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La spécialisation à l’échelle des unités de production : des coordinations familiales

Chap. 4 Les stratégies de pêche aujourd’hui

4.2 Les dynamiques de spécialisation et leurs échelles

4.2.2 La spécialisation à l’échelle des unités de production : des coordinations familiales

Afin de caractériser les stratégies de production à l’échelle des unités de production, nous avons choisi de présenter trois unités de production archétypiques :

- unités de production spécialisées avec matériel de pêche au requin - unités de production à faible investissement matériel

- unités de production de femmes seules avec enfants

Il s’agit pour nous de comprendre comment les choix des activités pratiquées sont opérés en fonction de la disponibilité des moyens de production (force de travail, matériels) et des rapports socio-économiques entretenus au sein et au dehors de chacune des unités de production.

(1) foyers de femmes seules

Les foyers de femmes seules relèvent d’une catégorie à part. Qu’elles ne se soient jamais mariées ou qu’elles soient divorcées, elles s’intègrent plus ou moins étroitement dans l’unité de production des parents (s’ils sont vivants) ou apparaissent autonomes (pour les plus âgées). Lorsqu’elles sont jeunes, elles sont partiellement dépendantes des aides de leurs aïeux mais conservent pour elles les bénéfices de leurs activités de production. Lorsqu’elles sont plus âgées, elles bénéficient souvent de l’aide de leurs enfants ou de leurs réseaux familiaux. Leurs pratiques de pêche se résument essentiellement aux pêches à pied lors des marées de vives-eaux.

Z. a une quarantaine d’années et vit seule avec trois enfants à charge. L’un d’eux, d’une douzaine d’années, est particulièrement actif en mer. Lors des marées de vives-eaux, il accompagne son oncle et son cousin du même âge pêcher à pied sur le platier avec un pan de filet monofilament. Il pratique aussi régulièrement la pêche à pied. En période de mortes-eaux, il pêche à la ligne avec son grand-père ou d’autres jeunes de son âge et va parfois pêcher au filet avec son oncle.

Z. quant à elle pêche exclusivement à pied (poulpes, holothuries, oursins…). Lors des calmes nuits de pleine lune à marée basse, elle va aussi occasionnellement pêcher à pied les tangirike (holothuries à forte valeur commerciale). Elle ne pratique pas de commerce particulier (si ce n’est celui de ses charmes de temps en temps).

Son grand fils (18 ans) rattaché à l’unité de résidence de son père (d’avec lequel elle a divorcé il y a plusieurs années) et une autre de ses filles placée chez le père de Z. lui donnent

occasionnellement un peu d’argent (le premier grâce à la pêche au filet à langouste, la seconde grâce aux pêches à pied). Lorsqu’elle éprouve des difficultés financières, elle est aidée par son père qui prend en charge une part des coûts alimentaires et/ou lui donne un peu d’argent.

(2) unités de production à faible investissement matériel

Un autre grand type d’unités de production peut être caractérisé par la faiblesse de l’investissement dans le matériel. Ces unités de production sont généralement circonscrites à l’échelle du ménage réunissant comme actifs les deux époux et leurs enfants non mariés de plus d’une dizaine d’années. S’ils travaillent souvent en mer avec des parents à eux, les coopérations économiques s’arrêtent là. Au terme de chaque pêche, les bénéfices sont partagés entre les membres de l’unité de pêche (dont la composition peut varier d’une sortie à l’autre). On ne relève pas de stratégies communes d’investissement entre les différents foyers de ce type.

Lorsqu’ils possèdent des filets (filets à langouste et/ou filets monofilament), ils sont de taille réduite. Les hommes qui appartiennent à ces unités de production ont majoritairement des profils de polyvalents stricts ou polarisés. Ce qui caractérise les stratégies de pêche de ces unités est leur grande capacité à adapter leurs pratiques de pêche à chaque nouvelle journée.

Dans le cas de T., l’unité de production est représentée par deux actifs, lui et sa femme, qui ont trois enfants à charge. T. est un polyvalent strict et pratique une grande diversité de pêches à faible investissement. Il travaille rarement avec son père qui pratique essentiellement les pêches à pied et la ligne avec la participation de sa femme et des enfants les plus âgés qui sont confiés à sa charge (dont une fille de T.).

Lorsque le temps est clément et la mer calme, il opte généralement pour la plongée avec d’autres pêcheurs (plus à la saison chaude) ou pour diverses techniques de ligne (plus à la saison fraîche). En période de vives-eaux, il pratique aussi fréquemment les pêches à pied (poulpes, poissons, holothuries…) ou emprunte parfois un pan de filet monofilament à l’un de ses frères pour pêcher à pied sur le platier avec un autre de ses frères (le filet fait l’objet de l’attribution au propriétaire d’une partie des captures). Il est surtout régulièrement actif la nuit

dans les passes à proximité du débarcadère où il capture des barracudas à la ligne de traîne (activité qui représente plus de 40% de ses revenus dans en période fraîche).

En revanche, quand les conditions sont moins favorables, il va pêcher dans le lagon à l’abri du récif de petits poissons (sabeake et sasake) avec une petite ligne à main ou cherche des holothuries en plongée à proximité du débarcadère. Occasionnellement, il va chasser la tortue avec son frère ou son neveu : au large si les conditions sont optimales (forte houle et temps calme) ou dans le lagon à l’abri du récif pour capturer des tortues juvéniles dans le cas contraire.

De son côté, la femme de T. est elle aussi assez active en mer. Elle pratique uniquement la pêche à pied pendant les vives-eaux. Par ailleurs, elle fait occasionnellement fumer le poisson de son mari et en achète un peu à d’autres pêcheurs pour aller le vendre au marché d’Androka Vao et accroître ainsi les bénéfices de la pêche. Elle fabrique aussi des nattes et des paniers tressés en satra qui lui fournissent un petit complément de revenu.

Dans ces unités à faible investissement, il existe une grande diversité de cas de figure des combinaisons de techniques mises en œuvre (certains couplant plutôt pêche à la langouste et plongée, d’autres lignes et pêches à pied ou plongée).

Les différences les plus significatives se trouvent dans l’intégration plus ou moins poussée de la pêche au filet dans les combinaisons d’activités pratiquées, et le degré de participation des femmes aux activités de pêche. Quand certains n’utilisent quasiment jamais de filets, comptant essentiellement sur la plongée, les lignes, les pêches à pied et les chasses aux harpons (tortue, raie) ; d’autres font une part non négligeable à l’utilisation de filets à langouste ou en monofilament nylon sans toutefois leur consacrer tout leur temps. Ce sont chez ces derniers que l’investissement financier est le plus important. En revanche, l’organisation des unités de production centrée sur le ménage reste une constante.

(3) unités de production spécialisées avec matériel de pêche au requin

Comme nous l’évoquions, ce type d’unité de production rassemble fréquemment le foyer du patriarche et ceux de ses fils qui investissent conjointement dans le matériel et dans certains achats importants (construction de maison, achat de nourriture). L’investissement en matériel

(pirogue, entretien et renouvellement des filets) y est très lourd. Ceux de l’unité qui exploitent le filet à requin se déplacent régulièrement dans d’autres implantations (particulièrement Nosy Manitsa et Fanambosa) en quête de meilleurs rendements. C’est dans ce type d’unités de production que l’on trouve la majorité des pêcheurs spécialistes des filets quels qu’ils soient. Globalement, on y note une perte de savoirs et de savoir-faire relatifs aux pêches à pied (méconnaissance des catégories d’espèces et de leur valeur commerciale comme les holothuries, les poulpes ou les murénidés), aux lignes (ils ne savent plus fabriquer les hameçons) et aux techniques de chasse à la tortue.

Dans le cas de M., deux de ses fils actifs (dont l’un marié et père de trois enfants) sont toujours intégrés à son unité de production. Un troisième fils d’une quinzaine d’années a été placé avec un pan de filet à requin chez la fille et le gendre de M. qui l’hébergent et le nourrissent. Les deux beaux-frères travaillent quotidiennement ensemble (majoritairement à Nosy Manitsa) et associent leurs filets à requin. Le fils de M. ramène régulièrement une partie de ses gains à son père.

Au sein de l’unité de production proprement dite, c’est son premier fils (27 ans) qui s’occupe généralement de vérifier quotidiennement le grand filet à requin de l’unité. Pour se faire, il est tantôt associé à un autre pêcheur de requin avec qui il colle son filet, tantôt accompagné par un de ses jeunes frères (17 ans). Ce dernier s’occupe plus particulièrement du filet à langouste avec d’autres jeunes pêcheurs qui font la même activité.

Pendant la saison de migration des baleines, cette unité de pêche adopte une posture prudente (contrairement à une partie des autres pêcheurs de requin) en déplaçant son filet à requin (séparation d’avec un éventuel associé) pour l’utiliser à l’abri des cétacés dans la baie où sont habituellement posés les filets à langouste. A cette période, la vérification du filet à requin et du filet à langouste se fait donc au cours de la même sortie pour laquelle les deux fils partent souvent ensemble.

Lorsque cela leur est possible, soit qu’ils ne soient pas allés au large vérifier les filets calés, soit que les conditions (météo, marées) sont particulièrement propices à leur retour du large, ces deux fils pêchent dans le lagon à l’aide d’un filet monofilament. L’UP dispose d’ailleurs de nombreux pans de ces types de filets. Pour cela, ils travaillent soit ensemble, soit chacun de leur côté avec des partenaires distincts. Par cette activité, ils recherchent ce qu’ils appellent

eux-mêmes « l’argent de la cuisine » (« jalà lakosiny ») ou « l’argent des cacahuètes » (« jalà

kapike »). Ils optent généralement pour des variantes techniques à gros rendement qui

requièrent l’utilisation de plusieurs pans de filet et la mobilisation de plusieurs partenaires (régulièrement plus de quatre).

M., le père, ne va que rarement en mer. S’il assiste parfois ses fils dans l’utilisation des filets (filets calés et filets monofilament), il pratique essentiellement la plongée aux langoustes. Mais il s’agit d’avantage pour lui d’un loisir (sitrapo) que d’une activité de subsistance. Plus d’une dizaine de fois dans l’année, il rejoint pour une semaine sa mère et son beau-fils qui résident sur l’île. Il y pratique là aussi la plongée.

Les femmes (celle de M. et celle de son fils) ne sont que très rarement actives en mer. En revanche, elles transforment et vendent le poisson au village et font parfois un peu de commerce au détail de denrées alimentaires achetées en gros au marché hebdomadaire d’Androka Vao.

Quoique se déplaçant plus rarement dans d’autres implantations que les autres pêcheurs de requin, cette unité de production spécialisée dans l’usage des filets est particulièrement représentative. Dans les autres unités de production de ce type, la part de la pêche au filet dans les activités secondaires (filet à langouste et/ou filet monofilament) varie considérablement mais son rôle est fondamental pour assurer des rentrées d’argent régulières.

Toujours sous la coupe du patriarche, certaines unités se spécialisent presque totalement dans la pêche au requin, confiant séparément à chacun des fils un filet à requin dont ils s’occupent avec d’autres partenaires. Ils limitent ainsi le risque de perdre en un seul jour tout leur précieux investissement. D’autres en revanche utilisent le filet à requin de façon variable au cours de l’année et appuient leur stratégie sur un usage plus intensif et systématique des filets monofilament et/ou des filets à langouste. Ces dernières sont généralement des unités de production simple dans lesquelles ne sont pas rassembler le patriarche et ses grands fils et sont moins bien équipées que les premières (taille des filets, cordages de lests, parcs piroguiers).

Très consommatrice en temps, la pêche au requin implique nécessairement un haut degré de spécialisation d’au moins un individu au sein de l’unité de production. Plus les membres de l’unité sont nombreux, moins cette stratégie semble risquée en raison des possibilités

d’affecter les autres membres à d’autres activités assurant des revenus réguliers (filet à langouste, filets monofilaments, et plus accessoirement la plongée). Parallèlement, on note que ce sont dans ces unités de production qu’un petit commerce (mareyage, commerce au détail, vente de café) permet généralement de diversifier les sources de revenus.

Implicitement, c’est la répartition des rôles au sein des unités de production et leur stratégie d’investissement qui induit la spécialisation à l’échelle individuelle. Ainsi les fils les plus âgés seront généralement spécialisés dans l’usage des filets calés et les autres seront conduits à utiliser de façon très régulière les filets en monofilament pour assurer l’autoconsommation et des rentrées régulières d’argent.

4.2.3 Transmission et apprentissage : des particularismes