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Dans le champ de la gouvernance des ressources naturelles, l’essentiel des dimensions institutionnelles ont nécessairement une dimension spatiale. Ainsi, « l'organisation de la vie selon les normes et les valeurs affirmées par une culture et la mise en place des systèmes de relations institutionnalisés qu'elle suppose ne peuvent se faire dans le vide : elles se déroulent dans l'espace et l'impliquent à tous les niveaux » (Claval, 1997). De ce fait, un des premiers enjeux de la gouvernance semble alors consister pour un groupe à assurer son inscription dans l’espace. Aussi n’aurons-nous de cesse, tout au long de ce travail, d’étudier les formes de territorialité que les groupes d’acteurs tissent avec leurs espaces.

Il convient cependant de rappeler que l’espace dans lequel les sociétés s’inscrivent n’est pas un simple support physique mais est avant tout le produit de la perception que les hommes en ont et des rapports sociaux qu’ils y entretiennent (Frémont et al., 1982, Claval et al., 1995). Lorsqu’un espace est collectivement qualifié et ressenti comme approprié par un groupe qui l’investit de sens et de valeurs, on peut alors parler de territoire (Bonnemaison, 1981). Sa définition par le groupe ne se résume pas à son utilisation économique mais intègre tout à la fois des dimensions sociales, identitaires ou encore religieuses entretenues avec celui-ci (Blanc-Pamard et al. 1995 ; Bonnemaison et al., 1999).

Pour Brunet et al., on trouve dans le territoire « la projection sur un espace donné des structures spécifiques d’un groupe humain, qui incluent le mode de découpage et de gestion de l’espace, l’aménagement de cet espace » (1992 : 480). Loin d’être immuable, comme le

note Bernus à propos des territoires pastoraux, « le territoire n’est pas figé et peut à tout moment être déplacé et reconstruit : il représente la liberté de réajustements toujours possibles sous la pression d’évènements nouveaux » (1999 : 39). C’est bien alors dans cette construction collective de l’espace, porteuse de valeurs, de pouvoirs, d’ordres mais aussi d’adaptations, que l’on a toutes les chances de trouver les principes qui forment le socle de la gouvernance d’un groupe.

Pour autant, les pratiques et les stratégies des acteurs ne sont pas déterminés par l’organisation des territoires mais se nourrissent aussi d’un rapport à l’espace propre à chacun en fonction de son vécu personnel, de ses représentations et des réseaux sociaux particuliers dans lesquels il s’inscrit (de son « espace vécu » en somme19). Pour Di Méo et Buléon, il existe pour tout individu en société « ce lien sensible, émotionnel, affectif, tendu entre le sujet, l’acteur, les groupes sociaux et les territoires : un lien que tisse la territorialité de chacun » (2005 : 38).

Nous chercherons donc à identifier les effets organisateurs du territoire mais aussi, dans la mesure du possible, à les dépasser pour comprendre en quoi ces territorialités plus ou moins partagées affectent les pratiques des groupes d’acteurs qui interviennent sur des ressources et des espaces communs. Qu’elles découlent de l’expérience sensible du monde ou de la construction sociale collective de l’espace (espace social et territoire), c’est d’abord l’idée de relations qu’il faut dans un premier temps retenir20.

Bonnemaison (1981) admet d’ailleurs qu’il n’est pas nécessaire qu’un groupe culturel ait un territoire propre pour partager une territorialité commune. Comme il le notait :

« La territorialité d’un groupe ou d’un individu ne peut se réduire à l’étude de son système territorial. La territorialité est l’expression d’un comportement vécu : elle englobe àla fois la relation au territoire et àpartir de celle-ci la relation à l’espace « étranger ». Elle inclut ce qui fixe l’homme aux lieux qui sont les siens et ce qui pousse au dehors du territoire, là où commence « l’espace ». Toute analyse de territorialité s’appuie donc sur une relation interne et sur une relation externe : la territorialité est un balancement continu entre le fixe et le mobile, entre d’une part le territoire « sécurisant », symbole d’identité et de l’autre, l’espace qui ouvre sur la liberté, parfois aussi sur l’aliénation. » (Bonnemaison, 1981 : 256)

19 Cf. Frémont (1976), Frémont et al. (1982), Di Méo et Buléon (2005).

20 C’est d’ailleurs en terme de « relation de territorialité » que Bonnemaison (1996 et 1997) mobilise le plus fréquemment ce concept dans son étude sur le Vanuatu.

Dans cette acception, la relation au territoire concourt à construire les relations à ces « espaces étrangers ». La notion de territoire à laquelle la notion de territorialité semble si intimement liée doit donc être discutée. Il semble alors plus s’agir de mobiliser le concept de territoire comme une référence ou un idéal que comme un territoire formellement identifié. La territorialité peut alors être entendu comme l’ensemble des liens tissés par un individu ou un groupe et qui traduirait autant son projet sur cet espace que les attaches qu’il y entretient déjà. Le territoire auquel il est implicitement fait référence dans la notion de territorialité apparaît dès lors comme un territoire transcendé. On comprend mieux dès lors le point de vue de Raffestin (1980) pour qui la territorialité « reflète la multidimensionnalité du vécu territorial » et l’on se dit ainsi que « le territoire serait lié à de la territorialité activée » (Vanier, 2007).

En allant plus loin, Bonnemaison souligne que « toute culture s’incarne au-delà d’un discours par une forme de territorialité » (1981 : 253). La territorialité, comme l’identité, se fait donc attribut social et marqueur culturel. A la façon de l’identité encore, la territorialité dans sa dimension individuelle est largement composite. Elle se nourrit de référents collectifs (territorialité partagée) mais elle est aussi faite d’une relation plus personnelle au reste du monde, d’une vision de soi, de pratiques et de réseaux moins partagés, bref d’une véritable spécificité individuelle (Di Méo & Buléon, 2005). On peut alors dire que chaque sous-groupe partage sa territorialité entre une territorialité commune à l’ensemble du groupe plus large auquel il appartient et une territorialité qui lui est propre du fait même des pratiques et des représentations spécifiques qui le différencient des autres (comme les modes de production ou les lieux de résidence par exemple).

Un autre aspect doit être spécifié. Il s’agit de la nature individuelle ou collective que peut recouvrir la notion de territorialité (Bonnemaison, 1981 ; Di Méo & Buléon, 2005). Lorsqu’on traite des formes de territorialité, il faut donc s’efforcer de préciser à quel échelon social on se réfère. Etudier les territorialités individuelles risque moins d’intéresser les sciences sociales que les sciences cognitives. Ce qui intéressera plus le géographe, ce sont les relations collectives à l’espace, le partage ou non de ces relations entre les différents groupes humains et les effets que leurs divergences peuvent produire au sein du territoire.

Ainsi, sans nécessairement déboucher sur des territoires indépendants les uns des autres, « l’activation » de ces territorialités, leur reconnaissance ou leur rejet par les autres acteurs, permettent de voir les différentes légitimités et les différents droits se confronter et se

négocier sur des espaces partagés par plusieurs groupes. « A travers sa territorialité un peuple [ou un groupe] exprime sa conception du monde, son organisation, ses hiérarchies et ses fonctions sociales » (Bonnemaison, 1981 : 260). Il y exprime aussi ses intérêts et ses aspirations, notamment en terme d’accès aux ressources renouvelables.

Une des autres hypothèses de ce travail est donc l’importance de la dimension territoriale pour médiatiser et organiser les modes de gouvernance entre des groupes d’acteurs qui partagent un grand nombre de valeurs communes (liées à l’ancestralité, l’autochtonie, l’identité…). Ces valeurs communes sont le résultat d’un large partage de leur territorialité entre les différents groupes du territoire. Mais en tant qu’entité sociale hétérogène, chaque société est traversée de multiples conflits de représentations et d’usages qu’exprime bien l’idée de la divergence ou de la concurrence des territorialités des acteurs en présence. Afin d’appréhender les logiques qui sous-tendent la gouvernance des ressources renouvelables, on se doit alors d’examiner plus en détail les territorialités des différents groupes sur le territoire : des jeunes et des vieux ; des hommes et des femmes, des différents groupes socioprofessionnels, des migrants et des « autochtones », des acteurs locaux et des intervenants extérieurs21, etc.