Au début du XIXe siècle, l’Amérique espagnole présente une identité panrégionale connue
sous le nom de l’« Americano » qui contraste avec celle de l’« Español », même s’il existe des similitudes entre les deux. Différentes identités locales et régionales se sont mises en place, comme autant de résultats du processus colonial, qui avait alors plus de trois siècles. À partir de la création des républiques hispano‐américaines, l’identité panrégionale a commencé à éclater en identités républicaines ou nationales. L’identité nationale vénézué‐ lienne est apparue de cette façon ; elle a commencé à être imaginée par les élites domi‐ nantes à partir de ce moment. Cette identité vénézuélienne n’était jusqu’alors qu’une identité provinciale, qui ne s’est développée qu’après la création de la Capitainerie géné‐ rale du Venezuela en 1777 (soit à peine 34 ans après l’indépendance formelle du pays). Cependant, à l’exemple des élites – surtout de Caracas ou vénézuéliennes, dans le sens provincial du terme – qui imposaient un modèle de république à la mesure de leurs inté‐ rêts – conformément à la vision précitée –, il fallait aussi que ce modèle s’appuie sur un « imaginaire ethnique ». Celui‐ci a pu parfaitement s’exprimer dans le cadre de l’idéologie de l’identité nationale. Cette idéologie recouvrait un système complexe de représentations sociohistoriques en plein devenir. Elle a d’ailleurs permis de fixer petit à petit : a) une sorte d’âge d’or ou époque fondatrice (l’indépendance), b) un démiurge de la patrie (le libéra‐ teur Simon Bolivar), c) des héros civilisateurs (les grands hommes de l’indépendance), d) une philosophie ou ensemble de prémisses de légitimation (l’idéologie du métissage) 2, et e) un héritier collectif de tant de gloires et magnificences offertes par les dieux créateurs (le Vénézuélien) 3. Néanmoins, ce Protovénézuélien, représentant du bon républicain et du bon métis, man‐ quait de référents ethnographiques concrets, réels, uniques, exclusifs et, d’une certaine façon, d’exclusion. Comment obtenir ces référents si au Venezuela – pays peu intégré, pour beaucoup – de nombreuses identités régionales se mélangeaient avec des référents empi‐ riques spécifiques ? Andins, Guyanais, de l’orient, Margueritains, du centre, de l’occident, 2 Celle‐ci considérait que la caractéristique distinctive du Vénézuélien provenait de ses caractéris‐ tiques métisses : mélange plus ou moins ingénu d’éléments amérindiens, européens et africains, sans hiérarchie (Subero, 2000). 3 Le Vénézuélien idéal était donc un « bon métis », ni blanc, ni indien, ni noir, comme l’a déclaré Bolivar lors de son discours d’Angostura : « un petit genre humain à part ».
Llanos de l’Orénoque, Venezuela
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des Llanos 4, en plus d’une trentaine de peuples indigènes et de descendants d’Africains.
Le Venezuela renferme toujours aujourd’hui une grande diversité, rendue invisible par l’idéologie d’un métissage égalisateur. Malgré les effets homogénéisateurs de la moderni‐ sation menée à bien grâce aux revenus pétroliers, ces identités étaient fréquemment an‐ tithétiques, voire irréconciliables 5. Le poète et essayiste Juan Liscano (1976) a vu dans
cette diversité un fort anachronisme : des Venezuela dissemblables qui vivent des temps historiques différents au sein d’un même présent. Il a toutefois interprété ces anachro‐ nismes davantage comme des effets que des causes, comme le résultat d’une diversité socioculturelle.
Dans ce contexte hétérogène, les Llaneros semblent avoir été le groupe régional le moins distant culturellement et linguistiquement des autres groupes (de l’orient, du centre, de l’occident et des Guyanais), peut‐être à cause de bases agropastorales et d’activités com‐ munes de subsistance avec les autres groupes, dans un pays encore fortement rural et ex‐ portateur de produits agricoles. Le Llanero est ainsi devenu l’emblème de l’authentique Vénézuélien. Encore aujourd’hui, lorsque l’on parle des us et coutumes créoles, les pre‐ miers cités sont ceux des Llanos (la musique de cette région est considérée comme la mu‐ sique créole par excellence, les vêtements attribués aux habitants des Llanos – même s’ils sont stylisés – sont vus comme des vêtements créoles, etc.).
Par ailleurs, cette région a joué un rôle important dans la littérature régionaliste et de mœurs. Le Llanero a été l’un des premiers modèles sociaux identifiés et popularisés par les contes, les nouvelles, les poèmes lyriques et les légendes. Sans aucun doute, la célèbre nouvelle de Gallegos, Doña Bárbara (1975 ; publiée pour la première fois en 1929), consi‐ dérée comme une œuvre majeure de la littérature vénézuélienne et, dans une moindre mesure, Cantaclaro, du même auteur, ont exercé une grande influence. Doña Bárbara se déroule dans les Llanos vénézuéliens et a été assimilée à la lutte du peuple vénézuélien contre la dictature de Gómez, dans son entreprise de modernisation et de progrès. Les Llanos sont devenus le symbole du Venezuela le plus authentique : robuste et beau à la fois. De cette façon, la culture vénézuélienne a été façonnée par les Llanos et le Llanero a été pris comme synonyme de typiquement vénézuélien. 4 Parmi ces communautés régionales, il était possible de distinguer au moins deux groupes diffé‐ rents, probablement délimités par leurs caractéristiques ethniques (dérivées du facteur société‐ culture‐identité), mais aussi raciales : blancs (plus orientés, identifiés à la composante culturelle européenne) et métis, très mélangés (mais en phase de reconstruction syncrétique des compo‐ santes européennes, indigènes et noires). 5 En 1996, alors que je faisais une recherche de terrain dans la région de Barlovento (État du Miranda), principale enclave agrovénézuélienne, j’ai recueilli un témoignage pour le moins éloquent sur les identités régionales en opposition. Un vieil homme y faisait référence à une personne qui avait été nommée au milieu des années 1920 à un poste de responsabilité dans la région, qui avait successivement été occupé par différents « Andins », hommes de confiance du dictateur (1908‒1935), Juan Vicente Gómez : « Il était le dernier chef civil vénézuélien ». Il voulait dire que les Andins qui avaient exercé ce poste étaient très différents (linguistiquement, culturellement et racia‐ lement) de la personne qu’il percevait comme plus proche (c’est‐à‐dire vénézuélienne). Ainsi, il op‐ posait les identités vénézuélienne et andine.
Llanos de l’Orénoque, Venezuela
L’impact de la culture des Llanos sur celle du Venezuela a également entraîné la perte de cette culture chez le Llanero. Lorsqu’elle s’est généralisée en tant qu’attribut essentiel et qu’elle est devenue un élément constituant du Vénézuélien, le Llanero s’est vidé de ses contenus. Si tous les Vénézuéliens étaient, d’une certaine façon, Llaneros, la mesure de la spécificité de cette culture, ses principaux indicateurs, devaient aussi être très larges pour pouvoir être repris par des types et des groupes régionaux très divers. Le Llanero imaginé (c’est‐à‐dire le Llanero en tant que construction, mythe, élément idéologique) a recouvert le Llanero réel, affaibli sa visibilité, et l’a progressivement remplacé par la conscience so‐ ciale vénézuélienne.
Doña Bárbara en est un exemple, comme évoqué précédemment. Gallegos, à la suite
d’une tendance positiviste du réalisme documentaire et critique, a visité l’État d’Apure (l’un des États les plus Llaneros), lors de la semaine sainte en 1927, avec l’idée de prendre des notes pour une nouvelle qu’il écrivait et dont le protagoniste devait passer quelques jours dans les Llanos. Ce court séjour dans les Llanos, ainsi que les cahiers et les notes d’un Llanero ‒ Antonio José Torrealba ‒, ont permis à Gallegos de recréer les Llanos dans Doña
Bárbara et Cantaclaro.
Littérairement, le procédé semble très soigné. Toutefois, étant donné que ces nouvelles ont pris un caractère ethnographique en ce qui concerne les Llanos et les habitants de cette région, dans un sens large, le référent réel a été médiatisé par la vision de l’observateur‐créateur, dont les fins étaient avant tout littéraires. En d’autres termes, il s’agit de fictions qui ont pu coïncider avec leurs référents réels et les recréer. Il en va de même avec d’autres créations littéraires, musicales, plastiques et autres. Peut‐être s’agit‐il de ce que Liscano (1976) a appelé « le Llanero interlope et disparu ».
Les Llanos, les Llaneros et le Llanero de la littérature sont idéalisés. Dans ce sens, ce qui est strictement empirique ou réel dans le cadre de ces référents a été réinventé, même s’il y a des vraisemblances ou des sources sûres pour de nombreux aspects. Cette idéalisation contribue à faire disparaître les Llaneros en tant que groupe social. Il est ainsi devenu es‐ sentiel de sauvegarder les Llaneros, de leur rendre une visibilité sociale, et de conserver leur histoire et leur spécificité socioculturelle.