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Pour autant que la gouvernance réelle soit en partie le produit d’arrangements informels, de stratégies de contournements et de réactivations contextuelles, doit-on la considérer comme insaisissable ? La posture méthodologique adoptée ici postule qu’il est possible d’en analyser certaines modalités en étudiant les représentations et les stratégies des acteurs et des groupes d’acteurs (notamment les stratégies productives et territoriales) parallèlement aux dimensions institutionnelles qui, en produisant des normes et des valeurs, orientent ces stratégies. Il

18 Le foncier est pris ici dans une « vision large », « comme rapport entre les hommes, définissant les règles d’accès et de contrôle de la terre et des ressources renouvelables » (Lavigne-Delville et al., 1998 : 19).

convient alors de définir ce que recouvre cette dimension institutionnelle qui, telle qu’évoquée ici, peut apparaître un peu abstraite.

Sur ce point proche de la perspective socio-anthropologique (ou encore de la nouvelle économie institutionnelle), nous cherchons à nous détacher de la vision classique de la dimension institutionnelle relative à « des groupes constitués "en corps" (corporate group) » pour y voir plutôt « des structures "intermédiaires", "informelles", transversales : des "réseaux", des affinités, des clientèles, des sociabilités locales, professionnelles, familiales… » (Olivier de Sardan, 1995 : 47). On voit apparaître là l’enjeu d’une telle approche pour des processus aussi difficiles à saisir que les modes locaux de gouvernance, processus pour lesquels les aspects transversaux et informels viennent d’être décrits comme essentiels. La prise en compte des dimensions institutionnelles moins « formalisées » paraît donc fondamentale.

Cet élargissement de la dimension institutionnelle conduit à admettre que des structures plus labiles, moins formelles, aux durées de vie potentiellement plus éphémères que d’autres « grandes » institutions (religion, parenté, Etat, etc.…), peuvent participer significativement à organiser les marges de manœuvre et à piloter les stratégies individuelles et collectives des acteurs locaux. C’est en ce sens que l’on peut dire que ces structures sociales, à l’instar des « grandes » institutions, contribuent à conditionner de façon centrale l’accès des acteurs aux différentes ressources (matérielles, symboliques, économiques, politiques …) qu’ils peuvent éventuellement avoir à mobiliser dans le jeu social ou pour leur subsistance.

Il en est ainsi de réseaux socioprofessionnels avec leurs propres codes et normes, leurs propres valeurs (notamment identitaires, mais pas uniquement) ; des relations de tutorat ou de clientèle qui conditionnent les rapports interindividuels ou intercommunautaires selon des règles précises de droits et de devoirs institués, et ainsi, de toutes autres structures sociales qui mettent en œuvre des normes communes, formelles ou implicites, dans ce que certains appellent un « cadre de moralité restreinte » (Platteau, 1993).

Cette vision élargie de la dimension institutionnelle permet donc de penser le changement social (dont la gouvernance constitue une modalité particulière) dans une perspective très empirique, qui admet la rationalité multiple des acteurs : elle conduit à envisager en termes de « marges de manœuvre » l’éventail des contraintes de structures plus ou moins fortes, sans

présager a priori du poids supérieur des unes sur les autres (Olivier de Sardan, 1995). Elle offre ainsi un cadre d’analyse diachronique et microlocal plus fin par rapport aux grandes théories anthropologiques universalistes (ibid.).

Chauveau et Jul-larsen constatent et regrettent qu’en tant que principaux artisans des études sociales dans le domaine des pêches, « les économistes ne se sont pas particulièrement préoccupés des institutions qui régissent l’organisation des groupes domestiques et des communautés locales de pêcheurs, dès lors qu’elles n’interviennent pas directement, en tant que formes organisationnelles spécifiques, dans la production » (2000 : 53-54). Ils considèrent de leur côté que c’est à partir de l’ensemble de cette dimension institutionnelle (et pas seulement aux aspects liés à la production), que « les acteurs locaux, individuels et collectifs, entrent en interaction pour organiser l’accès aux ressources, asseoir leur contrôle sur celles-ci et se ménager des marges de manœuvre » (ibid. : 13).

Ainsi, nous adhèrerons ici totalement à la posture analytique de Chauveau et Jul-Larsen selon laquelle, la dimension institutionnelle des activités productives (dans le cas qui les préoccupe la pêche) « concerne non seulement la régulation (formelle ou informelle) de l’accès aux ressources matérielles, environnementales et économiques, mais aussi les ressources et les contraintes politiques, sociales, identitaires et symboliques qui conditionnent cet accès » (2000 : 14). De la même façon, la dimension institutionnelle liée à la gouvernance des ressources naturelles ne se résume pas aux seules institutions, règles et procédures de gestion des ressources ou de régulation des activités humaines d’exploitation. L’étude des modes de gouvernance ne doit donc pas se borner à leur seul dessein gestionnaire (dimension productive, dimension foncière …). Ainsi, l’essor du pastoralisme dans les campagnes du Sud-Ouest malgache ne se nourrit-il pas de l’importance symbolique du bétail dans les rapports sociaux institués (échanges matrimoniaux, enterrements, prestige et pouvoir politique, gestion des conflits …) ?

Les règles du jeu institutionnel contribuent donc à délimiter les marges de manœuvre des différents protagonistes et l’éventail des stratégies qui s’offrent à eux. Ce jeu et ces règles seront plus ou moins maîtrisés par les acteurs selon leurs statuts au sein de leurs multiples groupes d’appartenance, et selon l’accès qu’eux-mêmes ou leurs groupes ont aux différentes ressources (symboliques, humaines, capitaux…). En fonction de leurs connaissances, de leurs compétences et/ou de leurs appartenances sociales, certains acteurs auront la possibilité de

maîtriser à la fois les normes et règles locales et les normes et règles administratives et légales. Mieux armés pour faire dialoguer ces différents registres de normes et de rationalités, ils peuvent alors apparaître comme « courtiers locaux » (Bierschenk et al., 2000), voire « courtiers en gouvernance » (Blundo, 2006) entre des institutions porteuses de projets différents.

Pour comprendre les logiques qui animent la gouvernance locale, la mise en évidence de ces réseaux d’institutions, de leurs structures, des normes et des projets dont elles sont porteuses constituera alors un des fils conducteurs importants de notre analyse.