Même si cela est encore peu visible socialement, l’émergence d’une forte identité llanera semble prendre des proportions de plus en plus importantes. Différentes manifestations l’expriment parmi lesquelles : des rencontres binationales Colombie‐Venezuela sur la cul‐ ture des Llanos ; des festivals de musique et de danse ; des groupes de réflexion sur l’identité macrorégionale des Llanos, surtout dans les universités de ces régions ; un intérêt concernant les origines locales et régionales ; des questionnements, dans la perspective de recherches/actions autour de l’histoire des Llanos (locale, régionale) et de ses person‐ nages ; le développement du tourisme écologique, pour valoriser la région, et de ce qui pourrait s’appeler l’identité des Llanos, dans le cadre de paysages géographiques et cultu‐ rels ; une réévaluation des imaginaires littéraires, ethnographiques des Llanos et du Llanero, et la promotion de sports régionaux, comme le domptage des chevaux. Peut‐être ne s’agit‐il que d’événements isolés, mais ils sont spontanés, de plus en plus forts et récurrents dans toutes les régions des Llanos. Dans un cadre de mondialisation, ces évé‐ nements sont autant d’évidences de l’émergence ou de la réapparition d’une identité llane‐ ra. Les processus du renforcement des identités ethniques semblent être très complexes et importants dans le temps (Bonfil Batalla, 1987). Ils apparaissent aussi vite qu’ils disparais‐ sent, pour mieux resurgir ensuite. Historiquement, certaines structures sociales auraient pu permettre de renforcer des groupes proto‐ethniques, mais les circonstances historiques en ont voulu autrement et ont donné d’autres résultats ou ancrages sociaux. Dans tous les cas, l’histoire de l’humanité s’est forgée dans la construction et la reconstruction, et la constitu‐ tion et la reconstitution des identités sont des processus permanents, inachevés et fluides. L’émergence d’une nouvelle attitude ou perception sociale par rapport aux Llanos et aux habitants de cette région vénézuélienne se manifeste, le but étant de se réapproprier ces constructions identitaires qui avaient été vidées de leur substance par l’appropriation de la culture du Llano par la culture vénézuélienne. Il s’agit de supplanter les Llanos et les Llane‐ ros fictifs, dépouillés de leurs attributs réels, définis et délimités de façon exclusive presque dogmatique, par des regards extérieurs, par quelque chose de plus proche, de plus authen‐ tique, afin de réassumer une tradition et de la projeter dans l’avenir.
Peut‐être est‐il un peu tôt pour qualifier ces phénomènes de processus d’ethnogenèse, mais ils semblent s’orienter vers un renforcement d’une identité basée sur une collectivité aux ressources culturelles spécifiques, parmi lesquelles une histoire, des traditions et un sens de l’appartenance sont des éléments clés de la définition et de la délimitation d’identités. L’avenir nous dira si nous assistons à la construction d’une néo‐ethnie des Lla‐ nos et si celle‐ci peut se consolider en tant que telle, ou à l’établissement d’une proto‐ethnie qui s’ouvre des espaces et cherche à se renforcer.
L’insuffisance et l’absence de modèles théoriques et de concepts opérationnels pour la compréhension de phénomènes apparemment fugaces doit amener à une réflexion sur des processus actifs d’ethnogenèse, peu visibles socialement et mal acceptés par le corps aca‐ démique. L’identité des Llanos doit partager un espace avec d’autres identités préexis‐ tantes, fortement enracinées dans les Llanos, comme celles des peuples indigènes de la ré‐ gion. Un autre trait intéressant de cette identité émergente vient de son caractère macro‐ régional ou binational : elle tend à impliquer les différents espaces des Llanos, bien au‐delà des divisions mises en place par les limites internationales.
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ANALYSE
Les cas présentés ici montrent une étroite relation entre les identités des espaces llaneros des temps préhispaniques et celles qui sont apparues lors des processus de la Conquête, de la colonisation, puis du modèle républicain, ainsi que dans le contexte des changements sociaux qui ont eu lieu lors de la fondation et de la consolidation de l’État national véné‐ zuélien. Parmi les changements qui ont accompagné les différentes périodes, il faut souli‐ gner : a) la suppression des droits des peuples indigènes, partiellement reconnus par les Lois des Indes à l’époque coloniale, et donc une recherche d’homogénéisation sociocultu‐ relle et linguistique ; b) les changements liés à l’orientation géographique et au rôle éco‐ nomique des Llanos au Venezuela, surtout après le début de l’exploitation pétrolière ; et c) l’avancée des frontières de la société sur les espaces des Llanos, ainsi que l’imposition de différents projets de modernisation.Pour les indigènes, conformément aux conclusions tirées du cas des Kari’ñas, les espaces des Llanos ont constitué des régions refuges qui leur ont permis de sauvegarder leur mode de vie et une partie non négligeable de leurs ressources culturelles. Ce caractère de ré‐ gions refuges s’est peu à peu transformé avec l’installation des compagnies pétrolières et des entreprises agroalimentaires qui ont détruit l’écosystème et ont accaparé les terres. La répétition de ce phénomène peut aujourd’hui s’observer dans les bas Llanos de l’État d’Anzoátegui et sur la commune de Cedeño, dans l’État de Bolivar.
L’histoire des autres groupes indigènes des Llanos doit encore faire l’objet d’études plus détaillées pour pouvoir permettre une synthèse ethnohistorique globale. Récemment, une législation favorable à la sociodiversité, à la pluriethnicité et au multiculturalisme a été adoptée. Néanmoins, comme nous l’avons montré dans cette analyse, la concrétisation de bénéfices réels est attendue, et cela va bien au‐delà des discours indigénistes qui ressem‐ blent aux leitmotive populistes qui ont déjà fait tant de mal à différents secteurs de la so‐ ciété (y compris aux indigènes) à différentes périodes de l’histoire. Du centre de richesse basé sur l’élevage, certains secteurs ont subi une crise au milieu du XXe siècle. Les zones d’exploitation pétrolière sont restées en dehors de cette crise, comme les Llanos orientaux (surtout la région des mesas). Actuellement, les Llanos font l’objet de plans – périodiquement repris par les autorités – de stimulation économique. Parmi ceux‐ ci, il faut mentionner le projet Orénoque‐Apure qui, grâce à une intégration de cet axe flu‐ vial, cherche à mettre en place une déconcentration urbaine et industrielle dans la région andine nord côtière du Venezuela. Dans ce sens, la possibilité de construire une ville dans les bas Llanos de l’État de Guárico (plus spécifiquement près du village de Santa Rita de Maniapure à environ 60 kilomètres au nord de Cabruta, petit port sur le cours moyen de l’Orénoque) est à l’étude. D’après le modèle brésilien de Brasília, cette nouvelle ville de‐ viendrait la capitale de la République et permettrait de renforcer la déconcentration de la région nord du pays. Toutefois, ni le projet Orénoque‐Apure, ni l’idée d’une nouvelle capi‐ tale n’ont assez de soutien politique pour dépasser le stade d’études de faisabilité pour le premier cas, et de proposition d’impact pour le deuxième.
Enfin, l’avancée des frontières vers différents espaces des Llanos, qui s’est développée lors de différentes périodes historiques, a toujours été suivie de projets de modernisation, certains explicites, d’autres tactiques. Par exemple, la construction d’un système de drai‐ nage dans les hauts Llanos de l’État de Guárico, alimenté par le barrage de Calabozo, pour
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développer la culture du riz, et la création de la colonie agricole de Turén dans l’État de Portuguesa pour accueillir des immigrants européens cherchaient à moderniser l’agriculture. Ces projets ont amené des changements techniques allant souvent à l’encontre des connaissances traditionnelles et des innovations pratiques des populations indigènes et des communautés locales. En conséquence, il existe un contraste entre des unités de production basées sur des technologies industrielles agroalimentaires et des pe‐ tites unités qui conservent des techniques et des usages traditionnels. Même s’il s’agit d’un fort contraste, cette situation n’est pas la cause de la pauvreté ou du retard de la région.
CONCLUSION
Les Llanos sont aussi hétérogènes que leurs paysages et renferment ainsi une diversité d’écosystèmes et de dynamiques sociales et environnementales. Ils constituent un système de formations sociales et culturelles, et d’identités complexes. Ils abritent, parfois de façon harmonieuse, parfois non en raison d’affrontements, des peuples indigènes originaires de ces espaces et une société aux ressources culturelles spécifiques, engagée clairement dans la construction et le développement d’une identité macrorégionale, les Llaneros.
Nombreuses sont les anciennes identités des Llanos, comme celles des indigènes, qui sur‐ vivent âprement. D’autres, construites plus récemment, tirent leurs origines des cultures amérindiennes enracinées, et d’apports européens et africains. Cette multiplicité sociocul‐ turelle est à mettre en parallèle avec la biodiversité des espaces des Llanos et reste l’une des principales richesses des Llanos de l’Orénoque, excellent laboratoire d’étude des pro‐ cessus de constitution et de reconstitution des identités. Au Venezuela, la culture des Lla‐ nos et les Llaneros sont cachés par une identification nationale et nationaliste. Malgré cette caractérisation exogène qui a « llanerisé » le Venezuela, cette culture commence à révéler un profil socioculturel qui lui est propre.
Dans ce chapitre, nous avons cherché à synthétiser certaines des dynamiques sociales et environnementales les plus expressives des Llanos vénézuéliens. Cependant, des interroga‐ tions et des réflexions tout aussi cruciales devront être analysées, afin de mieux com‐ prendre la région. L’une d’entre elles concerne les déplacés qui viennent surtout des ré‐ gions des Llanos du Venezuela, de la Colombie et, dans une moindre mesure, du Guyana (dans le cas des Llanos orientaux).
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