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PEUPLEMENT ET APPROPRIATION DE L’ESPACE

L’état  actuel  de  la  recherche  archéologique  dans  les  vallées  interandines  ne  permet  pas  encore  d’avoir  une  vision  cohérente  de  l’ensemble  de  la  préhistoire  de  la  zone.  Ainsi,  l’origine des premiers peuplements fait‐elle encore l’objet de conjectures selon la chrono‐ logie  adoptée  à  partir  du  peuplement  de  départ,  situé  autour  de  8000  av.  J.‐C.,  et  de  la  provenance  de  ces  premiers  hommes.  En  ce  qui  concerne  ce  dernier  point,  deux  hypo‐ thèses s’opposent : celle d’une vague de peuplement suivant une direction ouest‐est, c’est‐ à‐dire de la côte Pacifique vers les Andes (et dans ce cas les vallées auraient pu être peu‐ plées après l’Altiplano) ; et, celle d’une succession de vagues migratoires depuis le bassin  amazonien,  vers  l’ouest,  ce  qui  implique  un  peuplement  initial  de  la  cordillère  orientale,  qui débouche sur l’Altiplano. Néanmoins, sans qu’il soit possible de trancher entre ces al‐ ternatives, il faut noter que pour la période préincasique, la période incasique, ainsi que  pour  le  commencement  de  la  colonisation,  les  sources  disponibles  mentionnent  un  peu‐ plement multiethnique dans les vallées interandines. Cette situation est mise en évidence  aussi bien dans les vallées septentrionales (du département actuel de La Paz), que dans les  vallées orientales, de Cochabamba à Tarija, avec cependant des variations. 

Ainsi, dans le cas de Larecaja (La Paz), Saignes (1978), sur la base des sources du commen‐ cement de la colonie, a montré le caractère multiethnique du peuplement de ces vallées  depuis  l’époque  préincasique,  avec  la  juxtaposition  d’ethnies  autochtones  (Yungas),  de  groupes provenant des basses terres (Chunchos) et de colonies dépendant de centres de  l’Altiplano  près  du  lac  Titicaca,  qui  ont  bénéficié  d’une  logique  d’accès  simultané  à  des  étages  agroécologiques  complémentaires.  Ce  modèle  de  contrôle  de  l’espace  sera  d’ailleurs maintenu, et dans une  certaine mesure renforcé  par  le  dispositif incasique,  qui  organisera  la  distribution  et  la  permanence  de  mitimaes  (groupes  de  familles  ethniques  déplacés de force de leur lieu d’origine dans l’Empire inca) de différentes origines sur cette  zone. À Larecaja, ces relations complexes entre la puna (zone d’altitude de la cordillère) et  les  vallées  ont  perduré  puis  ont  commencé  à  décliner  au  XIXe  siècle,  avec  la  progressive 

autonomisation  des  populations  des  vallées.  Ce  processus  a  pris  fin  en  1953  lorsque  les  partisans de Jesús de Machaca ont finalement perdu le contrôle des terres d’amont de la  vallée de cette province (Saignes, 1978).  

Dans le cas de la vallée centrale de Cochabamba, où l’influence tiwanakota se manifestait  depuis  environ  600  apr.  J.‐C.  (Brockington  et  Sanzetenea,  1989),  les  données  présentées  par Watchel (1980‒1981) signalent sa conquête par l’Inca Tupac Yupanqui (seconde moitié  du XVe). Celui‐ci a déplacé les ethnies autochtones (Cota, Chui et probablement une partie 

des Sipe‐Sipe) vers l’est (frontière chiriguana) et a installé à leur place des mitimaes de dif‐ férentes origines qui s’occupaient essentiellement de la culture du maïs. 

Plus au sud et sud‐est, les constantes de peuplement multiethnique des vallées interan‐ dines  sont  aussi  manifestes  et  il  est  inutile  ici  d’en  multiplier  les  exemples.  Toutefois,  il  faut mentionner le cas particulier des vallées les plus orientales se trouvant dans les der‐ nières chaînes andines du département de Santa Cruz, jusque dans les vallées de Tarija,  dont le peuplement instable est dû à son caractère frontalier (frontière chiriguana) et est  sujet à des pressions successives des Andes et des basses terres. Ici, la consolidation du  processus d’occupation des vallées a été réalisée grâce à une action d’État extrêmement 

Vallées interandines, Bolivie

problématique, qui s’est étendue  de l’époque incasique jusqu’à  la République, pour cul‐ miner à la fin du XIXe siècle (cf. Langer [1987] et Presta [1995] sur le thème). 

En résumé, il faut mettre l’accent sur de nombreux points pour comprendre la logique de  peuplement  des  vallées  interandines  boliviennes.  Le  premier  d’entre  eux  fait  référence  à  l’extrême hétérogénéité de cet ensemble de géosystèmes, où les vallées proprement dites  alternent avec des chaînes de montagnes plus ou moins hautes qui rendent les communi‐ cations difficiles, mais qui constituent des espaces de pâturages à la périphérie des zones  les plus basses. Lors de l’époque précoloniale, ces espaces ont été occupés dans le cadre  d’une  combinaison  variant  entre  des  développements  agropastoraux  locaux  et  des  rela‐ tions plus ou moins intenses avec les centres politiques de l’Altiplano (Tiwanaku, seigneu‐ ries  aymaras  préincasiques,  intégrées  par  la  suite  dans  le  Tawantinsuyu),  sur  la  base  d’installations  permanentes  et  d’échanges  de  produits  complémentaires.  L’image  qui  s’impose donc est celle d’un double archipel, vertical tout d’abord, qui articule des espaces  se trouvant à des étages agroécologiques différents/complémentaires (il s’agit de la confi‐ guration  de  départ  normalement  mentionnée  dans  différents  travaux,  en  particulier  de  Murra [1987]), mais aussi horizontal, avec des vallées plus ou moins isolées, qui communi‐ quent  entre  elles  grâce  à  des  réseaux  d’échanges  fonctionnant  dans  la  puna,  avec  par  exemple  lors  de  l’époque  incasique  des  réseaux  de  centralisation/circulation  (chemins,  relais, etc.) mis en place par l’État.  

Avec l’organisation coloniale de l’espace, nous avons eu un désenclavement différencié des  vallées, avec le surgissement d’un centre bicéphale avec les Potosí et Chuquisaca. La force  de travail est mobilisée jusque dans les vallées septentrionales (Saignes, 1978), ainsi que  les  produits  agricoles  des  vallées  pour  l’approvisionnement  des  mineurs,  les  voies  d’exportation des métaux se trouvant en général en dehors des vallées.  

Il y a une différenciation des vallées en fonction de leur lien avec le centre, ce qui va en  grande  partie  déterminer  les  structures  agraires  en  vigueur  et  leurs  évolutions.  Ainsi,  de  façon précoce à Larecaja et Cochabamba, des haciendas se sont mises en place avec des  exigences en main‐d’œuvre qui sont entrées en conflit avec la dynamique de la mita (affec‐ tation à tour de rôle de travailleurs à une tâche précise, ici l’exploitation de mines), laissant  la  place  à  une  forte  migration  d’étrangers  (Saignes,  1982),  qui  ont  progressivement  été  intégrés aux systèmes de production des vallées. Dans le cas spécifique de Cochabamba,  cette main‐d’œuvre sera à l’origine de la crise des haciendas du début du XXe siècle et des 

petits paysans produisant en parcelles à la veille de la révolution de 1952 (Rivera, 1992).  Le  deuxième  point  important  permettant  de  comprendre  l’évolution  des  vallées  interan‐ dines et qui tend à renforcer l’hétérogénéité que nous avons mentionnée précédemment 3 

est  celui  de  l’impact  de  la  division  politico‐administrative  du  territoire  bolivien.  En  effet,  depuis la création de la République de la Bolivie en 1825, et préfigurés par les Intendances  des  Bourbons,  les  départements  ont  été  mis  en  place  avec  une  logique  territoriale  qui  a  introduit un élément additionnel de dépendance et de différenciation entre les vallées inter‐  andines vis‐à‐vis de leurs capitales départementales qui sont le siège de décisions souvent  peu coordonnées (sur la division politico‐administrative de la Bolivie, cf. Dory, 1995).  3   Référence aux manifestations de la différentiation des vallées interandines au début du XIXe  siècle avec l’apparition de groupes de guérilleros à la suite de la guerre d’indépendance (1809‒1825).  La quasi‐totalité de ces groupes était basée dans les vallées et leur autonomie d’action et de com‐ mandement a fini par les faire désigner sous le terme de « républiquettes » (Arnade, 1992). 

Vallées interandines, Bolivie 107  Enfin, ces caractéristiques disparates des vallées se sont manifestées de façon identique tout  au long du XXe siècle, à partir de nouveaux clivages qui ont opéré en fonction du dévelop‐ pement des réseaux de communications. Ainsi, le chemin de fer (qui est arrivé à Cochabam‐ ba en 1917) a joué un rôle déterminant dans la crise de production agricole locale que nous  avons mentionnée précédemment (Rodríguez, 1991). Par la suite, la construction de la route  goudronnée  au  milieu  du  XXe  siècle  (1953)  Cochabamba – Santa‐Cruz  a  permis  l’apparition 

ultérieure de l’axe central La Paz – Cochabamba – Santa‐Cruz qui structure actuellement l’es‐ pace  national  et  dans  le  cadre  duquel  Cochabamba  joue  un  rôle  important,  expliquant  en  partie la croissance démographique et économique. Ces transformations doivent maintenant  être mises en rapport avec l’évolution des modes d’exploitation des vallées interandines. 

VALORISATION ET EXPLOITATION