Au Venezuela, les Llanos (figure 1) occupent différentes entités fédérales. Par leur situa‐ tion, ils peuvent être subdivisés en Llanos occidentaux (États de Barinas, de Portuguesa et de Cojedes), centraux (États d’Apure, d’Aragua et de Guárico), et orientaux (États d’Anzoátegui et de Monagas). Les États d’Amazonas et de Bolivar renferment aussi des sa‐ vanes amazoniennes, mais elles sont séparées du reste des Llanos par le fleuve Orénoque.
Figure 1 : Les llanos (en mauve) au Venezuela et en Colombie. Source : « Llanos », Wikipédia en français
(http://fr.wikipedia.org/wiki/Llanos). Licence CC-BY-SA 3.0 Les Llanos vénézuéliens peuvent également être classés, d’après leur altitude, en piémont (plus de 250 m d’altitude), hauts Llanos (entre 100 et 250 m) et bas Llanos (moins de 100 m). Ce dernier représente les paysages géographiques spécifiques des Llanos.
Les Llanos englobent différents écosystèmes dont a) des savanes recouvertes d’herbacées, surtout dans le bas Llanos, b) des forêts‐galeries autour des cours d’eau, c) des savanes re‐ couvertes d’espèces arbustives et ligneuses, surtout dans les hauts Llanos, d) des palmiers moriches (Mauritia flexuosa) dans les bas Llanos et les Llanos orientaux, e) des élévations de la savane (reliefs tabulaires ou mesas) avec ses falaises (farallones) qui donnent naissance à des cours d’eau, f) des élévations rocheuses (galeras), surtout dans les hauts Llanos, et
Llanos de l’Orénoque, Venezuela
g) des forêts ou massifs forestiers. Les savanes des États d’Amazonas et de Bolivar, voisines de celles des Llanos, sont recouvertes d’herbacées, d’espèces ligneuses et de grosses roches faisant partie du bouclier guyanais, qui servent d’écotones entre les Llanos et la forêt. Les cours d’eau des Llanos font partie du bassin de l’Orénoque. De façon générale, les Lla‐ nos ont des saisons très marquées : une importante saison des pluies (hiver) de mai à oc‐ tobre, et une période de sécheresse (été) de novembre à mars. En général, le climat est chaud et en hiver très humide.
Les bas Llanos subissent des inondations pendant la saison des pluies, lorsque l’accumulation des eaux lors de fortes précipitations fait déborder les cours d’eau, qui inondent la plaine, obligeant les populations à déplacer leurs troupeaux. Cela concerne plus particulièrement les berges de l’Orénoque et de ses affluents comme l’Apure, la Meta, le Sinaruco, l’Arauca et le Capanaparo. De façon contrastée, lors de la saison sèche, cer‐ tains endroits manquent d’eau, ce qui limite fortement les activités agropastorales. De fait, quelques barrages ont été construits afin d’essayer de corriger ces déséquilibres, comme ceux de Calabozo et de San Francisco de Tiznados dans l’État de Guárico.
Les peuples indigènes des Llanos ont donné différents sens aux territoires sur lesquels ils vivent depuis des siècles. Chaque accident géographique n’est pas seulement un canyon ou un ruisseau, un tertre ou une pierre, voire une gorge, c’est aussi un paysage culturel, proba‐ blement un endroit plein des référents d’une géographie sacrée. Par exemple, pour les Ka‐ ri’ñas des Llanos orientaux, les farallones des mesas, dont les formes capricieuses ont été formées par l’érosion des sols, sont autant de portes vers l’au‐delà, vers un monde parallèle habité par des dieux et des esprits. Ces endroits, recherchés par les chamanes (püddai) lors de certains rites, sont censés renfermer une énergie spéciale. Pour les Wanais ou les Ma‐ poyos des savanes amazoniennes de l’État de Bolivar, la colline Barraguán, qui se trouve sur l’écotone llano/forêt, est associée au commencement du monde et serait aussi l’endroit d’où leurs ancêtres se seraient jetés, brisés par la conquête espagnole et la situation coloniale. Toutefois, les significations culturelles du paysage ne sont pas l’apanage des peuples indi‐ gènes, même si elles y ont leurs racines. Le modèle d’organisation des villes, des peuples et de la propriété des Llanos provient de l’époque coloniale. Certains endroits renvoient à des épisodes des guerres d’indépendance qui ont compté sur la participation brillante de ba‐ taillons de Llaneros, voire à des lieux de cultes appelés « âmes bénies du purgatoire », très fréquentés au Venezuela et dans tous les Llanos. Il s’agit de petites chapelles et promon‐ toires de pierres qui rappellent les défunts, réels ou mythiques, qui sont invoqués afin d’obtenir une protection et des faveurs (Pollak‐Eltz, 1989). Bon nombre de ces croyances sont des interprétations religieuses, des syncrétismes anciens et récents. Dans ce paysage culturel des Llanos, il faut aussi prendre en compte la disposition des mai‐ sons, des corps d’habitation et de leurs espaces, comme les chambres, les lieux de repos, la cuisine, les corrals, les bâtiments destinés aux travaux agricoles, ainsi que les étables, les lieux de sieste, les endroits considérés comme appropriés, ou non, à certaines tâches ou coutumes, les domaines de la chasse. De façon symbolique, les Llanos renferment une diversité non seulement horizontale mais aussi transversale, héritage de nombreux siècles de dynamiques socioculturelles intégrées à l’environnement. Les visions cosmogoniques des Llanos, construites sur des perceptions particulières du monde – amérindiennes ou non –, donnent aux paysages des significations spécifiques.
Llanos de l’Orénoque, Venezuela
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VISION GÉOHISTORIQUE
Comme l’attestent les études archéologiques, à l’époque préhispanique, les populations indiennes vivant dans les Llanos ont profité des ressources disponibles et ont donné des réponses culturelles à des conditions environnementales difficiles, en lien avec l’alternance d’une saison extrêmement sèche et des périodes d’inondations des basses terres pendant la saison des pluies. Certaines de ces populations, surtout celles vivant dans le piémont andin, ont réussi à consolider des modes de vie complexes et des socié‐ tés hiérarchisées.
De plus, les Llanos ont servi de liens entre les sociétés des hautes terres, aussi bien au Ve‐ nezuela qu’en Colombie, et celles des forêts guyanaises et de la côte des Caraïbes. Les es‐ paces des Llanos ont ainsi été le centre d’un réseau complexe de routes, permettant l’échange de produits, de biens et d’informations (Morey, 1975 ; Morey et Morey, 1975). Les cours d’eau des Llanos ont joué un rôle actif comme voies de communication vers le nord et dans le sens est‐ouest.
Au XVIe siècle, les Llanos n’étaient pas des espaces vides ; ils étaient peuplés par des In‐
diens, bien que la population indigène des Llanos centraux du Venezuela ait été décimée de façon précoce par de grandes épidémies (Morey, 1979). Toutefois, les Llanos orientaux et méridionaux du Venezuela abritent jusqu’à nos jours des peuples, groupes sociocultu‐ rels et linguistiques différenciés.
Pour les Espagnols, les savanes (mot indigène provenant du Taíno et qui s’est rapidement incorporé au lexique de la langue espagnole) étaient tout particulièrement importantes. Elles étaient privilégiées lorsqu’il s’agissait de fonder des villes et de développer des activi‐ tés agropastorales. Cette perception centrée sur l’importance stratégique et géoécono‐ mique attribuée aux plaines était vraisemblablement due à leurs ressemblances avec des paysages espagnols et européens. Ainsi, après la fièvre de l’or, les savanes des Llanos ont rapidement été convoitées par différentes exploitations d’élevage.
Les Llanos ont même fini par devenir une région très prospère à la fin de l’époque colo‐ niale. Néanmoins, les guerres d’indépendance, qui se sont souvent déroulées dans ces plaines, ont détruit une grande partie de cette richesse, qui a malgré tout été reconstituée petit à petit. Pendant le XIXe siècle, différentes révolutions et guerres intestines ont eu un
impact sur l’économie des Llanos. Les maladies (comme le paludisme) ont également af‐ fecté la prospérité des Llanos. Par ailleurs, à partir de la deuxième moitié du XXe siècle,
l’industrie pétrolière a attiré de plus en plus de main‐d’œuvre, surtout dans le Zulia et au‐ tour des gisements situés à l’est des Llanos. L’économie du pays est passée d’un modèle d’exportation de produits agricoles, où l’élevage était tout particulièrement important, à un modèle de rentes provenant des dividendes pétroliers.
Ces événements, liés à une urbanisation croissante et à des processus d’industrialisation, ont eu des impacts sur la vie des Llanos et les ont, en partie, dépeuplés et appauvris. D’espace économique central, ils ont été marginalisés, même s’ils sont considérés comme un axe de dynamisation d’une prétendue identité. L’image de ces changements a bien été traduite par les séries télévisées (sitcom) Casas muertas et Oficina n° 1 de Miguel Otero Silva, fictions littéraires qui sont autant de critiques sociales du Venezuela qui entamait sa transformation sous l’influence de l’exploitation du pétrole.
Llanos de l’Orénoque, Venezuela
Par conséquent, il est possible d’identifier des mouvements pendulaires dans la vie socioé‐ conomique des Llanos vénézuéliens : espace socioéconomique important lors des périodes préhispaniques ; région ravagée par la violence de la Conquête ; nouveau centre écono‐ mique basé sur des activités d’élevage ; région en crise après une accumulation de guerres, d’épidémies et de migrations ; enfin, région partagée en deux, l’une en crise (surtout dans le sud) et l’autre (plus septentrionale) aux activités économiques diversifiées (notamment agroalimentaire, élevage, exploitation pétrolière, écotourisme).