ils ne débarquaient pas chez eux, les pêcheurs devaient procéder au rituel auprès du ranjo d’un groupe allié ou attendre de retourner auprès de leur propre autel lignager pour tuer et consommer les tortues.

La tortue capturée était alors installée au pied du ranjo sur un lit de branchages fraîchement cueillis pour l’occasion (afin d’éviter tout contact de l’animal avec le sol). Des incantations adressées aux ancêtres et à la gente des tortues de mer accompagnaient le sacrifice (cf. §.1.4). Une fois l’animal scrupuleusement découpé (cf. Lilette, 2007), la viande devait alors être partagée gratuitement entre tous les témoins de la scène. Le cœur et le foie étaient mis à part pour être cuits et consommés entre hommes au-dessus de la pirogue à la fin du rituel. Le plastron et une épaule étaient attribués au chef lignager73. La cuisson de la viande de tortue ne

72 Outre la pirogue, harpon et pagaie sont les deux outils essentiels de cette chasse pratiquée à la rame et désignée sous le terme de « mive fano » (« pagayer [à la poursuite des] tortues »). Même les pêcheurs qui n’ont jamais chassé la tortue sont enterrés avec ces deux instruments, symboles identitaires de tout un mode de vie. 73 Dans tous les sacrifices lignagers de la région quelqu’ils soient (enterrement, transgression de tabous, …), une part spécifique de l’animal doit être attribuée au chef lignager. On l’appelle tratrakena (« poitrine de la viande ») ou ohikena (« queue de la viande ») comme pour la tortue. En cela le sacrifice de tortue constituait un véritable rituel lignager.

Photo 9 : harpon de chasse et pagaie devant la tombe d’un pêcheur

pouvait être faite qu’avec de l’eau de mer et aucun autre ingrédient ne devait être ajouté à la préparation.

Photos 10 et 10bis : Ranjo de sacrifice des tortues observés dans la région d’Andavadoaka

L’expression du prestige social individuel et lignager

A propos des grands chasseurs de tortues, Fauroux et Laroche soulignaient que leur « réputation dépassait le village et qu[‘ils] bénéficiaient du respect unanime » (1992 : 10). Ils y voyaient alors une « forme particulière de structuration du pouvoir local » qui conduisait la communauté à se resserrer autour « d’un personnage capable, par son savoir, d’apporter la prospérité à son groupe » (ibid. : 10).

On peut constater que le prestige associé à cette pratique pouvait prendre plusieurs formes visibles associant explicitement le chasseur à son lignage. Il s’exprime d’abord de façon ostensible, affiché sur les proues des pirogues par l’étalement du sang des tortues sacrifiées auquel on procédait à la fin de chaque rituel de consommation. Plus la proue était noircie de bandes de sang juxtaposées et plus le chasseur et sa pirogue, et donc son lignage et ses ancêtres d’où proviennent leur force, prouvaient leur efficacité meurtrière pour les tortues.

Le prestige lié à la capture de tortues n’est donc pas l’apanage individuel du chasseur. Ce prestige partagé avec les ancêtres s’affichait également au niveau du ranjo lignager par l’accumulation des têtes et des plastrons de tortues capturées par l’ensemble des chasseurs du

groupe (cf. photos 10 et 10bis). Mais c’est aussi particulièrement par les modes de redistribution gratuite et ritualisée que se jouaient la constitution de réseaux de clientèle et l’entretien des relations sociales au sein du village et au-delà. Le chasseur impliquait ainsi toute la communauté dans sa réussite en lui redistribuant gratuitement l’animal durement gagné.

Une activité qui mobilise des facteurs de production particuliers

L’organisation de cette activité faisait apparaître l’ensemble des forces productives que les pêcheurs considèrent toujours comme nécessaires de réunir pour assurer le succès de leurs activités en mer les plus risquées et aléatoires.

L’importance du matériel et de sa charge symbolique

Le matériel est affecté de représentations particulières qui montrent l’importance de certains facteurs d’ordre symbolico-religieux. Pirogue de chasse et samondra étaient soumis à des tabous très stricts et ne devaient en aucun cas être souillés (notamment par le contact avec des femmes lors de leurs menstrues).

Par ailleurs lors du sacrifice rituel, il s’avère que le chef lignager qui est gratifié du plastron et de l’épaule n’appartient pas nécessairement au lignage du chasseur. Encore à l’heure actuelle, c’est le chef lignager du propriétaire de la pirogue (dans le cas où celle-ci aurait été prêtée aux chasseurs) qui se voit octroyer la part honorifique. Par là, ce sont les ancêtres du groupe qui ont donné le pouvoir meurtrier à la pirogue qui sont remerciés. On dit d’ailleurs de façon systématique que « c’est X qui a tué une tortue » (« X namono fano ») en précisant spontanément que « c’est la pirogue de Y qui l’a tuée » (« lakan’Y namono azy »). La force contenue dans la pirogue, sa réussite en mer et sa fiabilité sont des caractéristiques qui dépendent étroitement du pouvoir que les ancêtres du propriétaire y placent, indépendamment de l’appartenance lignagère de ceux qui l’utilisent.

La recherche d’harmonie comme facteur de production

Selon les récits locaux, la chasse était systématiquement précédée d’une consultation auprès d’un possédé vorombe ou d’autres types d’intercesseurs (devins, chef lignager). Le recours à

ces pratiques propitiatoires et conjuratoires, qui constituent un pôle d’investissement subsidiaire74, vise à rassurer les chasseurs potentiels sur les dispositions de forces surnaturelles et l’opportunité de mener une chasse. On recherche particulièrement à diagnostiquer la présence de hakeo chez les chasseurs. Plus l’accumulation de hakeo est « profonde » (hakeo lalike), plus les acteurs s’exposent au risque de réaliser de mauvaises chasses ou de subir un accident en mer.

Si hakeo il y a, il convient alors d’entreprendre de le réguler par la tenue de rituels adressés aux forces surnaturelles qui en sont à l’origine. En tant qu’intermédiaire entre ses fils, les autorités du lignage et les ancêtres, le patriarche joue donc un rôle fondamental sur les dispositions à prendre dans cette situation (celui-ci consultera le plus souvent en premier lieu un mpisikily afin de savoir par la lecture divinatoire de graines vers qui se tourner). C’est lui qui dans la famille détient généralement la connaissance des institutions magico-religieuses (savoirs et savoir-faire personnels, connaissance des spécialistes) et peut les mobiliser.

La conservation du matériel à l’échelle de l’unité de production et l’autorité morale et religieuse du patriarche sur la force de travail que représentent ses fils, garantissent donc une relative stabilité des unités de production élargies à plusieurs foyers.