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Chap. 3 Les pratiques de pêche : une mise en perspective historique

3.2 Le boom des pêches aux filets et ses effets

3.2.3 Vers l’atomisation progressive des unités de production familiales

La pêche au filet : une activité phare

D’un point de vue économique, la pêche au filet monofilament est devenue, et ce jusqu’à aujourd’hui, un pilier essentiel de l’économie domestique des habitants d’Ambohibola. Son efficacité a permis un développement parallèle des filières de commercialisation du poisson dans tout le pays mahafale et même au-delà.

Dans les années 1980, des bateaux frigorifiques sont plusieurs fois venus dans la région acheter à bon prix du poisson frais. Des commerçants en 4x4 font régulièrement l’aller-retour en direction d’Ampanihy pour commercialiser du poisson frais. Lorsque les débouchés locaux se font rares, ce sont principalement les mareyeuses mahafale, les femmes de pêcheurs et les pêcheurs eux-mêmes qui à cette époque fument le poisson et le transportent en charrette jusqu’aux plus importants marchés de la région (Ampanihy, Fotadrevo, Gogogogo, Ejeda…).

Facilités d’accumulation de numéraire et rôle des moyens de production

Toutes ces transformations concourent à accroître les opportunités d’accéder à du numéraire. Les pêcheurs sont souvent sollicités dès le débarquement pour vendre leur production et reviennent donc auprès de leur unité de production avec de l’argent et non plus des produits. Les gains apparaissent dès lors beaucoup plus faciles à dissimuler à la vue des autres, et notamment à son patriarche.

Par ailleurs, la possession du matériel devient un enjeu essentiel dans les modes de partage. Les filets représentent en effet un matériel coûteux qui demande un investissement continu (achat de fil nylon) et un travail permanent de ramandage. Dès lors, les formes de partage diffèrent des modèles anciens et prennent en compte l’investissement représenté par le filet.

Les captures, collectives dans ce type de pêche, ne sont plus partagées de façon égale entre les membres de l’unité de pêche mais intègrent l’amortissement du matériel. Les propriétaires des filets peuvent ainsi récupérer jusqu’à la moitié des bénéfices réalisés (plus généralement une part).

Les logiques d’investissement deviennent donc une composante essentielle des stratégies de pêche. Le contrôle des moyens de production glisse du registre religieux (rôle du lignage et des ancêtres dans l’efficacité du matériel) au registre économique (capacité d’investissement et d’accumulation des moyens de production). Les facteurs de production sous forme de moyens techniques (capital) semblent donc prendre le pas sur les facteurs de production socioreligieux.

Une activité socialement dépréciative

Si elle permet de générer des revenus intéressants pour les pêcheurs, la pêche au filet maillant souffre cependant d’une image peu valorisante. Aussi reconnaît-on toujours à Ambohibola que « le filet ne rend pas vezo » (« harato tsy mahavezo »). Ces pêches au filet sont très explicitement considérées comme « un travail d’idiot » (« asandaty gegy ») qui fait des pêcheurs les plus spécialisés dans cette activité des « Vezo de la boue » (Vezompotake).

En effet, la conduite de cette activité va à l’encontre des principales valeurs qui caractérisent un vezoandriake (« vezo de la mer ») ou un tena vezo (« vraiment vezo »). Il est ainsi apparu que « se battre avec des choses vivantes » (« mihaly amin’raha velo ») ou « tuer quelque chose de gros » (« mamono raha be ») étaient des gages de prestige dans cette société. A ce titre, ceux qui ne prennent pas soin d’équiper leur pirogue d’un samondra (harpon à fer mobile) prêt à être lancé sur un gros animal croisé en mer ne peuvent pas prétendre être des

tena vezo.

Les activités les plus valorisées sont donc les différents types de chasse au harpon, notamment la chasse à la tortue, la plongée lors de laquelle on lutte avec l’animal vivant au sein de la colonne d’eau, mais aussi les pêches à la ligne et les pêches à pied. En revanche, le filet capture des « poissons idiots » qui se laissent stupidement piéger et sont récupérés « déjà morts » dans les filets sans qu’il n’y ait eu de lutte. Il faut noter que même les spécialistes du filet accréditent ces représentations et qu’ils se désignent eux-mêmes comme vezompotake.

On peut donc dire qu’il existe un archétype assez clair de ce qu’est le savoir-faire d’un « vrai pêcheur ».

Une activité profane ?

On le voit, la pêche au filet est moins prestigieuse que la plupart des autres activités en mer. En outre, la navigation pour rejoindre les lieux de pêche au filet monofilament ne nécessite pas de prise de risque contrairement aux activités réalisées au large (chasse à la tortue, lignes de traîne ou palangrotte) ou de la plongée au sein de la colonne d’eau (cf. carte 9 et 10). Les captures réalisées (poissons de petites tailles et « idiots ») sont elles aussi peu prestigieuses comparativement aux tortues de mer ou aux gros poissons pêchés à la ligne.

De plus, la régularité des captures réalisées au filet tend à s’opposer au caractère aléatoire des pratiques les plus prestigieuses et périlleuses. Aussi les pêcheurs considèrent-ils que le succès des pêches au filet maillant est moins soumis aux impératifs d’harmonie sociale et à l’intervention des mondes surnaturels que les autres activités. On dit par exemple que « les filets en fil nylon n’ont pas de jours maudits » (« harato talirano tsy mana andro mavohy »), Sans l’existence de périodes fastes et néfastes (contrairement aux pêches les plus aléatoires), il devient inutile de consulter des intercesseurs ou de faire préparer à son sorcier des aoly (potions ou talismans) censés favoriser la chance.

Ces pêches au filet ne font généralement l’objet d’aucune pratique propitiatoire ou conjuratoire contrairement à la chasse à la tortue (cf. supra) ou à la pêche à la ligne de traîne77. De la même façon, les savoirs mobilisés pour garantir le succès, dont les détenteurs sont généralement les plus anciens (interprétations des signes comme la couleur de l’eau ou les types de nuages), semblent moins nécessaires au succès de ces pêches. Ainsi, Fauroux et Laroche constataient que « l’apparition des filets en nylon qui peuvent être tirés par un petit nombre de personnes semble avoir contribué à mettre fin au règne de ces grands personnages [chasseurs de tortues et autres détenteurs de savoirs spécifiques consultés pour les sorties en mer] » (1992 : 10).

77 Les tortues de mer n’étaient pas les seules captures à faire l’objet de pratiques originales. Par exemple, la tête du thazard (partie la plus appréciée) devait autrefois être cédée gratuitement à quiconque la sollicitait sous peine de ne plus réaliser de captures.

Une déliquescence des unités de production élargie

Tous ces éléments tendent à affaiblir l’implication des intercesseurs dans l’organisation des pêches (devins, sorciers, possédés). En particulier, les savoirs et les bénédictions apportés par le patriarche et le chef lignager apparaissent dans ce contexte d’une importance moindre que par le passé.

Dès lors et selon les dires des résidents les plus âgés, les foyers de pêcheurs tendent à s’autonomiser rapidement en se dissociant de plus en plus tôt du foyer parental. L’implication du patriarche dans la réussite des activités comme la facilité d’écoulement des produits dès le débarquement concourent à limiter les pratiques de redistribution au sein de la famille mais aussi vis-à-vis du reste de la communauté. Plus globalement, la recherche d’harmonie sociale devient un enjeu plus secondaire comparativement à l’accumulation des moyens de production.

Aujourd’hui, ces transformations sont particulièrement nettes dans l’organisation de la plupart des unités de production. Si les fils déclarent encore donner régulièrement de l’argent aux foyers de leurs parents et beaux-parents, les recoupements faits auprès de ces derniers confirment qu’il s’agit tout au plus de menues sommes d’argent très occasionnelles (lors de pêches particulièrement fructueuses notamment) qui permettent juste d’acheter du tabac et du café. Même les dons en nature pour la consommation sont aux dires de tous plus rarement octroyés, à l’extérieur comme au sein de la famille et du lignage. La vente directe des produits aux mareyeurs (convertis instantanément en numéraire dès le débarquement) permet aux pêcheurs de dissimuler l’ampleur réelle de leurs gains à leurs parents, même lorsqu’ils sont encore rattachés à l’unité de production de ces derniers78.

D’autres pratiques de pêche au filet apparues récemment tendent à reconfigurer à nouveau les modes d’organisation économique. C’est tout particulièrement le cas de la pêche au requin dont nous allons voir maintenant les enjeux et les spécificités.

78 Nous avons ainsi vu des parents littéralement mendier humblement auprès de leurs jeunes fils à charge dont ils savaient qu’ils dissimulaient les gains qu’ils avaient obtenus.