• Aucun résultat trouvé

Chap. 1 Le littoral mahafale : un espace composite

1.2 La prégnance d’un rapport singulier à l’espace

1.2.3 Les interrelations entre les mondes

Des interrelations complexes

Loin d’être hermétiques, les relations entre ces entités appartenant à des mondes différents sont nombreuses. Elles s’expriment par des liens fonctionnels et l’existence de formes de dialogue à différentes échelles.

Des liens fonctionnels

Comme nous le signalions, les désignations de plusieurs espèces font référence au terme lolo. Il existe en effet des liens étroits entre le monde animal et le monde des forces surnaturelles. Les animaux qui se trouvent sur la terre d’un génie tutélaire sont considérés comme ses « enfants » (anake) et sont protégés à ce titre. Certaines espèces sont généralement considérées comme des signes, favorables ou inquiétants, qui traduisent les dispositions de la surnature vis-à-vis des humains.

Jamais fortuite, la rencontre des pêcheurs avec les animaux les plus dangereux, comme le akio

farao ou le tompondrano, est par exemple interprétée comme un message ou une menace de

sanction de la surnature faisant suite à l’accumulation de hakeo42. Ces animaux sont donc vus comme des intermédiaires, des messagers ou encore des exécutants des desseins divins (Pascal, 2003). Dans ces situations, les hommes adressent directement leurs prières à ces animaux et, afin d’apaiser leur courroux et d’échapper à la mort, leur promettent un sacrifice s’ils parviennent à terre. Il conviendra ensuite d’identifier précisément l’origine du hakeo (grâce aux possédés, aux devins ou aux hazomanga) afin d’intercéder auprès des forces surnaturelles offensées pour effacer la dette.

A l’inverse, lorsque les individus entretiennent de bonnes relations avec les forces de la surnature, et plus particulièrement avec leurs ancêtres lignagers, ils bénéficient de leur concours pour leur protection et la réussite de leurs activités. Si toutes les pêches sont

42

Le hakeo correspond au havoa dans d’autres régions. Il représente l’état dans lequel on se trouve « à la suite d’un manquement réel ou supposé, conscient ou inconscient, individuel ou lignager, à l’égard d’une règle imposée par les ancêtres [ou autres esprits] ; ce manquement est considéré comme devant conduire à des conséquences néfastes pour l’individu « coupable » ou pour son lignage » (Fauroux, 1989 : 278). A propos de cette notion fondamentale, voire aussi Koechlin (1975), Raison-Jourde (1991) et Chaudat (1993).

considérées comme dépendantes des dispositions surnaturelles (notamment conditionnées par l’accumulation de hakeo), les captures les plus attendues (tortue de mer, requin, dauphin, baleine échouée…) sont tout particulièrement considérées comme des faveurs et des récompenses accordées aux pêcheurs les plus respectueux. Elles sont des « dons divins » (fomendjanahary).

La diversité des formes de dialogues

A Madagascar, l’existence d’un dialogue entre les hommes et les forces de la surnature est une réalité ressentie par l’ensemble des acteurs. Elles prennent des formes instituées aussi diverses que les phénomènes de possession, provoqués ou spontanés, les intercessions faites auprès du hazomanga par le biais de sacrifices de bétail accompagnés de prières aux ancêtres, ou encore au travers des rêves par lesquels les ancêtres peuvent apparaître et s’adresser directement aux vivants (Lombard, 1999).

Les hommes s’adressent aussi collectivement à des panthéons de divinités qui peuplent l’espace. A l’occasion du rituel du tsotse, les agropasteurs de la région sacrifient une chèvre noire pour demander aux divinités d’apporter la pluie. Lors du soroandriake, les pêcheurs sacrifient poulet ou chèvre pour « quémander [quelque chose] à la mer » (« mangatake

amindriake ») et aux divinités qui la peuplent.

Moins analysées que le dialogue des vivants avec les forces surnaturelles, les formes de dialogue qui impliquent les animaux ne sont pas moins intéressantes et riches d’enseignements. Quelques exemples observés ça et là peuvent illustrer ce propos. Ainsi, il n’est pas rare que les pêcheurs parlent à leurs cibles attendues, sous des formes telles que : « pourquoi ne mangez vous pas aujourd’hui ? Nous autres avons faim ? » (« manino androany

tsy mihina nareo ? zahay kere »). Nous nous sommes aussi toujours interrogé sur la nature

réelle du langage que les charretiers entretenaient avec leurs zébus. Il ne s’agit pas simplement d’onomatopées ou de mots brefs mais de phrases, intranscriptibles à notre niveau, développant selon nous une véritable grammaire probablement propre à chaque individu ou à son groupe domestique (mais ce n’est ici qu’une pure hypothèse qui mériterait d’être étudiée).

Comme nous venons de le voir, les hommes peuvent aussi s’adresser directement aux animaux qu’ils craignent par des prières et des sacrifices. A propos de ces dialogues

hommes-animaux, plus explicites encore sont les incantations qui étaient proférées lors du sacrifice rituel des tortues de mer capturées au harpon. Elles étaient du type :

« Voici, pour que ça se réalise avec ta mère, appelle la car c’est elle qui t’a ensorcelé, crève lui les yeux, appelle ton père, tes frères, ils périront demain » (« Ingo, mba homety renenao kaiho renenao ine fa zay mamorike anao io kotokoto

ty masone, kaiho ty ranao, ralahy nao, homaty amaray » [T., sexagénaire, Sarà

Temaromainty, Ambohibola])

Dans cet exemple, il apparaît en filigrane la possibilité pour l’animal en train d’être sacrifié d’interpeller ses congénères. Au-delà, des animaux auraient aussi la possibilité d’implorer directement des forces surnaturelles, confirmant bien là une forme d’intentionnalité. Deux de nos informateurs (deux patriarches plutôt « traditionalistes », l’un vezo, l’autre sarà) nous ont ainsi expliqué que certaines espèces (toutes pour le premier mais plus particulièrement les tortues de mer pour le second) pouvaient « se plaindre auprès de(s) zanahary » (« mitaray

am’djanahary [biby io] ») de la chasse excessive que leur feraient parfois les hommes43. Ils racontent que les excès de quelques uns auraient ainsi été sanctionnés par une baisse de leur capture ou par un accident mortel.

Ces éléments vont dans le sens des observations de certains auteurs qui notaient l’existence autrefois de « règles déontologiques traditionnelles qui poussaient à une certaine modération spontanées dans les prises » (Fauroux et Laroche, 1992 : 17). Nous pensons que ces « règles » découlent avant tout des représentations du monde et de l’empathie réelle que les pêcheurs ressentent avec les différentes composantes de la mosaïque écologique. En conséquence, il ne paraît pas opportun de pêcher plus que l’on estime avoir besoin ou que l’on estime raisonnable vis-à-vis des autres êtres peuplant le monde44. On oppose aujourd’hui beaucoup l’humilité des ancêtres lorsqu’ils capturaient de belles prises à l’arrogance et à la fanfaronnade (mirengerenge) des jeunes pêcheurs qui sont en réussite.

43 Nous revenons sur l’ambigüité du terme « zanahary ». Il n’est pas précisé ici si les entités surnaturelles convoquées sont représentées par Zanahary, par les ancêtres des chasseurs ou par les ancêtres de la gente des tortues oeuvrant pour leur lignée.

44 Dans le même ordre d’idée, notons aussi cette analyse de Fauroux en pays sakalava : « La nature, création de Zanahary, est, chez les Sakalava, associée à l’idée d’abondance : ses ressources sont illimitées, mais on doit en user avec modération comme de toutes les choses mises à notre disposition par le créateur » (2000 : 155).

Avec la présence accrue des nouvelles religions et la monétarisation croissante, ces principes sont mis à mal mais continuent pourtant de perdurer à des degrés divers. Mis à part le culte des ancêtres au hazomanga, la possession et tous les cultes rendus aux différentes composantes de la nature et de la surnature sont durement stigmatisés par les différentes églises, les pointant du doigt comme manifestations du devoly (de « devil », démon en anglais)45. Ces processus s’accentuent encore depuis une dizaine d’années avec la présence croissante dans la région de nouvelles églises évangéliques particulièrement véhémentes à l’encontre des phénomènes de possession et qui encouragent l’exorcisme. Les possédés et leurs esprits ne sont plus honorés aussi dignement que par le passé et ne bénéficient aujourd’hui que de peu d’audience auprès d’une partie du village. Cependant, les habitants de la région restent très prudents à proximité des terres sacrées reconnues ou sur les espaces sauvages inconnus (forestiers ou marins) sur lesquels ils postulent a priori la présence d’esprits « maîtres de la terre » ou de passage.

45 « En prêchant l’évangile, les missionnaires étrangers et leurs émules malgaches dénoncent comme autant de superstitions stupides la croyance des habitants à la sacralisation de la forêt, et le culte que ces derniers rendent à des arbres ou à des bosquets. Ils tournent en dérision les cérémonies célébrées en l’honneur de certains arbres réputés sacrés, ou ayant un pouvoir thérapeutique, ou encore capables d’exaucer certains vœux, ou encore demeures d’esprits puissants. Devant l’attachement des paysans à ces croyances animistes, ils deviennent plus agressifs, en brûlant les bosquets ou arbres sacrés » (Esoavelomandroso, 1991a : 101).