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Chap. 3 Les pratiques de pêche : une mise en perspective historique

3.3 La pêche au requin et la réinvention de la tradition

3.3.2 L’émergence d’une élite économique en quête de reconnaissance

3.3.2.2 Le retour à des structures de production élargie

On le voit, la pêche au requin est une activité risquée. Elle engage les acteurs dans une dynamique d’investissements répétés (renouvellement des filets perdus, renouvellement des pirogues) qui, associée à la raréfaction des captures, lui confère un haut degré d’incertitude. Les risques concernent aussi la différenciation sociale au sein de la famille, du lignage, du village et au-delà au sein de l’ensemble des réseaux d’appartenance avec lesquels il convient de partager sa réussite.

Ce sont notamment ces risques qui ont convaincu certains groupes d’acteurs à se désengager de cette activité. C’est par exemple le cas des Tandroy qui, après s’être intéressés à cette activité quelques temps (et avoir accueillis le Vezo qui introduisit les jarifa), expliquent s’être démotivés face aux constants investissements. Avant les épizooties successives qui détruisirent leur cheptel au début des années 2000, ceux-là avaient pour habitude de consacrer leurs gains à l’achat de bétail (dont ils possédaient le plus important troupeau) plutôt qu’à l’investissement dans de coûteux moyens de production.

A l’heure actuelle, la structuration des unités de production des pêcheurs de requin et de leurs unités de pêche laisse apparaître des configurations nouvelles qui tendent là à limiter les risques sociaux de différenciation associés à cette activité.

Resserrement des unités de production

Alors que le matériel est généralement la propriété du chef de foyer, les foyers de pêcheurs de requin attribuent une partie ou la totalité du matériel à leurs enfants. Ainsi, on peut parfois

s’étonner de noter que des enfants d’à peine plus d’une douzaine d’années soient considérés comme les légitimes propriétaires d’un ou de plusieurs pans du (ou des) grand filet à requin du ménage. En faisant cela, les pères impliquent très tôt leurs fils dans les stratégies d’investissement et les gains réalisés à l’échelle de la famille ; gains qui seront intégralement reversés dans le budget du ménage. Lorsque les fils se marient, ils conservent la propriété du matériel attribué par leur père et continuent d’exploiter leurs pans de filet associés à ceux de leur père. Les patriarches n’ont ainsi plus besoin d’aller en mer et compte sur la force de travail de leur fils.

Cette cohésion va même au-delà en induisant une reconfiguration des préséances économiques à l’échelle de la famille. Aussi, dans certaines de ces unités de production composites, les patriarches se sont-ils totalement dessaisis de leur matériel au profit des foyers de leurs fils qui continuent pourtant à répercuter auprès de leurs parents une partie des bénéfices réalisés à chaque sortie fructueuse.

Le bouleversement des normes d’organisation va même parfois encore plus loin. Alors qu’il conviendrait de ne pas se doter d’une habitation plus prestigieuse que celle de son père avant sa mort, trois de ces unités ont d’abord choisi de dépenser les économies collectivement consenties dans la construction de la maison en dur de leur fils. Ce n’est qu’une fois celle-ci terminée, que l’épargne collective fut investie dans la construction de la maison du patriarche. Interrogés sur l’étrangeté de leur comportement, les chefs de famille expliquent qu’il souhaite ainsi améliorer le bien-être de leur fils avant le leur. Implicitement, ils entretiennent la cohésion au sein de l’unité de production.

En renforçant, voire en renversant à ce point les liens économiques au sein de la famille85, les représentations associées à cette activité montrent le caractère éminemment stratégique de l’organisation de la pêche au requin. On pourrait dire qu’il se met en place une relation de nécessité mutuelle visant à sécuriser une activité hautement aléatoire : le fils a besoin de la bénédiction de son père (et éventuellement de sa connaissance des lieux de pêche) pour espérer réaliser de bonnes captures ; le père a besoin de la force de travail de son fils, de sa

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Dans l’une de ces unités de production, c’est même le fils aîné qui centralise les bénéfices réalisés par son père et ses frères (au lieu de la mère comme c’est le cas dans les autres unités de ce type). Il gère l’épargne destiné à l’achat de matériel et à la construction des maisons, redistribue l’argent nécessaire aux uns et aux autres foyers et l’argent de poche de ses frères, et s’occupe même fréquemment des coûts cérémoniels et autres redistributions sociales à la place de son père.

vigueur physique, mais aussi de s’assurer de son bien-être afin qu’il ait le « cœur clair » lorsqu’il se rend en mer.

L’élargissement des formes de coopération

Comparés aux autres pratiques de pêche, les suivis de débarquement laissent apparaître la stabilité des unités de pêche au requin. Une partie d’entre elles sont constituées par les membres d’une même unité de production qui cherchent ainsi à limiter la participation d’éléments extérieurs qui risqueraient d’induire un apport exogène de malchance. Ils évitent aussi d’avoir à partager les gains (source potentielle de conflits).

Cependant, plusieurs unités de production joignent leur filet avec une autre unité. En associant un pêcheur de chaque unité pour vérifier le filet, chacune économise ainsi ses moyens de production (force de travail, pirogues, cordages) qui peuvent alors être consacrés à d’autres activités. Ces partenariats permettent aussi de limiter l’investissement relatif aux coûteux cordages de lest et de bouée86. Quelle que soit la longueur des filets et des cordages apportés par chacun des partenaires, les bénéfices de la pêche sont partagés en deux parts égales, évitant ainsi de créer des sources de tensions qui nuiraient aux rendements.

Ce sont particulièrement des unités de production liées par un intermariage qui s’associent ainsi plus ou moins durablement. Ces unités de pêche prennent la forme de partenariats entre deux beaux-frères ou d’un gendre avec son beau-père. Ce choix particulier des équipiers s’explique selon nous par les impératifs de respect et de réciprocité qui incombent aux deux familles engagées par les liens de mariage (voir notamment Ottino, 1998). La performativité des engagements contractés à cette occasion constitue alors une garantie d’harmonie entre les partenaires au sein de l’unité de pêche comme à terre. Au-delà, on peut considérer qu’en réalisant conjointement une bonne pêche, chacun des partis se dédouane aussi des obligations de redistribution particulièrement sensibles à l’égard de sa belle-famille.

86 Certains pêcheurs de requin qui ont pu investir pour fabriquer leurs pans de filet ont parfois des diffcultés à acquérir des cordages suffisamment longs pour exploiter les lieux du large. Ils ont plus que les autres besoin de s’associer. Ces cordages et leurs longueurs représentent un élément limitant essentiel à considérer dans la pratique de cette activité.