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De nombreux peuples indigènes, premiers habitants des Llanos, continuent d’occuper leurs  territoires traditionnels au sein des Llanos vénézuéliens. Même si leurs droits ont été re‐ connus par la Constitution de 1999 (Hernández Castillo, 2001), les peuples indigènes des  Llanos attendent toujours la reconnaissance  d’injustices séculaires  qui les  ont non seule‐ ment  privés  de  leurs  terres,  mais  qui  menacent  leurs  systèmes  socioculturels  et  qui  ont  parfois entraîné des génocides, comme celui perpétré contre les indigènes Cuivas. 

Dans le passé, les Llanos de l’Orénoque faisaient partie d’un vaste système interethnique aux  liens  multiples  qui  tournait  autour  d’un  axe,  l’Orénoque.  Ce  système,  dont  nous  avons  de 

Llanos de l’Orénoque, Venezuela

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nombreux témoignages datant des XVIe, XVIIe et XVIIIsiècles, a peu à peu été déséquilibré 

par la mise en place de la société coloniale. Toutefois, le fonctionnement actif de quelques  circuits de l’ancien système a été décrit au XIXe siècle et dans la première moitié du XXe

L’expression  de  la  diversité  biologique  des  Llanos  de  l’Orénoque  passe  également  par  la  diversité  socioculturelle  et  linguistique  de  la  région.  La  société  coloniale  des  Llanos  s’est  d’ailleurs  constituée  sur  cette  diversité  sociale  qui  est  à  l’origine  de  dynamiques  eth‐ niques ; celles‐ci pourraient être comprises grâce à des études ethnohistoriques. L’étroite  interaction entre l’homme et l’environnement fait que ces dynamiques ont aussi des con‐ séquences  environnementales.  Nous avons analysé  ci‐après les dynamiques  ethniques et  environnementales des Kari’ñas et des Llanos orientaux, et nous avons approché la situa‐ tion  d’autres  peuples  indigènes,  comme  les  Pumés  ou  Yaruros,  les  Cuivas,  les  Eñepas  ou  Panares, les Wanais ou Mapoyos, et les Jivis ou Guajibos. 

Les Kari’ñas

Les Kari’ñas sont un peuple de langue caraïbe, ils vivent dans les États d’Anzoátegui et de  Bolivar, certaines tribus se trouvant dans les États de Monagas et de Sucre. Il y a aussi des  tribus Kari’ñas en Guyana, au Suriname et en Guyane française. Au Venezuela, la popula‐ tion Kari’ña représente 16 686 personnes. La majorité de cette population vit dans la ré‐ gion des Llanos (dans les  mesas ou hauts Llanos, et le bas Llanos d’Anzoátegui, ainsi que  dans les savanes amazoniennes de la berge sud de l’Orénoque, dans l’État de Bolivar).  Les  Kari’ñas,  avant  l’arrivée  des  conquistadors,  ont  dominé  un  vaste  territoire  intereth‐ nique, dont l’axe était l’Orénoque, et ils ont farouchement résisté à l’avancée européenne  sur leurs terres. Dans ce contexte, ils ont passé des alliances antihispaniques avec les Fran‐ çais et surtout avec les Hollandais. Le troc avec les Hollandais de différents produits contre  des  armes  à  feu  leur  a  permis,  grâce  aussi  à  des  tactiques  guerrières  et  une  dynamique  conjoncturelle de centralisation des tribus, de résister jusqu’à la deuxième moitié du XVIIIe 

siècle. Progressivement, avec la fondation des villages de mission, la Couronne espagnole a  réussi à neutraliser la résistance armée des Kari’ñas et ceux‐ci ont fini par s’installer dans  des villages indiens des hauts et bas Llanos, ainsi que sur les berges de l’Orénoque. 

Dans  le  cadre  de  ces  espaces  des  Llanos,  les  Kari’ñas  ont  réussi  à  conserver  une  grande  partie de leur culture et de leur langue, ainsi que leurs connaissances et techniques tradi‐ tionnelles  leur  permettant  d’exploiter  les  ressources  naturelles  des  savanes  des  Llanos.  Il  faut  ici  mettre  en  lumière  le  drainage  des  palmeraies  de  moriches,  technique  qui  leur  a  permis d’utiliser les sols fertiles de ces écosystèmes pour y cultiver des jardins avec un ap‐ provisionnement régulier en eau (Denevan et Schwerin, 1978). 

Dans les années 1930, l’exploitation pétrolière a commencé sur les terres habitées par les  Kari’ñas. Rapidement, des campements pétroliers, des routes, des villages et des villes ont  surgi,  et  l’expansion  urbaine  et  industrielle  s’est  déplacée  vers  une  zone  qui  était  jusqu’alors comme un refuge pour les Kari’ñas. Les indigènes se sont ainsi retrouvés encer‐ clés par une activité fébrile qui a entraîné des changements socioculturels décisifs (Schwe‐ rin, 1966). Par conséquent, la société Kari’ña a été ébranlée par des forces centrifuges dé‐ clenchées par l’avancée des différents fronts de la société. 

Les  merikanushi  ou  Nord  Américains  qui  travaillaient  pour  les  entreprises  pétrolières  ont  introduit des modes de vie qui, au départ, ont surpris les Kari’ñas. À cette époque, les vieux 

Llanos de l’Orénoque, Venezuela

Kari’ñas avaient prédit ce qui allait arriver à leur culture et à eux‐mêmes. Ils comprenaient  les  menaces  destructrices,  cachées  derrière  cette  fulgurante  richesse  pétrolière  qui  trans‐ formait  les  environs  de  leur  communauté.  Les  Kari’ñas,  propriétaires  de  terres  après  des  cessions faites par la Couronne espagnole entre 1782 et 1784, ont aussi touché des rede‐ vances pour compenser les dommages causés par l’exploration et l’exploitation du pétrole.  Les dommages environnementaux sont apparus rapidement : contamination des terres les  plus basses et des cours d’eau, causée par les fuites de pétrole, incendies, dégradation en‐ vironnementale  après  l’abandon  de  déchets  industriels,  et  fuite  des  animaux  à  cause  du  bruit produit par les machines utilisées lors de l’exploitation du pétrole.  

Après une soixantaine d’années d’installation des compagnies pétrolières et d’occupation  de terres liée à la spéculation et à l’industrie agroalimentaires, les Kari’ñas se retrouvent  aujourd’hui  encerclés  par  des  villes,  des  installations  pétrolières,  des  industries  agroali‐ mentaires,  des  routes,  ainsi  que  par  de  nombreux  résidents  temporaires.  Pour  tenter  de  poursuivre leur mode de vie, les indigènes ont mis en place différentes réponses qui agis‐ sent comme autant de forces centripètes et contrecarrent la centrifugation socioculturelle  (Amodio et al., 1991 ; Biord et Mosonyi, 2001). 

L’environnement a néanmoins subi une détérioration notable. Les terres des indigènes ne  sont  plus  aptes  à  l’agriculture,  et  même  si  des  programmes  de  production  extensive  ont  été mis en place dans la savane (Morales, 1989), il n’a pas encore été possible de proposer  une stratégie économiquement viable permettant de faire face à la migration des Kari’ñas  vers les villes et les villages des environs. 

Quelques  tentatives  de  revitalisation  culturelle  (comme  une  réappropriation  des  tech‐ niques  traditionnelles  de  production  artisanale  grâce  à  l’utilisation  des  fibres  du  palmier  moriche ou du tissage), d’exploitation de certaines ressources fruitières (surtout le cajou et  la mangue) et de production semi‐industrielle de casabe ou gâteau de manioc amer pour‐ raient  entraîner  – avec  des  projets  novateurs  comme  des  zoos  d’élevage  et  de  tourisme  écologique –  la  mise  en  place  d’une  base  économique  au  sein  de  la  société  Kari’ña,  et  compenser l’expropriation et le morcellement de son territoire traditionnel.