Pendant la colonisation espagnole, le nom de chocoes a entraîné le catalogage de tous les peuples indigènes de la région, sans permettre de distinguer leurs différentes cultures et langues. Les sources écrites des colonisateurs font référence à des termes génériques, par exemple emberá est traduit par « un autochtone ». Les Espagnols du XVIe siècle définis‐
saient les Emberá et les Uaunana de la même façon alors que ces peuples s’affrontaient pour dominer un même territoire et que leurs langues étaient différentes, malgré des simi‐ litudes culturelles (Pardo Rojas, 1998).
En 1501, Rodrigo de Bastidas a exploré la région en partant du nord. En 1510, Martín Fernández de Enciso a fondé Santa Maria la Antigua del Darién, première fondation espa‐ gnole sur le continent américain, qui a été abandonnée sept ans plus tard du fait des at‐ taques continues des peuples indigènes et des conflits entre les colonisateurs. En 1513, Vasco Núñez de Balboa rejoint l’océan Pacifique, qu’il a dénommé Mer du Sud, après des incursions dans la région depuis 1511. Toutefois, il est fréquemment affirmé que la région nord du Pacifique colombien a été l’une des régions « les plus tardivement et incomplète‐ ment colonisées », à cause des difficultés de pénétration et de la résistance des peuples indigènes. Ce n’est que dans la deuxième moitié du XVIIIe siècle qu’une partie des autoch‐
tones ont réussi à être intégrés dans un système colonial stable, centré sur la recherche d’or, dont l’exploitation à grande échelle avait commencé dans la région en 1654 (Losonczy, 2006). Les objets indigènes d’orfèvrerie montrent que l’or y a toujours été abondant et merveilleusement bien travaillé par d’habiles artisans indigènes qui avaient des techniques particulières d’exploitation de ce minerai.
Lors de l’époque coloniale, l’exploitation aurifère a rapidement fait appel à une main‐ d’œuvre esclave en provenance d’Afrique. L’arrivée des esclaves africains dans la vice‐ royauté de la Nouvelle Grenade a eu lieu au XVIe siècle et Carthagène des Indes a été le
premier port de traite des esclaves de l’ouest de l’Amérique du Sud. Néanmoins, le recours intensif à une main‐d’œuvre africaine dans le cadre de l’exploitation aurifère a débuté au XVIIIe siècle. Celle‐ci est à l’origine de la population afro‐colombienne majoritaire qui ha‐
bite aujourd’hui toute la région. Ainsi, le Pacifique colombien est devenu l’une des princi‐ pales régions productrices d’or pendant la colonisation espagnole, lorsque « plus de la moitié de l’or qui est sorti de ces colonies vers la métropole » provenait de cette région (Ingeominas, 2001 ; CRIC, 2005).
Pacifique colombien
La période coloniale a été le théâtre de nombreuses insurrections, révoltes, conflits et de marronnage, impliquant aussi bien les peuples indigènes que les Noirs. Entre 1684 et 1688, la révolte des indigènes du haut Atrato a été généralisée (Losonczy, 2006). En 1727, les frères Barule, Antonio et Mateo Mina ont organisé la plus grande insurrection contre l’esclavage des Noirs dans le Chocó, avec 120 esclaves marron, et ont fondé Palenque Tadó. Un an plus tard, ils ont été vaincus par l’armée royale et leurs chefs ont été fusillés. La pro‐ lifération des palenques, sociétés autonomes formées d’esclaves marron qui fuyaient le régime colonial, s’est intensifiée entre 1750 et 1790. À partir de l’indépendance, qui s’est concrétisée dans le Pacifique en 1813, la plus grande partie de la population noire qui se trouvait au niveau des mines s’est installée en aval des cours d’eau, alors que les indigènes qui fuyaient les agglomérations coloniales se sont concentrés en amont de ces mêmes cours d’eau, formant ainsi le modèle actuel de peuplement de la région. La plupart des communautés noires actuelles sont le résultat d’un peuplement postérieur à l’abolition de l’esclavage en 1851, sur la base d’un nouveau modèle de dispersion des familles le long des cours d’eau (Losonczy, 2006). De 1879 à 1905, les régions de la Vallée de Cauca, Chocó, la Hoya del Quindío, Popayán, Pasto, Túquerres et de l’Amazonie ont formé le Gran Cauca, avec pour capitale Popayán. Au début du XXe siècle, avec la fièvre de l’exploitation du caoutchouc dans la région amazo‐ nienne, il y a eu une forte exploitation de ce produit dans la région du Pacifique, qui a ce‐ pendant été rapidement abandonnée.
Lors de la période dite de la « Violence », dans les années 1950 et 60, au moment de l’affrontement sanglant des partis traditionnels libéral et conservateur, une partie impor‐ tante des Noirs et des indigènes ont migré vers le Darién panaméen et la plupart ne sont jamais revenus dans le Chocó (Losonczy, 2006). Pendant des décennies, la région du Pacifique colombien a été marginalisée par les poli‐ tiques de développement. Son nom, et surtout celui de Chocó, n’apparaissait que dans des résolutions de concessions minières (or et platine) et forestières. En 1957, l’entreprise de cellulose et de papier de la Colombie (Pulpapel) a été créée. Très vite, elle a pris le nom de Smurfit Carton de la Colombie. Depuis 1959, le ministère de l’Agriculture a accordé à cette entreprise différentes concessions, soit un total de 36 710 hectares de forêt tropicale. En 1974, l’Institut national des ressources naturelles et de l’environnement (Inderena) lui en a attribué 60 000 hectares. Du fait d’importantes exemptions fiscales et de subventions mises en place pour aider à la reforestation (la loi qui a créé le Certificat de développement forestier a été décidée avec le soutien direct de la Smurfit), la forêt tropicale a été remplacée par des forêts de pins et d’eucalyptus. La Smurfit a détruit la forêt pluviale du Pacifique jusqu’en 1992, puis a cessé de le faire lors‐ que ses plantations de pins et d’eucalyptus se trouvant dans la cordillère centrale ont été suffisamment importantes pour ses besoins. Les effets causés à l’économie des commu‐ nautés du Pacifique et aux écosystèmes naturels ont été et restent néfastes (Broderick, 2007).
Les chiffres de la déforestation sont variables. Dans les années 1980 environ 200 000 hec‐ tares de forêts ont été coupés ; dans les années 1990 cette estimation est de 600 000 hec‐ tares annuels (Escobar, 1999). Actuellement, il semble que la destruction ait diminué de moitié. Après l’établissement d’élevages dans les régions de la forêt amazonienne, les co‐ lons de cette région, qui subsistaient grâce aux plantations de coca, ont migré de
Pacifique colombien 153 l’Amazonie vers le Pacifique pour éviter les fumigations réalisées pour détruire ces cultures illégales. À Chocó seuls plus d’un million et demi de mètres cubes de bois sont produits par an (Molano, 2010). Dans les années 1980, des politiques gouvernementales de développement ont été mises en œuvre dans le cadre du Plan de développement intégral de la côte Pacifique (Plaide‐ cop). Elles ont stimulé la construction d’infrastructures (routes, électrification, aqueducs), la mise en place de services sociaux (santé et éducation) et de projets de développement rural destinés aux petits propriétaires riverains. Des investissements ont été réalisés dans de nouveaux domaines, comme la culture de la palme africaine pour la production d’huile, des fermes d’élevage de crevettes, des conserveries de cœur de palmier, la pêche touris‐ tique et d’exportation, ce qui a entraîné d’importantes transformations socioculturelles et écologiques, surtout dans le sud de la région Pacifique (Escobar, 1999). De grands projets d’infrastructure ont été menés à terme, comme un canal interocéanique et une ligne de chemin de fer reliant la mer des Caraïbes au Pacifique, ainsi qu’un lien avec la route Pana‐ méricaine. Depuis 1990, des organisations environnementales et de protection des droits de l’homme protestent contre ces plans d’État.
L’apparition d’identités collectives ethniques, et leur positionnement stratégique quant à la défense de la culture et du territoire ont pris leur essor à la fin des années 1980, dans le cadre d’une conjoncture nationale et internationale compliquée. Au niveau national, l’internationalisation de l’économie à partir d’une ouverture radicale a commencé en 1990 ; en 1991 la nouvelle constitution politique de la Colombie a été mise en place. Celle‐ ci reconnaît le caractère multiethnique et pluriculturel de la nation, pour l’adoption de nouveaux cadres juridiques permettant le dépassement des problèmes de discrimination et d’exclusion historiques d’importants groupes humains, comme les indigènes et les afrodescendants colombiens. Parmi les instruments juridiques, la loi 70 de 1993 ou loi des communautés noires a permis d’établir des titres collectifs de propriété correspondant aux territoires que les ancêtres de ces peuples occupaient. Au niveau international, les zones de forêts humides tropicales, comme celles du Pacifique colombien, ont pris une très grande importance, car il s’agit des régions qui renferment la plus grande biodiversité de la planète. Ainsi, l’apparition d’identités ethniques dans le Pacifique colombien reflète un double mouvement historique : l’émergence du biologique en tant que problème global et la reconnaissance du fait culturel et multiethnique dans la nouvelle constitution colom‐ bienne (Escobar, 1999).
Depuis le milieu des années 1990, la guerre non déclarée que vit la Colombie s’est dépla‐ cée vers la région du Pacifique. Les Forces armées révolutionnaires de la Colombie (FARC), guérilla la plus ancienne du pays, les Autodéfenses unies de la Colombie (AUC 5) et l’Armée
nationale se disputent le territoire 6. Des assassinats et des déplacements massifs de popu‐
lations sont devenus des phénomènes quotidiens dans la région, dans un contexte où 5 Les AUC sont nées au sein des coopératives Convivir, mises en place et organisées dans le département d’Antioquia par le président Alvaro Uribe Vélez lorsqu’il en était le dirigeant en 1995‒1997, sur la base de règlements établis par l’administration centrale de l’État. 6 Des enquêtes réalisées par le Contrôle général de la Nation et des organismes internationaux des droits de l’homme ont montré que les AUC ont toujours agi avec le concours de l’Armée nationale (La Jornada, 2008).
Pacifique colombien les confrontations pour les riches ressources s’accentuent. D’après une étude du Contrôle général de la Nation 7, le Chocó est le département qui enregistre le plus grand nombre de déplacements forcés : 184 519 personnes sur une population qui n’atteint pas 400 000 ha‐ bitants d’après le dernier recensement, soit 46 % de la population est affectée directement par ces déplacements forcés. De même, le sud de la côte Pacifique, entre Buenaventura et Tumaco, enregistre 100 000 déplacés, dans une région de 630 000 habitants selon le der‐ nier recensement, soit plus de 15 % de la population est concernée. Ce terrible drame humain, en plus des assassinats et des massacres, est accompagné de tous les types de violations des droits de l’homme, des droits constitutionnels et légaux et des droits inter‐ nationaux (Alterinfos, 2010).
Avec le développement des biocombustibles, le gouvernement cherche à faire de la Co‐ lombie le plus grand producteur mondial de combustibles agricoles. La culture du palmier à huile existe dans l’ouest du Pacifique colombien depuis les années 1970. Elle est ces der‐ nières années sous le contrôle de groupes paramilitaires violents qui ne cessent de bafouer les droits de l’homme, d’intimider, d’exproprier et de déplacer des populations. Des orga‐ nisations des droits de l’homme, comme le Diocèse de Quibdó, Human Rights Everywhere et la Commission œcuménique Justice et Paix, dénoncent ces actes depuis 2004. Des plaintes sont par ailleurs portées contre des multinationales qui développent des activités minières et de production d’huile de palme, car elles soutiennent les groupes paramili‐ taires contre la population locale, l’expropriation de territoires ancestraux, et causent des dommages environnementaux provenant du dragage des cours d’eau, de l’usage de mer‐ cure et de cyanure, et de la déforestation de grandes surfaces de forêts (Rey, 2007). La culture de la coca est arrivée dans le Pacifique suite aux fumigations misent en place ailleurs pour l’éradiquer, et aux actes de violence résultant du Plan Colombie, dans les dé‐ partements de Caquetá et Putumayo, en Amazonie colombienne. Le recensement des cul‐ tures de coca (2005), réalisé par les Nations unies et le Gouvernement colombien, a mon‐ tré que la région Pacifique en contenait 17 044 hectares et que la région de Chocó en était la plus grosse productrice (Castrillon, 2007). Les régions les plus touchées par cette culture illégale sont celles de Nariño, Cauca et Chocó. En 2000, des fumigations diffuses ont été répandues dans la région Pacifique de Nariño ; elles ont contaminé les eaux, détruit les cultures vivrières et la forêt tropicale, et entraîné des problèmes de santé dans les com‐ munautés (Díaz Cañadas, 2006). Il faut ajouter que la violence est généralisée dans les zones où le narcotrafic et ses bandes de délinquants exercent un pouvoir d’intimidation par la terreur. Ces groupes contrôlent l’ordre public de façon autoritaire et exigent le res‐ pect de normes qu’ils ont eux‐mêmes mis en place. De plus, ils exercent leur propre justice et s’octroient le droit de vie ou de mort sur les personnes (Jaramillo, 2008).
L’Association des Afro‐Colombiens déplacés (Afrodes) et les organisations indigènes et noires considèrent que cette situation fait partie de la mise en œuvre d’une stratégie raciste et de l’incapacité du gouvernement à protéger leurs droits ethniques et humains, reconnus par des accords internationaux et par les lois nationales. D’après les organisations afro‐ colombiennes, cette situation de déplacement est partagée avec les populations indigènes et présente quatre caractéristiques spécifiques : l’éloignement du territoire où elles étaient enracinées culturellement, le rapport existant entre les grands projets de développement de la région Pacifique et l’expulsion des groupes ethniques qui l’habitent, les répercussions
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néfastes du Plan Colombie au sein des territoires peuplés par des ethnies, et l’histoire d’une discrimination contre les groupes ethniques. De plus, ces organisations considèrent que les principaux facteurs associés aux déplacements forcés sont : le développement de grands projets économiques au détriment des forêts et de la production agricole locale, le conflit armé, l’existence de riches ressources naturelles (or, bois et sites touristiques) et l’expansion de la culture illégale de la coca dans certains endroits. Les déplacements sont sélectifs et planifiés (les plus grands déplacements ont lieu dans des zones destinées à la réalisation de grands projets de développement). L’objectif des dépla‐ cements et de la terreur est de déstructurer les projets des communautés, de casser leur résistance et, souvent, de les exterminer. Les déplacements sont faits dans le but de res‐ tructurer les relations entre les communautés ethniques et la société colombienne, afin d’effacer toutes les différences culturelles. L’État n’entreprend que peu d’actions pour aider les populations déplacées, ce qui empêche le retour des personnes vers leur région d’origine, facilite les changements d’usage de la terre, des systèmes traditionnels de pro‐ duction, la distribution spatiale de la production et la propriété des ressources. Cette région de la Colombie est en train de vivre un remodelage spectaculaire de ses paysages biophy‐ siques et culturels, qui gardent encore un aspect unique en leur genre (Escobar, 2005). L’articulation entre l’économie et la violence armée pour le contrôle aussi bien du territoire que des personnes et des ressources, contribuent au développement de ce fascisme social, défini comme la combinaison d’une exclusion sociale et politique qui place la population dans des conditions matérielles terribles de déplacement, voire de mort 8. En Colombie, la
réponse gouvernementale est celle de la répression militaire, de la surveillance et des forces paramilitaires, dans le cadre d’une conception de « la sécurité démocratique » qui fait partie de la stratégie globale des États‐Unis dont l’exemple le plus flagrant est celui de l’Irak : démocratie par la force et sans droit au désaccord. Le fascisme social et le fascisme politique (réseaux d’informateurs rémunérés, suppression des droits) sont une stratégie qui permet de maintenir un modèle d’accumulation du capital qui n’apporte des bénéfices qu’à une petite partie de la population mondiale (Escobar, 2005).
Les mouvements sociaux indigènes et afro‐colombiens définissent la région du Pacifique comme un territoire‐région de groupes ethniques dont les principes sont basés sur une différence culturelle et des droits à l’identité et au territoire. Par conséquent, ces mouve‐ ments constituent un défi frontal à la modernité eurocolombienne qui s’est imposée dans le reste du pays : les politiques culturelles 9 noires et indigènes défient le modèle conven‐ tionnel d’une culture politique abritée au sein des partis traditionnels et du clientélisme ; 8 Les études sur le déplacement des populations en Colombie ne sont pas cohérentes : d’après le Centre de contrôle des déplacements internes (IDMC), les populations déplacées à cause de la violence ont concerné 4,3 millions de personnes en 2008, ce qui fait de la Colombie le deuxième pays du monde ayant le plus grand nombre de réfugiés internes, après le Soudan avec 4,9 millions de personnes. D’après ce chiffre, 9,3 % de la population colombienne est en situation de déplacement (www.elespectador.com, 1er mai 2009). Le Bureau aux droits de l’homme et aux déplacements (Codhes ; Laverde et Tapia, 2009) et la Conférence épiscopale de l’Église catholique considèrent que ce chiffre est de plus de 3,8 millions de personnes. De son côté, Action sociale et l’agence présidentielle d’aide humanitaire estiment que le nombre de déplacés est d’environ 1,9 million de personnes (Office du Haut Commissariat aux réfugiés des Nations unies, Acnur, 29 mars 2010). 9 Les termes « cultural politics » font référence à l’apparition de faits politiques à partir de contenus culturels différents de ceux qui dominent (Escobar, 1999).
Pacifique colombien
les conceptions « nationales » continuent à régner et les stratégies de développement conventionnel sont marquées par une vision capitaliste moderne. Les élites locales et na‐ tionales, les personnes favorables au développement, les nouveaux capitalistes et les car‐ tels des drogues s’opposent à ces mouvements et veulent perpétuer le modèle politique, économique et le développement financé par le pays, malgré des résultats sociaux, envi‐ ronnementaux et culturels désastreux. Les mouvements sociaux veulent, à partir d’une appropriation du territoire et d’une affirmation de la culture, résister aux coups du capital et de la modernité dans cette région (Escobar, 1999).
Face à ce paysage sociopolitique et économique complexe, où s’entremêlent la tragédie du conflit armé et les grands intérêts du capital, les pratiques sociales des populations tradi‐ tionnelles et les mouvements sociaux en gestation dans le Pacifique colombien apparais‐ sent comme autant d’alternatives pour pouvoir faire face à la situation difficile que tra‐ verse aujourd’hui la région.