L’Amazonie a été exploitée de façon sporadique tout au long de l’histoire de la colonie et de la république, en fonction des demandes des marchés internationaux pour des produits spécifiques – surtout le caoutchouc –, la forêt ayant suscité l’intérêt au cours de ce dernier demi‐siècle comme espace migratoire vierge et comme source d’aliments pour l’économie nationale. À cette époque de nouvelles voies d’accès ont été ouvertes, la colonisation a été organisée et des concessions ont été données à des entreprises de colonisation. La doctrine de l’expansion de la frontière agricole a été adoptée comme option la plus facile de gestion plus intensive des terres en usage actuellement ainsi que comme solution de remplace‐ ment à une réforme agraire radicale dans la sierra.
Malgré les efforts officiels concernant une occupation ordonnée de l’espace territorial de l’Amazonie, la colonisation a d’abord été un processus spontané mis en œuvre par des pay‐ sans d’origine andine, marginalisés par l’épuisement et le manque de terres. La réforme agraire n’a bénéficié qu’à un cinquième de ces paysans mais n’a pas été un frein au flux migratoire. Le paysan andin ne s’adapte pas facilement aux conditions naturelles de la haute forêt. D’autre part, comme les meilleures terres des terrasses alluviales sont occu‐ pées, ces migrants finissent par occuper les pentes et à mettre en place une agriculture migratoire abattage‐nettoyage‐brûlis, sauf pour un petit nombre qui se consacre alors à la culture du riz irrigué dans d’autres zones, comme le haut Marañón, grâce à leur expérience et à leurs ressources qui leur ont permis d’acquérir des terres alluviales.
Le processus de colonisation spontanée commence généralement par une migration pen‐ dulaire à partir de contrats de travail saisonniers ; les promesses d’engagement entre l’agriculteur et le groupe de travailleurs originaires d’une zone de la sierra déterminée jouent alors un rôle important. Ces migrants viennent principalement des régions de Ca‐ jamarca, Cutervo et Hualgayoc pour la forêt du nord (Alto Huallaga et Alto Mayo), et d’Andahuaylas pour la forêt centrale. Avec de faibles moyens économiques, une mécon‐ naissance de l’environnement et parce qu’ils se retrouvent sur les terres les plus ingrates, ces migrants sont les principaux agents de perturbation des écosystèmes. Par conséquent, après un ou deux ans de culture, ils doivent abandonner leurs parcelles et défricher une autre zone forestière, laissant derrière eux des surfaces de terres toujours plus grandes et dégradées, et impactées par l’érosion.
Piémont Amazonie – Andes, Pérou 125 Dans ces zones forestières, il existe une population autochtone de 300 000 habitants envi‐ ron, dont 70 000 à 80 000 dans la haute forêt, qui vivent dans de petites agglomérations dispersées sur tout le territoire. L’avancée de la colonisation a inévitablement entraîné des conflits entre les colons et les autochtones, surtout vis‐à‐vis des terres.
La législation sur les installations et le développement de la forêt date initialement des premières années de la République et ambitionne de protéger les droits des deux groupes. La dernière loi sur les communautés autochtones et le développement en forêt et à l’orée des forêts (DL 22175) vise à établir une structure agraire permettant le développement économique et commercial des deux zones. Elle reconnaît l’existence et les droits des communautés autochtones, et codifie la propriété des terres, aussi bien celles des autoch‐ tones que celles des colons. Comme avec la loi précédente, elle a permis à de nombreuses communautés autochtones de recevoir les titres de propriété de leurs terres et il est pos‐ sible d’affirmer que les conflits territoriaux sont moins fréquents. Toutefois, certains groupes ethniques manquent de terres et il faudra mettre en place de nouvelles zones en fonction du nombre de personnes affectées par ce problème. La remise des titres de terres ou du certificat de propriété est une condition préalable à l’obtention de crédits et à l’accès aux services d’expansion et de promotion.
Le système autochtone d’agriculture migratoire est davantage en harmonie avec les éco‐ systèmes des tropiques car il laisse suffisamment de terres en jachère. Cependant, ce sys‐ tème est devenu obsolète sous l’effet de la colonisation et de la pression démographique. L’élaboration de systèmes plus intensifs permettrait de se passer de la jachère et assurerait un usage continu de la terre. L’impuissance de l’État péruvien à contrôler l’immigration vers la forêt, et l’occupation et l’usage de la terre pourrait avoir les mêmes conséquences que celles qui se sont produites à Chanchamayo et à Alto Huallaga où, en moins de 50 ans, la forêt vierge a laissé place à des pentes dénudées et érodées, avec une population rurale de passage et pauvre.
L’hacienda, en tant que forme d’exploitation de la terre, s’est peu développée dans la forêt, malgré des périodes de relative prospérité. La production agropastorale à destination de marchés exogènes dépend de la conjoncture favorable des prix et de la demande concer‐ nant un produit déterminé. Du fait de la fluctuation du prix du café, du coût élevé du transport et du manque de main‐d’œuvre, le nombre d’haciendas a fortement diminué, même si elles persistent dans des zones favorisées par le climat, les sols et l’accès. La plu‐ part des exploitations agropastorales sont de type familial de moins de 50 hectares et pro‐ duisent pour une autoconsommation ou un marché local, régional, voire national.
Jusqu’à la fin des années 1970, et en fonction de la construction de la route marginale de la forêt et d’autres voies d’accès vers la haute forêt, le concept du Projet spécial de déve‐ loppement intégral a été mis en place. L’un des objectifs de ce projet a été d’organiser l’occupation de l’espace et l’utilisation des ressources naturelles, conformément à un in‐ ventaire et à un classement des terres, et grâce à un renforcement des mécanismes de contrôle. Néanmoins, l’orientation des projets a essentiellement été productiviste, centrée sur la construction d’infrastructures et de services de soutien à la production. En général, il a été impossible d’organiser l’occupation et l’installation sur les terres qui ont continué à être soumises au processus historique d’occupation spontanée.
Au XIXe siècle, surtout dans sa deuxième moitié, une série de dispositions légales ont été
Piémont Amazonie – Andes, Pérou XXe siècle, trois lois générales ont été passées : – la loi générale des terres de montagnes no 1220 (1909) ; – la loi des communautés autochtones et de promotion agropastorale du DL 20653 (1974) des régions de forêt et des marges forestières ; – la loi des communautés autochtones et du développement agraire des régions de forêt et des marges forestières (DL 22175, 1978). La première de ces trois lois visait la mise en place de plantations de type entrepreneurial et l’installation de populations. Dans ce cadre, plusieurs colonisations étrangères ont été organisées, sans grand succès. Sous la loi 20653, le processus de reconnaissance et de re‐ mise des titres de propriété de la terre des communautés autochtones a débuté, ainsi que la mise en place de normes de développement de la forêt et de ses marges. La loi 22175 a cherché à définir un modèle de développement intégral de la forêt par une harmonisation des intérêts socioculturels et des objectifs de production. Elle a défini les procédures de remise de titres de propriété de la terre aussi bien aux colons qu’aux autochtones, et a ainsi permis l’adjudication de terres à des entreprises agropastorales et agroalimentaires. Une grande partie des communautés autochtones ont reçu leurs titres mais peu d’entreprises ont été intéressées, raison pour laquelle un programme de régularisation de l’occupation des colons a été créé. Dans le cas péruvien, le processus de migration a été accéléré par les bénéfices qu’offre la culture de la coca (marché sûr, prix élevés et services de production). La déforestation des‐ tinée à la culture de la coca au Pérou a atteint des niveaux alarmants de dégradation et de contamination de l’environnement, outre son impact sur la santé humaine. La déforesta‐ tion destinée à la coca ne se trouve pas en dehors des voies de communication (routes et cours d’eau) mais elle n’y est pas non plus directement connectée, car l’illégalité de cette culture nécessite son éloignement de quelques kilomètres et un accès difficile pour les forces de l’ordre.
Aramburú et Tavera (1993) ont confirmé le processus de croissance rapide de la popula‐ tion dans la haute forêt à cause de la migration andine et de l’expansion des zones agri‐ coles au détriment de la forêt. La croissance démographique des régions colonisées est plus élevée que dans le reste du pays. Sur cinq zones de colonisation étudiées, quatre exis‐ tent depuis plus de trente ans et présentent des taux de migration positifs, c’est‐à‐dire qu’elles continuent à abriter les petits‐enfants des colons. Il s’agit donc d’un processus de permanence et de croissance irréversible de la population dans les mêmes bassins ou dis‐ tricts. Ces auteurs ont identifié trois grands types de colons :
– les colons qui pratiquent une agriculture migratoire de subsistance basée sur le maïs, le manioc, le haricot, etc., suivie d’une lente introduction de cultures pé‐ rennes ou de pâturages à la troisième ou quatrième année ;
– les colons avec des ressources en terres, des capitaux et un niveau d’éducation plus élevé, qui adoptent des technologies en réponse aux opportunités de nou‐ veaux marchés, de prix et de processus d’innovation ou de subventions offertes par des organismes d’État s’occupant de développement. Ces innovations leur permettent d’obtenir une meilleure productivité de la terre et du travail ;
– les colons les plus pauvres, souvent des migrants récents venant d’un autre contexte culturel ou dont les traditions agricoles sont différentes. Établis sur des terres fra‐ giles, ils doivent faire face à un processus de dégradation et de détérioration du sys‐ tème agricole après la déforestation et les premières cultures. Appauvris davantage
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encore, ils migrent vers de nouvelles terres se trouvant à la frontière de la défores‐ tation ou vivent de la vente de leur force de travail.
Une grande partie de ce mouvement colonisateur et migratoire est spontané, sans type d’orientation technique. Les colons amènent des technologies inappropriées qui entraî‐ nent une détérioration rapide des ressources naturelles et des revenus familiaux faibles. La déforestation est intense car, dans de nombreux cas, le bois est la principale source de re‐ venus pendant les premières années d’installation, en raison du manque de crédits agri‐ coles et de la lenteur de la légalisation de la propriété de la terre. La croissance rapide de la population n’est pas suivie d’une mise en place d’infrastructures et de services de base, ce qui cause de graves problèmes, aussi bien dans les centres peuplés que dans les zones rurales. Les conséquences de cette colonisation désordonnée et sans soutien de l’État sont évidentes : accélération de la croissance des centres déjà peuplés, manque de services de base, déplacement des communautés indigènes, coupe anarchique des forêts, érosion des sols, contamination des cours d’eau, extinction de la faune et diminution de la diversité biologique.
En termes d’occupation, ce processus remplit ses objectifs car un déplacement massif de colons vers les zones de frontière est en cours, sans grands investissements de la part des pays. Mais ce processus est plus qu’inefficace, car il entraîne des pertes et la détérioration de ressources naturelles précieuses et irremplaçables, et il provoque de fortes tensions sociales qui dégénèrent en conflits de plus en plus fréquents.
La culture illégale de la coca a commencé dès la mise en œuvre des programmes gouver‐ nementaux de colonisation de l’Amazonie péruvienne et la construction de la route de la forêt, en raison des conditions liées à la demande externe de coca. La culture de cette plante a atteint son apogée dans les années 1980, passant de 15 000 ha en 1975 à 200 000 ha en 1990. En 2010, il ne reste que 62 000 ha. Ainsi, des zones plantées en café, cacao, thé, arbres fruitiers, pâturages ont été abandonnées en raison des bénéfices éco‐ nomiques importants générés par la coca ou des problèmes liés au terrorisme.
De la même façon, l’élevage a sérieusement été affecté avec de nombreux pâturages abandonnés. Ils peuvent néanmoins être récupérés grâce à des programmes de remise en état. Par ailleurs, malgré une qualité génétique diminuée, les troupeaux peuvent être amé‐ liorés grâce à l’insémination artificielle et à la rotation des reproducteurs vers les zones rurales plus éloignées, après une analyse des potentiels et de la faisabilité technique et économique.
L’énorme augmentation de la production de feuilles de coca depuis 30 ans a entraîné une augmentation de la consommation de cocaïne dans les pays développés d’Amérique, d’Europe et d’Asie. Aux États‐Unis, on estime qu’il y a 5,8 millions de consommateurs régu‐ liers et près de 20 millions de consommateurs occasionnels. Il y aurait 11 millions de con‐ sommateurs en Europe, Asie et Amérique latine.
L’économie de la coca a directement affecté plus de 50 % de la population rurale de la zone se trouvant à l’orée de la forêt mais seulement 10 à 15 % de celle‐ci est acheminée vers les entreprises nationales de la coca pour une commercialisation légale. Différentes sources indiquent que le territoire du trafic a augmenté dans le pays. Ces dernières an‐ nées, la carte de la drogue s’est radicalement modifiée. Les haut et bas Huallaga ne sont plus le centre du trafic, l’activité s’est déplacée vers des villages plus éloignés d’Amazonie, comme dans les bassins du Tigre, de Napo, Santiago et San Gabán. D’autre part, certaines
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villes importantes du littoral sont aujourd’hui devenues des ports de sortie de grandes quantités de drogue, notamment les ports de Paita, Salaverry, Ilo, Chimbote et Callao. Dans ce contexte, le Pérou joue un nouveau rôle au sein du marché mondial de la drogue. Non seulement il est fournisseur de matière première mais il est aussi devenu un gros pro‐ ducteur de chlorhydrate de cocaïne, c’est‐à‐dire qu’une transformation stratégique de la chaîne de bonification de la drogue s’y est développée, tout comme des mécanismes de dis‐ tribution. Le trafic de drogue n’est plus une affaire de police, depuis quelques années il est devenu un thème politique, voire un enjeu mondial de sécurité intercontinentale et de vie.