• Aucun résultat trouvé

Chap. 3 Les pratiques de pêche : une mise en perspective historique

3.3 La pêche au requin et la réinvention de la tradition

3.3.2 L’émergence d’une élite économique en quête de reconnaissance

3.3.2.1 L’affirmation d’une identité forte

Comme pour les pêches au filet monofilament, la pêche au filet à requin est considérée comme un « travail d’idiot ». Il n’y a pas de lutte avec les animaux qui sont déjà morts quand les filets sont relevés. Cependant, les formes d’affirmation de l’identité de pêcheur de requin apparaissent aujourd’hui très développées. Elles dénotent une réinvention active des attributs du prestige.

Malgré le caractère récent de leur valorisation et l’image dévalorisante des techniques de capture, les requins n’en constituent pas moins une capture prestigieuse et belle (zatovo) aux yeux des pêcheurs. Comme les grosses tortues, les plus gros requins sont alors

préférentiellement transportés chez le père d’un des pêcheurs afin d’y être découpés à la raison que « ça lui confère de l’importance » (« mahabe azy »). A la différence de la plupart des captures pour lesquelles se sont les femmes qui préparent les produits, ce sont les hommes qui se chargent de la découpe (au moins pour les ailerons) comme il convient de le faire pour les captures les plus grosses et les plus prestigieuses (tortues, dauphins).

Les gros requins constituent donc de véritables trophées de pêche qu’on ne manque pas d’afficher ostensiblement comme on le faisait autrefois avec les queues des gros thazards, carangues ou voiliers sur les clôtures et les toits des maisons (cf. photo 16) ou avec les captures de tortues sur les ranjo et sur les proues de pirogues (étalage du sang). L’image du requin est désormais affichée partout, notamment sur les voiles et les pirogues (cf. photos 17 à 19).

Photo 16 : Queues de gros poissons sur le toit d’une maison

Photo 17 : Un masonday (« œil de la pirogue ») parmi les nombreux à évoquer le requin

Photo 18 : Une proue de pirogue à l’effigie du requin

Photo 19 : Tête de requin marteau enchâssée sur la clôture de la cour familiale

Plus que l’iconographie du requin, c’est aussi un véritable état d’esprit du métier qui s’affiche parfois en toutes lettres sur les voiles et les pirogues de ces pêcheurs. Les références les plus récurrentes concernent le besoin d’harmonie sociale, la patience et la foi dans les forces surnaturelles (cf. annexe 6). Elles se font aussi parfois plus assurées, défiantes et espiègles, la plus commune d’entre elles étant « ne te gêne pas pour regarder » (« Erereo »81). Elles montrent à quel point il est important pour ces pêcheurs d’être confiants en leur destin et de garder « le cœur clair » (« fo mazava »).

La réinvention des pratiques propitiatoires et conjuratoires

Avec l’extension des zones de pêche vers le large et le caractère aléatoire et prestigieux des captures, les pratiques sociales et religieuses dans lesquelles s’inscrit l’activité de pêche semblent avoir recouvrées une importance centrale. La diversité des pratiques mises en œuvre et leurs réinventions montrent de façon explicite que ces dispositions sont au cœur des préoccupations des pêcheurs.

Ainsi, lorsque la présence de hakeo est pressentie chez l’un des membres de l’unité de pêche, il lui est vivement conseillé par les autres de rester à terre et de régler ses problèmes. Outre le risque de ne pas réaliser de captures ou de perdre le filet, sa présence ferait courir un risque de naufrage ou de mauvaises rencontres avec des animaux vengeurs au large (akio farao ou

tompondrano par exemple). Il est courant pour ces pêcheurs de recourir aux devins

(mpisikily), aux possédés ou au chef lignager pour établir ce type de diagnostic.

Le matériel aussi est source d’attention particulière. Compte tenu des distances quotidiennement parcourues jusqu’aux sites de pêche du large, les pirogues sont très soigneusement entretenues et fréquemment réparées. Elles sont généralement renouvelées tous les deux ans, voire tous les ans (contre plus de 4 ans chez les autres pêcheurs) et sont soigneusement décorées.

Par ailleurs, plusieurs pêcheurs de requin sollicitent souvent leur père ou leur chef lignager pour procéder à une bénédiction formelle de leur matériel de pêche (pirogues et/ou filets). Ils sont aussi quelques-uns à consulter discrètement des devins (mpisikily) afin de déterminer les

81

« jours favorables » (androsoa) à la pose d’un filet et de localiser le meilleur emplacement. D’autres encore se font fabriquer des aoly (potions ou talismans) par leurs ombiasa (sorcier-guérisseur).

Les redistributions ostentatoires : entre harmonie sociale et conquête du prestige

Des redistributions en nature

Les importantes captures de requin donnent aussi lieu à des formes de partage d’ampleur variable dont sont responsables les hommes. Ceux qui aident au transport de la pirogue et au transport des captures jusqu’à l’enclos familial se voient gratifiés d’une récompense en nature dite anjara mpitakondaka (« part des porteurs de la pirogue »). Lors de la transformation dans la cour familiale, les nombreux spectateurs (résidents, notables locaux et Mahafale de passage) n’hésitent pas à solliciter un don de la part des pêcheurs chanceux (photos 20 et 20bis). Ces derniers accordent souvent à plusieurs d’entre eux (préférentiellement à leurs parents et alliés) un morceau de chair accompagné d’un morceau de foie pour préparer le

hose82. Ces morceaux pouvant parfois atteindre plus d’une dizaine de kilos, certains bénéficiaires les revendent directement sans en consommer et sans que cela soit mal perçu ; l’objectif reste essentiellement que la réussite du pêcheur bénéficie à ses différents réseaux d’appartenance.

Photos 20 et 20bis : La transformation des plus belles captures : un évènement social

82 Les Mahafale se voient souvent octroyer gratuitement les têtes de requin (sans usage au village). Par ailleurs les enfants ont le droit de récupérer les caudales supérieures de faible valeur commerciale (< à 100 Ar pour les plus grosses) qu’ils revendent aux mareyeurs spécialisés.

Lorsque le partage est terminé et les gains engrangés, les pêcheurs procèdent souvent à une redistribution d’argent à certains membres de leur famille et de leur lignage comme il convient de le faire lors de chaque pêche faste. Cependant, les pêcheurs de requin ne redistribuent pas qu’à leur famille mais mettent en œuvre d’autres pratiques de redistribution centrées sur leur groupe professionnel.

Certains appartenant à différentes unités de pêche au requin se sont par exemple organisés pour partager entre eux une partie fixe de leur gain à chacune des plus belles captures. Ils créent ainsi des accords plus ou moins tacites à plusieurs pêcheurs (deux ou plus) qui permettent à celui ou ceux qui n’ont pas réalisé de captures de profiter du succès d’un autre. Ces formes de solidarité contribuent à réduire l’incertitude liée à cette pêche et à favoriser la cohésion au sein du groupe professionnel. Lorsque l’un d’entre eux perd son filet, il arrive aussi que d’autres lui prêtent spontanément quelques pans de filet sans contrepartie ; le temps pour lui de reconstruire son propre matériel.

Il faut aussi évoquer le don des têtes de requin, de poisson ou parfois de morceaux plus nobles accordés aux Mahafale et autres étrangers nombreux à passer aux villages. Toutes ces pratiques redistributives, qui prennent des formes complexes et mettent en jeu la constitution et l’entretien de réseaux de clientèle, peuvent être analysées comme la conséquence de plusieurs logiques83. D’une part, elles favorisent la cohésion sociale et l’harmonie nécessaire au sein de la famille, du lignage et des autres groupes d’appartenance (professionnel, villageois, régionaux) en atténuant les effets de la différenciation économique. D’autre part, elles relèvent aussi de pratiques conjuratoires qui visent à limiter les risques induits par l’accumulation rapide de fortes sommes d’argent, situation caractéristique de la pêche au requin.

L’usage de l’argent

Certains pêcheurs qui avaient gagné beaucoup d’argent, ont rapidement tout perdu dans des luttes de prestige prenant la forme de coûteux procès qu’ils s’étaient mis en tête de gagner. Les habitants d’Ambohibola y voit l’effet de « l’argent qui est chaud et qui a besoin de

83 Ces pratiques de redistribution existent dans la plupart des types de pêche (notamment les pêches au filet monofilament) mais leur diversité et leur intensité sont sans commune mesure avec celles mises en œuvre par les pêcheurs de requin.

prendre l’air » (« mafana jalà, milà miboaboake »). C’est aussi là l’effet de l’argent qui sert à lutter pour acquérir ou défendre son prestige, facteur de plus en plus essentiel dans les joutes politiques actuelles.

Dans de nombreuses régions de Madagascar, les gains importants sont ainsi considérés comme « chauds » et malsains (Koechlin, 1975 ; Fiéloux et Lombard, 1989 ; Goedefroit, 2001). Afin d’éviter ces risques, les pêcheurs ont pris l’habitude de faire un « rituel de l’argent » (sorodjalà) auprès du hazomanga ou du père de famille afin d’en ôter le pouvoir de nuisance par la bénédiction des gains par les ancêtres. Les redistributions en nature ou en numéraire, comme nous en avons vu quelques exemples, constituent une autre façon de dissiper une partie des gains.

En revanche, de plus en plus de pêcheurs adoptent des comportements ostensiblement dépensiers par lesquels une partie de l’argent est rapidement dilapidée. Lorsqu’un gros requin est capturé, les pêcheurs s’empressent d’acheter beaucoup d’alcool, dont de la bière (boisson onéreuse et prestigieuse), qui sera consommé en quantité parfois plusieurs jours durant. Les pêcheurs de requin ont pris l’habitude de désigner cette pratique comme un « arrosage » (arôzazy) mais aussi comme un « rituel de l’alcool » (sorotoaka). Ce parallèle avec le « rituel de l’argent » laisse apparaître l’effet régulateur et quasi religieux que les pêcheurs prêtent à leurs comportements de dilapidation à caractère social84.

Ces pratiques prennent parfois des formes encore plus surprenantes. Il arrive qu’on arrose d’alcool le requin lui-même. Des histoires concernant des pêcheurs de requin devenus riches relatent aussi que dans un autre village l’un d’eux ne se lava le corps qu’à la bière pendant une semaine ou qu’un autre se fabriqua une longue traîne avec des billets de banque pour parader dans le village. Ces comportements, s’ils permettent à la communauté de voir l’argent se dissiper et éventuellement d’en profiter, renforcent cependant l’arrogance dont les pêcheurs de requin sont taxés par les pêcheurs plus modestes.

Toutes ces pratiques sont empreintes de logiques connexes qui les rendent délicates à analyser. C’est tout particulièrement le cas de la pêche au requin où ces pratiques sont encore

84

Ces comportements de dilapidation ont été bien analysés dans différents contextes à Madagascar, notamment face au développement des filières de rente comme le coton dans le grand Ouest (Fiéloux et Lombard, 1989), face au boom économique des pêches crevettières dans le Nord-Ouest (Goedefroit, 2001 ; Chaboud et Goedefroit, 2002) ou encore dans les fronts pionniers des pierres précieuses dans le Nord (Walsh, 2003).

peu normalisées. Certains optent pour des postures d’humilité et le renforcement des solidarités lignagères et villageoises (redistribution en nature, rituel lignager de l’argent), d’autres assument leur différenciation et investissent dans le renforcement des solidarités professionnelles entre pêcheurs de requin (arôzazy, redistribution ciblée entre pêcheurs de requin). Cependant, une analyse des formes de coordination économique qui interviennent dans la pêche ne peut faire l’économie de la prise en compte de tels comportements et de leur sens profond.