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Chap. 2 Une région en mutation

2.1 L’hétérogénéité du peuplement

2.1.1 Des institutions sociales globalement partagées

Certaines structures et normes sociales caractérisent l’organisation de tous les groupes présents. Chaque individu est ainsi identifié par son appartenance à un groupe d’ancestralité (raza), son rattachement à un poteau rituel lignager (hazomanga) et à un site d’enterrement. Par le jeu des divers types d’alliances, chacun s’inscrit encore dans un faisceau de relations sociales religieusement instituées avec d’autres groupes (les alliances sociales, des mariages aux pactes interlignagers, étant systématiquement conclus et formalisés devant les ancêtres à l’occasion de divers rituels). Cependant, les structures sociales de chacun de ces groupes sont souvent remaniées (renégociations de tabous lignagers, segmentations lignagères, glissements identitaires) pour favoriser les interrelations sociales et des échanges importants (notamment les échanges matrimoniaux).

(1) les structures lignagères

L’omniprésence des ancêtres (raza) aux côtés des vivants est une réalité partagée par tous. Fondé sur la reconnaissance formelle d’un ancêtre commun, le lignage apparaît comme la structure sociale essentielle à la base de l’organisation de chacun des groupes présents dans la région. De façon archétypique, chaque groupe se sent appartenir à une tanindraza (« terre des ancêtres ») centrée sur les lieux d’inhumation des ancêtres, les espaces de résidence et le poteau rituel. Les vivants ne sont que les usufruitiers de ce patrimoine foncier hérité des ancêtres et à transmettre aux générations futures (Ottino, 1998). Signe d’une véritable communauté de biens, chaque lignage dispose aussi d’une marque d’oreille du bétail (vilo) qui lui est propre. Propriété individuelle et propriété collective du bétail et des terres se confondent donc subtilement à l’échelle du lignage.

Au sein comme au dehors du lignage, les relations aînés/cadets organisent de façon essentielle les rapports au sein du groupe. La vie sociale et religieuse des individus du lignage s’organise plus particulièrement autour de l’institution du hazomanga (poteau cérémoniel lignager) qui permet d’intercéder constamment auprès du monde des ancêtres, de les informer des décisions collectives les plus sensibles et de solliciter leur bénédiction et leur assistance aussi bien à l’occasion d’évènements importants (naissance, mariage, maladie, mort…) que dans la vie de tous les jours (activités productives). L’aîné du groupe (en âge générationnel46) est en principe le « détenteur du poteau rituel » (mpitokazomanga, aussi appelé hazomanga47) et prend en conséquence la charge d’officiant (mpisoro) pour les cérémonies les plus importantes.

Chaque groupe d’ancestralité s’efforce de vivre selon les lilindraza (règles des ancêtres) et les

fombandraza (les façons de faire des ancêtres). Chaque lignage possède notamment un

ensemble de tabous (faly) qui lui sont propres. La transgression des règles et des tabous lignagers est la principale source du sentiment de hakeo (« faute/malédiction », cf. supra). Toutefois, le lien permanent avec les ancêtres, entretenu de façon formelle par le hazomanga,

46 L’âge générationnel se calcule en termes de distances générationnelles à l’ancêtre commun du groupe et en terme d’aînesse des segments familiaux au sein d’une même génération de descendants. En conséquence, la charge du hazomanga n’incombe pas nécessairement au plus vieux (en âge biologique) mais peut être confié à un membre plus jeune considéré comme l’aîné du lignage en âge générationnel.

47 Le raccourci de langage conduit à désigner par ce terme aussi bien le poteau rituel que l’homme qui en est le « détenteur » (mpitoka). A la façon des acteurs locaux, nous utiliserons le terme hazomanga pour faire référence à l’institution en général, au poteau lui-même ou au chef lignager.

permet de négocier avec eux pour réguler le hakeo mais aussi pour établir de nouvelles règles collectives réadaptées aux enjeux actuels. Ces arrangements fréquemment observés au sein de chaque groupe de la région s’opèrent donc essentiellement à l’échelle du lignage.

(2) La constante reconfiguration des rapports lignagers

Afin d’accéder à des réseaux sociaux, les groupes lignagers ont toujours la possibilité, par le jeu des intercessions rituelles, d’intégrer des règles sociales nouvelles ou d’abandonner celles devenues trop contraignantes. C’est particulièrement le cas avec les tabous lignagers souvent remaniés au cours de l’histoire des groupes afin notamment de faciliter les interrelations sociales et économiques avec d’autres lignages aux règles de vie différentes. Après s’être installés dans la région, les Vezo Temaromainty (originaire de la région de Manombo) sont ainsi allés « acheter le tabou » (mivily faly) du mouton auprès de leur hazomanga d’origine (via un sacrifice de bétail) afin de faciliter leurs échanges matrimoniaux avec les Mahafale (pour qui les chèvres ne peuvent constituer un tribut suffisant). C’est donc dans ces mécanismes de flexibilité que les structures lignagères semblent puiser leur vigueur.

Pour de multiples raisons, un lignage souche peut se subdiviser en plusieurs sous-lignages (famosora), eux-mêmes généralement scindés en plusieurs segments lignagers (tarike) qui peuvent comprendre plusieurs foko (groupe de parenté et de résidence). Dans le cas des Mahafale, « le chef du foko [généralement le grand-père ou l’arrière grand-père] est le propriétaire du ou des troupeaux des membres de sa famille, le gestionnaire des terres que travaillent ces derniers, et le prêtre du culte familial pour de petites cérémonies qui ne nécessitent pas l’intervention du mpisoro » (Esoavelomandroso, 1991a : 32). L’auteur parle ainsi du raza comme étant « composé de communautés emboîtées » (ibid.).

Cette différenciation peut déboucher sur la création de nouveaux lignages par un processus de segmentation. Dans ce cas, chacun des sous-groupes prend en charge toutes ou partie des prérogatives socioreligieuses (notamment les rituels) en érigeant un nouveau hazomanga. Lorsque la segmentation est totale, c’est un nouveau hazomanga autonome qui est érigé et géré par le segment de lignage. Un nouveau vilo est alors créé pour différencier leur bétail de celui de leur groupe souche.

Lorsque la segmentation n’est que partielle, les membres du sous-lignage peuvent, pour les besoins des petits rituels familiaux, ériger un hazomanga kely (« petit hazomanga ») ou

hazomanga vave (« hazomanga femelle ») qui reste rattaché au « grand hazomanga »

(hazomangabe ou hazomanga lava) ou « hazomanga mâle » (hazomanga lahy) pour les rituels les plus importants (Esoavelomandroso et al., 1991). Ces cas de segmentation lignagère partielle ou totale sont extrêmement fréquents parmi tous les groupes de la région, notamment lorsqu’ils vivent dans des lieux trop distants de leur hazomanga principal, lorsqu’un conflit interne violent affecte l’unité du lignage ou encore lorsqu’un segment de lignage se sent suffisamment puissant économiquement pour s’autonomiser (Charles, 1986 ; Marikandia, 1988). Quoiqu’il en soit, ces segmentations sont très stratégiquement opérées pour des raisons pratiques (distance) ou politiques.

(3) Les réseaux d’alliances

Au-delà de l’appartenance à un groupe d’ancestralité, chaque individu et chaque communauté est inséré dans des réseaux d’alliances avec d’autres groupes et individus. Chacun est alors engagé dans une série de dettes et d’obligations dont certaines sont héritées et transmises au sein du groupe. L’appartenance à ces réseaux débouche parfois sur des redéfinitions identitaires partielles ou totales. Si ces interrelations s’expriment surtout à l’occasion des cérémonies (notamment les funérailles), elles confèrent aussi des privilèges particuliers quant à l’accès aux ressources de ses alliés.

Les intermariages

Le mariage, surtout lorsqu’il est fécond, instaure de façon durable l’expression de solidarités et d’obligations rituelles entre deux groupes (Ottino, 1998). Cependant, il convient de noter que ces relations sont partiellement dissymétriques, plaçant les maris et leur famille en position de redevabilité vis-à-vis des groupes donneurs d’épouses (ibid.). Même après un divorce ou la mort d’un des époux, les obligations réciproques continuent d’incomber aux parents et se transmettent ainsi sur plusieurs générations aux descendants des époux en ligne agnatique direct. Il créé donc des réseaux de solidarité et d’entraide élargis et pérennes48.

48 Quoiqu’il faille souligner que, contrairement aux effets des alliances de parenté à plaisanterie, les réciprocités instituée par le mariage puissent parfois sensiblement s’estomper avec le temps (Esoavelomandroso, 1991a).

Chez les pêcheurs, les appartenances aux groupes d’ascendances maternelles sont sans cesse évoquées par les descendants de migrants pour justifier de droits supérieurs aux étrangers sur les territoires de leurs cognats. On note d’ailleurs fréquemment dans la région que plusieurs segments de ces lignages migrants ont été amenés à se rattacher aux institutions lignagères de leurs cognats pour l’accès aux sites d’enterrement ou la tenue des rituels adressés aux ancêtres (tel est le cas d’un segment de lignage sarà tetsivoky d’Androka dont les descendants se font enterrer chez leurs cognats mahafale temitongoa plus au nord). Ils peuvent éventuellement acquérir une partie de l’identité de ceux-ci, identité qui en retour légitime certains droits49. Le lignage montre donc une réelle capacité d’accueil et d’assimilation d’individus étrangers au sein de son organisation socioterritoriale.

La parenté à plaisanterie ziva

Les groupes lignagers (voire les clans dans leur ensemble) sont aussi engagés dans des relations de parenté fictive ziva traduite par l’idée de parenté à plaisanterie. A l’occasion d’un évènement historique mettant en scène deux groupes (conflit, entraide, sauvetage…), un pacte sacré (titike) peut être passé entre deux raza faisant de leurs membres respectifs des parents

mpiziva. Dès lors, chacun jouit chez ses mpiziva d’une immunité et d’une grande liberté d’agir

à l’encontre des normes sociales habituelles. Aussi les mpiziva ont-ils la possibilité de s’accaparer les biens de leurs parents à plaisanterie ou de les insulter ostensiblement sans risquer de sanctions sociales. Dans les faits, chacun en use avec un plaisir certain mais conserve toutefois une relative mesure.

Encore plus pérennes et sécurisant que les liens tissés par les intermariages, le recours à ces alliés ziva est essentiel dans tous les domaines de la vie, garantissant « solidarité, assistance mutuelle et paix perpétuelle » (Esoavelomandroso, 1991a : 39). Dans l’histoire du pays mahafale, on ne connaît ainsi aucune guerre ayant opposé deux lignages de mpiziva (ibid.). Aujourd’hui, les pêcheurs utilisent toujours ces réseaux d’alliances pour être accueillis plus ou moins durablement dans les villages de leurs parents à plaisanterie. Ils sont par ailleurs particulièrement mobilisés dans certaines situations rituelles comme lors des enterrements. Ils peuvent par exemple être appelés pour conduire les incantations rituelles en lieu et place d’un

49 Par le jeu des intermariages, les trois sous-lignages du groupe vezo vavalinta (cf. infra) ont ainsi pris comme nouvelle identité les noms des lignages de leurs alliés matrimoniaux, en l’occurrence : les Tehaje (à l’est de la plaine côtière), les Temitongoa (au nord d’Androka) et les prestigieux Tebefira associés aux groupe royaux de la Menaranja (duquel ils tiennent aussi leur illustre marque d’oreille du bétail).

hazomanga se faisant vieillissant. Si des erreurs d’énonciation des noms des grands ancêtres

sont commises, ceux-là ne pourront en tenir rigueur à leurs descendants (Fauroux, 2007, comm. pers.). Ils constituent ainsi une sorte de « soupape de sécurité » dans des moments cruciaux.

Les alliances interindividuelles ate-hena

Par ailleurs, chaque individu contracte indépendamment de son lignage des alliances interindividuelles qui prennent là encore la forme d’une parenté fictive. Connu sous le nom de

fatidrà dans d’autres régions, cette « fraternité de sang » prend le nom de ate-hena dans notre

zone d’étude. Par le biais d’un pacte rituel (titike), deux individus non liés par une relation de parenté se promettent un soutien et une entraide inébranlables. Ces alliances sont donc stratégiquement contractées hors des groupes de parenté et d’appartenance pour, par exemple, bénéficier d’alliés intangibles chez les voisins et les partenaires économiques. Chez les pêcheurs par exemple, ces alliés seront souvent pris parmi les mareyeurs ou les agropasteurs avec lesquels les échanges méritent d’être sécurisés.

Ces alliances interindividuelles sont particulièrement appréciées et utilisées dans la région. En moyenne, nos interlocuteurs (hommes comme femmes) déclarent avoir deux alliés ate-hena50, majoritairement mahafale. Si leurs engagements d’entraide mutuelle profitent bien évidemment à l’ensemble de leur famille, leurs obligations ne se transmettent pas aux descendants (à la différence des alliances matrimoniales et de la parenté ziva).

(4) Importance de la raillerie dans les redéfinitions identitaires

Un autre point nous semble intéressant à signaler ici pour comprendre les perpétuelles redéfinitions identitaires et lignagères. Selon nous, la raillerie apparaît comme un élément moteur et une pratique sociale structurante des rapports sociaux institués entre les individus et les groupes. Au village, la plupart des gens ont d’ailleurs un surnom taquin (fikiza) découlant de leurs comportements ou de leurs aptitudes particulières. On voit aussi comment dans l’institution du ziva « l’injure est de mise et personne ne s’offusque » (Jaovelo-Dzao, 1996 :

50 Pour 40 habitants d’Ambohibola de 19 à 60 ans (moy 38,5) dont 7 femmes. Seuls deux hommes et trois femmes ont déclaré ne pas avoir contracté de telles alliances (cf. annexe 1).

137) ; l’auteur précisant que « l’exutoire verbal est d’ailleurs connu de tous les guérisseurs malgaches » (ibid.).

D’un point de vue collectif, ce sont souvent les railleries qui alimentent et facilitent la différenciation entre les groupes sans pour autant affaiblir la pertinence des structures lignagères, bien au contraire. Les groupes, stigmatisés par certaines de leurs pratiques ou par certains évènements historiques, se voient affectés de sobriquets ad hoc sur lesquels s’appuiera éventuellement la définition de leur nouvelle identité (dans le cas de leur constitution en nouveau lignage ou sous-lignage). Les noms donnés aux lignages sont parfois très explicitement railleurs (pour le cas des Sarà, on peut noter les Temangaro : « ceux qui mangent directement dans le plat » ; les Tetsivoky : « ceux qui ne sont jamais rassasiés » ou chez les Mahafale, les Temilahehe : « ceux qui ont besoin de rire » …). On retrouve les mêmes logiques à propos des noms de vilo.

Les railleries qui animent continuellement la vie sociale expriment des représentations et des clivages entre les pratiques des différents groupes. Nous en verrons de nombreux exemples tout au long de ce travail, tout particulièrement en rapport avec les pratiques de pêche et les représentations qu’elles véhiculent : ainsi en est-il de la différence entre les prestigieux pêcheurs dits « vezo en mer » (vezoandriake) et les pêcheurs moins doués ou admirés qualifiés de « vezo de la boue/vase » (vezompotake)51.

2.1.2 L’unité des groupes socio-ethniques : des