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Chap. 4 Les stratégies de pêche aujourd’hui

4.1 Physionomie actuelle du système de pêche d’Ambohibola

4.1.2 La mobilité des pêcheurs dans la région

Nous avons déjà évoqué l’extraordinaire mobilité des Sarà dans la région au cours du siècle dernier. Leurs pratiques ont sensiblement évolué pour répondre à différents enjeux stratégiques (adaptations aux conditions bioclimatiques, mobilité des ressources, opportunités commerciales, transformations des techniques…). Deux types de mobilité doivent pourtant être distingués lorsqu’on traite des stratégies de pêche : la mobilité interannuelle (à l’échelle d’une vie) et la mobilité intra-annuelle (mobilité saisonnière).

Quelle est alors la place de ces types de mobilité dans les stratégies de pêche actuelles des différents groupes de pêcheurs d’Ambohibola ? Afin de mieux saisir les transformations à l’œuvre et les enjeux de la mobilité, nous nous appuierons sur les histoires de vie des pêcheurs (mobilités intra-annuelles passées et interannuelles) et des enquêtes plus ciblées sur les déplacements effectués par les membres de 19 foyers au cours d’une année complète. Les résultats sont synthétisés dans le tableau 3 et montrent l’importance des migrations de pêche comparativement aux autres types de déplacements hors du village89.

89 Remarque : Pour la clarté de ce tableau synthétique, nous n’avons pris en compte que les déplacements d’une durée supérieure à la journée (impliquant des nuitées). De nombreux déplacements brefs (essentiellement pour des cérémonies, des approvisionnements, des activités commerciales et des visites familiales) n’apparaissent donc pas dans ces données mais sont pris en compte dans le regard que nous porterons sur les pratiques de mobilité. Il faut aussi préciser que ces déplacements concernent des acteurs étant restés residents d’Ambohibola. Les migrations définitives n’apparaissent donc pas ici.

Tableau 3 : Typologie des pratiques intra-annuelles de mobilité supérieures à une journée

Objet des déplacements Nb d’enquêtés concernés Nb de déplacements considérés Nombre total de jours de déplacements Pêche 25 44* 2622

Mareyage ou autres activités commerciales

(hors transports) 5 6 111

Transports salariés (de personnes ou de

marchandises) 4 8 40

Approvisionnements divers (pirogues,

PPN, produits forestiers…) 13 15 36

Visites familiales (hors activités

cérémonielles ou politiques) 6 7 102

Déplacements liés aux activités

cérémonielles ou politiques (funérailles, mariages, consultations de possédés, procès zaka…)

16 22 56

Autres (soins, divertissements, aléas de

navigation…) 8 9 103

TOTAL 55 111* 3070

* Sur les déplacements de pêche comptabilisés ici, 7 d’entre eux font référence à des séries de plusieurs séjours réguliers à Nosy Manitsa (entre 5 et 10 jours par séjour en moyenne) étalés tout au long de l’année. Ils n’ont pu être comptabilisés en détail ici.

Spécificités des implantations côtières : un éventail d’opportunités de pêche

L’ancienneté des stratégies de mobilité des Sarà conduit ce groupe à disposer dans la région d’un réseau d’implantations, temporairement ou constamment peuplées, couvrant une large gamme de contextes écologiques. D’un village de pêcheurs à l’autre, les types de pêches pratiquées peuvent sensiblement différer. Ces différences découlent aussi bien des conditions écologiques particulières qui caractérisent chaque implantation que de la place de la pêche dans les différents modes de production historiquement mis en œuvre par chacune des communautés résidentes.

A l’embouchure de la Linta par exemple, les Vezo privilégient l’agriculture et l’accumulation de bétail à la pêche. Ils disposent globalement de moins de pirogues par habitant et de matériels de pêche que les pêcheurs d’Ambohibola. L’espace marin qu’ils exploitent est moins étendu que celui des Sarà. Aussi, les pratiques de pêche des habitants d’Androka sont-elles caractérisées par la pratique préférentielle des pêches à pied, des pêches au filet monofilament et surtout de la plongée90. On considère d’ailleurs que la plongée est pour les paysans-pêcheurs d’Androka une véritable activité de subsistance (velopo) alors que sa pratique est souvent considérée comme un loisir (sitrapo) pour les habitants d’Ambohibola.

90 Les pêches aux filets calés du large y sont essentiellement le fait des Sarà Tetsivoky résidents à Androka. Consommatrices en temps et en capital, ces activités sont peu pratiquées par les paysans-pêcheurs vezo.

Nous verrons que les choix des lieux de migrations temporaires dépendent donc des pratiques de pêche envisagées (matériels et savoir-faire disponibles, opportunités écologiques et économiques), mais aussi et surtout des réseaux sociaux mobilisables. Les Sarà migrent ainsi préférentiellement dans des implantations qu’ils connaissent, autrefois fréquentées par leurs aïeux et ancêtres, et dans lesquelles ils disposent encore de réseaux familiaux (parents ou alliés formels) et d’un accueil facilité (assistance pour la vie quotidienne et pour la transformation des produits).

Nosy Manitsa 34% villages littoraux d'Androy 12% Nengengy 42% Fanambosa 6% Marohao 3% Androka 2% Lanirano 1%

Graphe 3 : Occupation des implantations fréquentées lors des migrations saisonnières de pêche pour 55 individus, hommes et femmes, de plus de 14 ans (nombre de jours cumulés = 2622 jours)

A Fanambosa et à Ampamata, les zones de pêche à pied et les formations coralliennes sont réduites, voire inexistantes. Leurs habitants se consacrent particulièrement à la pêche au requin, aux pêches au filet monofilament (moins aisées qu’à Ambohibola et Nosy Manitsa), aux lignes et aux pêches langoustières avec des casiers en fibres végétales au lieu des filets

harato fole. Les migrations temporaires opérées par les pêcheurs résidents d’Ambohibola à

destination de Fanambosa sont spécifiquement vouées à pêcher des requins lorsque ceux-ci sont réputés y être abondants.

Plus au nord, lorsque les pêcheurs se rendent à Nengengy, ils pêchent essentiellement au filet monofilament dans les eaux de la lagune ou en mer, et posent éventuellement des filets ZZ à proximité de la côte pour y capturer des thazards (entre juin et décembre), notamment lors du

passage des baleines au large. L’importance de Nengengy dans les migrations intra-annuelles (cf. graphe 3) résulte selon nous de biais d’échantillonnage qui éclipsent ici la place plus importante tenue par Nosy Manitsa dans les choix de mobilité à l’échelle de l’ensemble des habitants d’Ambohibola.

C’est à propos des pratiques réalisées à Nosy Manitsa que nous disposons des données les plus fines sur les pratiques de pêche des migrants temporaires et des résidents (cf. graphe 4). Cette implantation apparaît particulièrement importante pour la pêche au requin (31,5 % des débarquements enregistrés). Notons en revanche que les filets à langouste n’y sont pas utilisés. Les pêcheurs lui préfèrent la plongée pour la capture de langoustes et autres cibles accessoires.

Les sites de pêche au requin comme les sites de plongée sont rapidement accessibles et laissent d’avantage de temps aux pêcheurs pour combiner plusieurs sorties au cours de la journée. Lors des marées de vives-eaux, les sites de pêche à pied sont eux-aussi rapidement accessibles (sans avoir besoin d’une pirogue comme à Ambohibola). Signalons aussi que c’est particulièrement sur l’île que les tortues continuent d’être significativement chassées au harpon (6,5 % des débarquements enregistrés). Globalement, les pêcheurs (migrants comme résidents) y développent une plus grande mixité de pratiques que lorsqu’ils pêchent à Ambohibola. 0,0% 5,0% 10,0% 15,0% 20,0% 25,0% 30,0% 35,0% filet à re quin (ou pala ngre ) filet à re quin + fi let l ango uste filet à la ngou ste filet dro it gran de s enne ligne de fond ligne de traîn e ligne s (p etite s) plon e ch e à pied chas se à la to rtue ch e to rtue jarif a dive rs Ambohibola Nosy Manitsa

Graphe 4 : pourcentages relatifs de chaque pratique de pêche comparés entre Ambohibola et Nosy Manitsa

Pour différentes raisons et malgré les conditions de vie difficiles (absence d’eau, de commerce, présence d’esprits tutélaires dangereux), les pêcheurs sarà de toute la région vouent une affection très particulière pour cette île qu’ils comparent à un « paradis » (paradisà). Entre autres stimulations qu’ils y trouvent, les pêcheurs ne cessent d’évoquer l’abondance des produits et l’accessibilité des zones de pêche comparativement aux autres implantations. Les opportunités de pêche y sont donc considérées comme optimales. Nous avons ainsi pu observer que pour plusieurs espèces, les captures y étaient de nettement plus gros calibre qu’à Ambohibola (Siganus spp., Naso spp., Octopus spp., …). Les filets monofilaments et les lignes utilisés par les résidents permanents de l’île sont d’ailleurs en moyenne plus sélectifs que ceux utilisés à Ambohibola (taille des mailles, force du fil nylon, taille des hameçons).

La mobilité dans les stratégies de pêche des différents groupes : des rationalités multiples

Les stratégies opportunistes des pêcheurs sarà

Au sein du groupe Sarà, jeunes comme vieux ont pour habitude de se déplacer. La mobilité est une pratique encouragée et encadrée. Les jeunes sont très tôt incités à se déplacer temporairement pour rejoindre d’autres implantations afin d’y « voir d’autres terres » (« manenty tany hafa »). Hormis le plaisir qu’ils y trouvent (notamment pour faire de nouvelles rencontres féminines), ils y apprennent de nouvelles techniques de pêche et se familiarisent avec de nouveaux espaces marins en compagnie de pêcheurs différents détenant des savoirs originaux (des savoirs techniques ou des savoirs géographiques localisés).

La mobilité des pêcheurs peut donc être vue comme une stratégie économique d’adaptation à la variabilité des conditions environnementales. Les pêcheurs justifient leurs déplacements en notant que « les sources de subsistance étaient insuffisantes ici, alors que là-bas, il était réputé y en avoir » (« velopo tsy niampy tatoy, fa tany, nisy »). La mobilité permet donc de répondre à diverses opportunités (abondance d’espèces comme les libatse dans les années 1990 ou aujourd’hui les requins, débouchés commerciaux localisés…) comme d’adapter ses pratiques aux différentes contraintes techniques et écologiques (types de matériel possédé, repli à Nengengy lors du passage des baleines).

Des pêcheurs tandroy et vezo plus sédentaires

Souvent associés aux Sarà dans leurs activités en mer, les Tandroy apparaissent eux aussi avoir été relativement mobiles au sein de la microrégion (notamment lors de l’apogée de Nengengy et d’Ankazondrato des années 1970 au milieu des années 1990). Mais les observations actuelles montrent qu’ils se déplacent désormais peu et travaillent essentiellement depuis le débarcadère d’Ambohibola (hormis d’assez rares migrations de courtes durées à Nosy Manitsa).

On note cependant depuis une dizaine d’années une multiplication des migrations plus ou moins définitives vers les villages côtiers de l’Androy (Lavanono, Bevazoa). Il faut aussi mentionner l’existence de migrations occasionnelles vers le nord, à Anjahava, où les Tandroy disposent de segments familiaux installés de longue date. C’est d’ailleurs dans ce village que réside depuis quelques temps leur chef lignager.

Les Vezo font état de pratiques spatiales largement différentes. Ils sont beaucoup plus sédentaires que les Sarà. En revanche, ce sont les Vezo qui sont les plus nombreux à s’être déplacés plus ou moins durablement vers des centres urbains pour y faire des études ou y pratiquer divers métiers hors du monde de la pêche (fonctionnariat, transport routier, manœuvre de chantier…). Ils sont nombreux à avoir poursuivi leurs études jusqu’au CEG d’Androka Vao, au lycée d’Ampanihy, voire au-delà, et ont ainsi des niveaux scolaires moyens supérieurs aux Sarà et aux Tandroy.

En ce qui concerne les activités de pêche, les Vezo qui résident à Ambohibola apparaissent plus mobiles que leurs segments familiaux restés à Androka-Antsikoroke moins spécialisés sur les activités halieutiques. Pourtant, les quelques déplacements de pêche qu’ils font s’établissent essentiellement entre Lanirano et Ambohibola (éventuellement à Nosy Manitsa) et ne sont que de courte durée, restant toujours à proximité d’Androka où ils ont leur famille et leurs champs. Aussi, contrairement aux Sarà, aucun d’entre eux ne résident de façon permanente dans les autres implantations littorales du Sud d’Ambohibola.

La mobilité des pêcheurs, de la rationalité économique aux logiques de territoires

Du fait de leur propension à la mobilité saisonnière et de la répartition de leurs réseaux familiaux entre les différentes implantations, les pêcheurs intègrent toutes ces opportunités dans les choix de déplacements qu’ils opèrent pour la pêche. L’île de Nosy Manitsa constitue ainsi un lieu de séjour stratégique pour la plupart des catégories de pêcheurs, surtout pour les pêcheurs de requin et les plongeurs. Compte tenu de l’accessibilité des ressources (proximité des sites de pêche et abondance des produits), on y va généralement le temps d’un cycle de marée pour intensifier ses pratiques de production et accroître ses rendements. Les séjours sur l’île permettent ainsi d’accumuler des produits et des revenus en limitant les dépenses superflues liées à l’offre de biens et de services qui caractérise la vie économique d’Ambohibola (vente de café, d’alcool, projection de vidéo…).

Principaux lieux d’accueil

Pêches pratiquées Périodes habituelles des migrations

Durée moyenne des séjours

Acteurs principaux de la migration

Nosy Manitsa Forte mixité technique (pêche au requin, plongée, filet droit, pêches à pied)

Très réguliers tout au long de l’année (lors des marées de vives-eaux)

de 5 à 10 jours - Sarà TMA (+++) - Sarà TMG (+++) - résidents d’Ambohibola Fanambosa -Pêche au requin Ponctuels tout au long

de l’année une semaine à un mois - Sarà TMT (+++) - Sarà TTV - pêcheurs de requin Nengengy / Marohao

-Pêche au filet droit -Pêche des thazards (filet ZZ)

Entre juin et décembre (passage des baleines, abondance thazards) de 3 à 6 mois - Sarà TKZ (+++) - Sarà TMT - Sarà TMF villages littoraux d’Androy -Pêche au requin (++) -Pêche lignes

Tout au long de l’année (préférentiellement hors saison chaude)

> 1 mois - pêcheurs de requin - Tandroy

Lanirano -Pêche requin

-Pêche au filet droit dans le chenal

Tout au long de l’année (préférentiellement hors saison chaude) Courte (de 3 j à 1 mois) - Sarà TTV - Sarà TMT - Sarà TMF

Tableau 4 : calendrier des migrations différentielles des pêcheurs d’Ambohibola

Cependant, les choix de mobilité doivent aussi être analysés comme des stratégies sociales et politiques différemment mises en œuvre par les groupes, en fonction des contextes sociaux (cf. tableau 4). Par exemple, lorsque des tensions se manifestent au sein du groupe (au sein de l’unité de production comme au sein du village), changer de lieux de résidence et/ou d’unité de production pendant quelques temps constitue un recours fréquent pour temporiser les conflits. Lorsqu’ils sont en froid avec leur père, les jeunes rejoignent ainsi souvent d’autres unités de production dans lesquelles ils s’intègrent temporairement, de préférence dans un autre village.

De ces conjonctures sociopolitiques villageoises (notamment les conflits récurrents qui opposèrent les notables sarà temaromainty et sarà tekazohandatse) semble aujourd’hui résulter une occupation différentielle des implantations secondaires (de Fanambosa et de Lanirano pour les premiers et de Nengengy pour les seconds). Quant aux Sarà Temangaro et Temaroabo, ils utilisent préférentiellement Nosy Manitsa comme implantation secondaire (mais aussi permanente pour une dizaine de foyers).

Alors qu’Ambohibola représente le « village mère » (où se trouve le cimetière collectif) qui semble réunir tous les lignages sur un pied d’égalité, le peuplement permanent de chacune de ces implantations montre l’existence de choix différenciés entre les groupes91. Fanambosa est majoritairement peuplé de Sarà Temaromainty (aux côtés des Mahafale Tetsirarake). Les trois dernières cases encore installées à Nengengy appartiennent à des Sarà Tekazohandatse (l’un d’entre eux y habite encore à l’année). Les résidents de Nosy Manitsa sont essentiellement des Sarà Temaroabo et Temangaro. Les réseaux d’appartenance orientent donc sensiblement les choix de migration de pêche. Les facteurs écologiques ne sont donc pas surdéterminants des stratégies de mobilité qui apparaissent dès lors comme le résultat de constructions sociospatiales historiques.