Contrairement à une vieille idée coloniale selon laquelle il faut détruire la forêt pour pro‐ duire, les indigènes qui habitent le Pacifique colombien ont développé un système de pro‐ duction agricole intégré à son environnement, à l’exemple des Emberás, décrit brièvement plus loin pour tout au moins montrer qu’il existe une voie face à la volonté démentielle et aux contorsions d’un système qui ne cherche qu’à développer des richesses dans l’une des régions du monde qui renferme la plus grande biodiversité.
Les Emberás se définissent eux‐mêmes selon leurs conditions de vie. Ainsi les Emberás Dóbida vivent sur les berges des cours d’eau, les Emberás Pusábida sur le littoral, les Em‐ berás Chamí dans la cordillère, les Emberás Oibída et les Emberás Katio dans les forêts, et les Emberás Eyábida dans les zones déboisées. La population Emberá, soit environ 50 000 personnes, est présente sur l’ensemble du litto‐ ral pacifique, du Panamá à l’Équateur. Les Emberás qui vivent dans le Chocó sont regroupés dans l’Organisation régionale Emberá Waunana (Orewa) ; ceux qui vivent dans le bassin du fleuve Atrato antioqueño sont regroupés, avec les Tules, dans l’Organisation indigène d’Antioquia (OIA) ; ceux du Cauca font partie du Conseil régional indigène du Cauca (CRIC) ; les Embara Chamí sont associés au Conseil régional indigène de Risaralda (CRIR) ; et ceux du Nariño ont rejoint l’Organisation des conseils indigènes Esperara‐Siapidara du Nariño (Ories‐Aciesna). Les organisations indigènes permanentes proposent des alternatives de solution aux conflits causés par l’intervention d’autres ethnies (colonisation) ou par la pré‐ sence d’acteurs armés sur leurs territoires, et face à la sourde oreille du gouvernement. Entre 2005 et 2007, l’Organisation indigène d’Antioquia a réalisé un « diagnostic environ‐ nemental et un zonage de l’utilisation des terres indigènes », document qui va servir de base à l’analyse des formes de production du peuple Emberá. Les Emberás utilisent l’important réseau hydrographique du Pacifique comme modèle d’occupation. Ils construi‐ sent leurs habitations (tambos) et interviennent sur la forêt humide en y ouvrant des clai‐ rières grâce à l’abattage, au débroussaillage et à l’amendement (il n’y a pas de brûlis), pour planter du maïs et des bananes de différentes variétés, ce qui constitue une excellente
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stratégie de maintenance phytosanitaire et de conservation du germoplasme. Les lopins sont abandonnés dès que leur productivité diminue, soit après deux ou trois cycles de production 10; ce mode de production est plus connu sous les termes d’agriculture migra‐
toire ou itinérante. La restauration écologique de ces espaces peut ainsi avoir lieu 11. Par
ailleurs, autour de la zone d’habitation, des potagers mixtes (polycultures) sont mis en place. Il s’agit de systèmes agrosylvicoles qui fonctionnent très bien dans les régions tropi‐ cales humides et qui permettent d’alterner des espèces alimentaires, comme le cacaoyer (Theobroma bicolor), le corossolier (Annona muricata), le palmier pêche (Bactris gasipaes), l’arbre à pain (Artocarpus altilis) et le borojó (Borojoa patinoi), avec d’autres espèces végé‐ tales utilisées dans le cadre d’activités de cueillette. La gestion d’une grande variété d’espèces cultivées, complémentaires des espèces sylvestres exploitées dans les zones boi‐ sées, montre comment la diversité locale, sylvestre et domestique s’intègre au sein d’arrangements hétérogènes.
Les Emberás conservent et développent en permanence des activités de chasse, de pêche et de cueillette. Ces activités prennent beaucoup de temps et de main‐d’œuvre familiale et font que les pratiques agricoles conventionnelles sur des parcelles cultivées sont très rares. Leurs parcelles sont gérées en tant qu’espace de cueillette traditionnelle et fonctionnent même comme réserves naturelles, afin d’attirer certains animaux des bois. Ainsi, ces es‐ paces productifs ne peuvent pas être séparés d’autres pratiques comme la chasse et la cueillette. Les musacées sont à la base de l’alimentation des Emberás, qui en consomme jusqu’à trois fois par jour, soit en moyenne 3,6 kilogrammes de bananes par personne et par jour 12. Elles sont consommées fraîches, en soupe, bouillies ou sous forme de gâteaux. En plus de la con‐ sommation humaine, les musacées sont aussi importantes pour l’alimentation des animaux domestiques. Il n’est pas rare d’entendre : « Un Emberá sans banane n’est pas un Emberá ». Sur leurs parcelles – agrosystèmes qui occupent toute une gamme de niches écologiques qui présentent une grande diversité et qui s’adaptent bien aux conditions environnemen‐ tales locales (Altieri et Merrick, 1987) – les Emberás cultivent jusqu’à 19 variétés de musa‐ cées comestibles. Cette diversité garantit une production pendant une bonne partie de l’année, et joue ainsi un rôle déterminant pour la sécurité alimentaire communautaire et locale, ainsi que dans les relations de réciprocité, car les bananes sont échangées avec les communautés noires qui, elles, fournissent du poisson.
Les variétés de maïs cultivées par les Emberás correspondent au maïs jaune (be kuara), blanc (be torró), noir (be paimá), rouge (be purrú), café (nejarrabe), orange (vitoto) et ca‐ pio (nembé) 13. Le maïs indien, Chococeño ou Chococito, est typique du Pacifique colom‐ bien, équatorien et panaméen. Il s’agit de l’une des variétés de maïs les plus anciennes ; 10 Les caractéristiques de basse fertilité des sols et la forte humidité relative ne permettent pas de développer une agriculture intensive. 11 Les chaumes et les forêts secondaires qui s’y développent après l’abandon des espaces cultivés sont utilisées comme réserves d’autres aliments ou comme piège (cebaderos) pour les animaux sylvestres. 12 Cela représente 10 à 13 bananes, ou 16 petites bananes douces (OIA, 2005). 13 Les analyses de laboratoire de l’Instituto Columbiano Agropecuario ont permis d’établir qu’ils correspondent à la variété colombienne du maïs indien, Chococeño ou Chococito. Ici, nous avons identifié les variétés de maïs jaune, blanc et noir, qui font partie des collections colombiennes.
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il est connu non seulement pour sa morphologie (plante à rejets, épis et grains petits, cris‐ tallins, éclatés ou farineux) et ses habitudes (il se comporte parfois comme une plante aquatique), mais aussi pour sa propagation car il n’a besoin que d’une faible intervention humaine, puisqu’il suffit d’arroser les grains semés sur chaume, de le tailler et de l’aban‐ donner jusqu’à la formation et la récolte de l’épi. Il n’est pas cultivé sur brûlis, car les préci‐ pitations constantes ne le permettent pas, et les plantations ne sont pas non plus désher‐ bées, alors que cela est indispensable pour d’autres variétés de maïs.
Tout cela est très important, surtout si l’on considère que les conditions climatiques d’humidité très élevée, qui caractérisent le Pacifique, sont autant de facteurs limitants pour de très nombreuses plantes améliorées. En effet, sous ces latitudes, elles se développent difficilement ou présentent de nombreux problèmes phytosanitaires (Patiño, 1967). Le maïs est fondamental dans l’alimentation des Emberás ; il est consommé en soupe, en pâte (are‐
pas) et sous forme de chicha 14. Il est aussi utilisé pour alimenter les poules, principale
source de protéines animales dans ces communautés.
La canne à sucre (Saccharum officinarun) est très appréciée des Emberás ; en raison de leur forte demande elle vient à manquer et ils sont obligés d’acheter des pains de sucre (panela) ou du sirop de canne. Dans le cadre de nombreuses propositions de production tradition‐ nelle, ils ont cherché à développer cette culture. L’OIA a collecté neuf variétés de cannes et n’en a identifié que deux : la canne blanche (chanzo torró) et la canne ricarda (chanzo
paimá). Ces deux variétés sont arrivées dans le pays dans les années 1930, dans la planta‐
tion de Sautatá, dans le Bas Atrato, là où se trouve aujourd’hui le parc naturel national des Katíos. D’après ces indigènes, elles proviendraient des communes de Frontino, Dabeiba, Mutatá, Bojayá et Lloró, anciens territoires Emberá. La canne est surtout utilisée par les Emberá dans la fabrication du guarapo (boisson fermentée) et d’une espèce d’eau de vie (boisson distillée) appelée viche, qui joue un rôle très important lors d’activités sociales ; de plus, les enfants en sucent les tiges avec gourmandise.
Le palmier pêche est cultivé dans toutes les communautés avec deux variétés principales : le palmier pêche rouge et le palmier pêche jaune. Son fruit est consommé cuit ou sous forme de chicha. Dans certains cas, le cœur de palmier (cogollo) est consommé en soupe ou comme crudité ; plus rarement, une huile en est extraite. Il est planté de façon aléatoire, tous les sept ou huit mètres, autour des maisons et sur des parcelles agroforestières. L’arbre est exploité après 20 ou 30 ans en moyenne.
Dans la région, il existe deux variétés d’ananas (Ananas comosus) : le tabúgana et le
chocoana qui sont cultivés aussi bien par les communautés indigènes que noires. Le fruit
est consommé directement pour se désaltérer ; personne n’en fait du jus, des conserves ou de la chicha. Les systèmes agroforestiers appelés « plantations mixtes » sont gérés grâce à des techno‐ logies agricoles traditionnelles qui ont été développées en zone forestière. La gestion tradi‐ tionnelle de ces systèmes est considérée comme la mieux à même de maintenir l’équilibre de régénération de la forêt, car elle prend en compte les connaissances accumulées à tra‐ vers les âges sur les ressources, la gestion des cultures et leur histoire, c’est‐à‐dire l’amélioration et les expériences faites avec chacune des espèces. Prise sous cet angle,
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une parcelle cultivée de la forêt signifie bien plus qu’un simple terrain ensemencé avec des espèces domestiquées et adaptées au milieu. Tout homme ou femme qui met en place l’une de ces plantations a d’abord réalisé un apprentissage, de sorte que sa contribution est le point culminant de cette formation au sein de normes culturelles spécifiques. Ainsi, ces systèmes supposent la connaissance d’un large éventail de techniques de conservation et d’ensemencement des plantes. Cela va de la sélection des semences, à la gestion des nui‐ sances, en passant par des aspects liés à la croissance et à la reproduction de chacune des espèces exploitées.
Une étude de l’OIA a montré que les Emberá ont recours à 30 plantes différentes, parmi lesquelles ont été identifiés 4 genres, 24 espèces et seulement 2 morpho‐espèces. Parmi les espèces, 15 étaient des arbres, 5 des arbustes, 5 des herbes terrestres, 2 des herbes géantes et 3 des palmes arborées monostipes.
Les Emberás qui vivent dans les zones forestières sont confrontés à des changements qui affectent leur culture alimentaire traditionnelle 15, comme a) la perte de territoires tradi‐
tionnels provenant de la pression colonisatrice et de l’épuisement des ressources, b) l’adoption de normes alimentaires externes qui dévalorisent certains aliments et techniques agricoles, ce qui les oblige à obtenir d’autres aliments, c) les nouveaux modèles d’occupation du territoire redécoupant les terres, d) le manque de sols présentant des apti‐ tudes agricoles, et e) les conflits armés qui ne leur permettent pas de se déplacer vers d’autres régions de la Réserve (Arango, 2005). Ils sont ainsi obligés d’aller vivre dans des villes comme Medellín, Bogotá, Pereira, Cali ou Popayán, où un processus accéléré de muta‐ tion culturelle se met en place. Les communautés Emberá, dont la stratégie d’adaptation à la forêt humide est à la mesure de leur grande mobilité sociogéographique, sont aujourd’hui engagées dans un processus de nucléarisation pour pouvoir faire face au conflit armé, ce qui transforme leurs rapports avec l’environnement dans lequel ils habitent. N’importe quel impact incontrôlé, comme la déforestation, rompt l’équilibre naturel et un processus accéléré de destruction du milieu écologique se met en place, entraînant la disparition d’espèces recherchées, aussi bien végétales qu’animales. Ce phénomène a été défini par l’OIA comme une « rupture des flux d’approvisionnement de la population » (OIA‐Cecoin, 2002).
Des pratiques non durables d’exploitation de la forêt sont mises en œuvre, qui ne permet‐ tent pas sont renouvellement et finissent pas détruire des espèces ayant une valeur com‐ merciale élevée, comme le virola, le sande de Colombie et l’abarco, qui ont presque disparu. De nombreuses espèces de bois ne sont plus représentatives de certaines régions, comme dans l’Atrato. En effet les espèces comme l’abarco (Cariniana pyriformis Miers), le carrá (Hu‐
berodendron sp.), le dativo (Prioria copaifera Griseb), le dhachajo (Aniba sp.), le pantano (Hyeronima laxiflora) et le sande (Brosimum utile) ne sont plus représentées que par un petit nombre d’individus. Par ailleurs, elles sont actuellement exploitées sans aucun plan de ges‐ tion ni aucune norme permettant d’en assurer la permanence (Corpouraba‐OIA, 2004). 15 Il existe des communautés qui résistent au changement, par exemple dans les réserves de Pavarando et Chuscal, à Dabeiba, 88 espèces végétales sont utilisées au total (dont 66 sylvestres), réparties en 62 genres et 39 familles ; 22 présentent un caractère agricole, dont 4 écotypes de Musa acuminata, 1 de M. balbisiana, 1 de Zea mays et 2 de Saccharum officinarum, et sont utilisées dans les plantations mixtes. Ces espèces se complètent et obéissent à des logiques agrosylvicoles, dans le cadre d’un système de défrichage‐abattage‐cueillette et repousse de la forêt (Arango, 2005).
Pacifique colombien Les modèles d’occupation nucléaire ont un impact sur les pratiques culturelles durables car ils épuisent de nombreuses ressources, surtout à cause de l’exploitation constante des fo‐ rêts primaires qui souffrent de ces abattages commerciaux et se retrouvent fragmentées. Cette situation a influencé négativement les modes de vie traditionnels des indigènes, en modifiant leurs activités quotidiennes, leurs habitudes alimentaires et leurs connaissances ancestrales, autant de situations qui entraînent de grands changements et d’importants défis d’adaptation pour leur avenir.