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Des spécificités transpositives : démarche d’investigation en France vs la modélisation en Suisse romande

L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE ET EN SUISSE ROMANDE À L’ARTICULATION

3.3 Comparaison interinstitutionnelle de l’enseignement des savoirs liés aux phénomènes physiques en France et en Suisse

3.3.2 Des spécificités transpositives : démarche d’investigation en France vs la modélisation en Suisse romande

Nous détaillons à présent les spécificités transpositives inférées de l’étude des curriculums : la démarche d’investigation au primaire et au secondaire en France, l’attention particulière accordée à la modélisation au secondaire en Suisse romande.

13 Definition and Selection of Competencies (DeSeCo). Consulté le 5 février 2018 sur

http://www.oecd.org/education/skills-beyond-school/definitionandselectionofcompetenciesdeseco.htm

14 Consulté le 24 octobre 2018 sur

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En France, la démarche d’investigation se présente comme un ensemble d’étapes mise en œuvre face à un problème et qui aboutit à l’institutionnalisation de nouvelles connaissances. Au cours de la démarche, les élèves sont censés formuler des hypothèses, imaginer un protocole d’expérience permettant de valider ou invalider les hypothèses, le mettre en œuvre, et enfin interpréter les résultats. La démarche d’investigation du programme français se trouve à la croisée de plusieurs influences : les méthodes pédagogiques dites « actives » ; la théorie du changement conceptuel appuyée par une conception bachelardienne discontinuiste de l’apprentissage ; un modèle hypothético-déductif de la pratique scientifique. Par contraste, en Suisse romande, si le plan d’études expose bien une liste de « capacités », il ne les envisage pas comme un processus global de reconstruction des connaissances dans la classe et ne détaille pas une répartition des responsabilités les concernant. Il est également intéressant de noter que le terme « conception »15 est totalement absent du plan d’études suisse-romand.

En Suisse romande, dans l’ensemble des documents prescriptifs du secondaire, les élèves sont censés faire preuve d’aptitudes de modélisation, c’est-à-dire être capable de construire, d’affiner ou d’utiliser des modèles scientifiques pour expliquer et prévoir des faits du monde empirique. L’attention particulière accordée à la modélisation prend sa source dans certains travaux de didactique des sciences francophones (Larcher & al., 1990 ; Chomat & al., 1988 ; Séré, 1992 ; Tiberghien & al., 2009). Par contraste, nous constatons que le programme français n’emploie jamais le terme de modèle ou de modélisation, même sur les thématiques relatives à la matière où les chercheurs en didactique des sciences francophones l’utilisent pourtant beaucoup : le programme français évoque plutôt la « description moléculaire » de la matière. (MEN, 2008b, p. 17)

3.4 Conclusion

À première vue, il existe bien une certaine proximité entre les textes curriculaires français et suisses-romands, autant au niveau du primaire que du secondaire. Dans les deux contextes, en sciences, il est souvent question d’engager les élèves dans une posture active où ils possèdent une certaine marge d’autonomie, de valoriser une approche de questionnement, de résolution de problèmes, d’investigation, de mise en perspective citoyenne. Nous avons essayé d’aller au-delà de cette vue superficielle et de montrer en quoi la façon dont ces termes ou tournures de phrase sont configurés dans chacun des textes curriculaires nous permet de remonter aux choix de transposition des deux contextes étudiés. Nous avons également essayé de remonter aux références épistémologiques, pédagogiques, didactiques, politiques de ces choix de transposition.

Certaines convergences entre les deux textes prescriptifs laissent entrevoir des visions communes pour un enseignement disciplinaire des sciences physiques : dans les deux cas, il existe un décrochage entre les enjeux présentés dans les recommandations générales et ceux présentés dans le corps du programme, décrochage qui reflète peut-être des tensions entre des

15 Le terme « représentation intuitive » est utilisé trois fois pour évoquer des obstacles précis pour les élèves : par exemple, en mécanique, selon la représentation intuitive des élèves, « l’état naturel d’un corps est l’état de repos » (MSN 36, 2011, p. 43)

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politiques éducatives contradictoires ; dans les deux cas, il existe une certaine élémentarisation de l’activité scientifique de référence, affiliée, de notre point de vue, aux pédagogies « par objectifs » ou « par compétences ».

D’un autre côté, la comparaison des textes a permis d’établir des nuances suffisamment significatives dans la configuration des curriculums pour permettre d’établir des différences dans certains choix de transposition et de références associées, notamment au niveau de la démarche d’investigation (en France) et de la modélisation (en Suisse romande). Au contraire de la démarche d’investigation qui s’harmonise avec les politiques éducatives européennes, l’insertion de la modélisation, à la fois dans le plan d’études et les moyens d’enseignement, semble être une particularité de l’enseignement de la physique au secondaire en Suisse romande. Ses conséquences, au plan des conditions pour l’enseignement et l’apprentissage qu’elle produit, restent à explorer.

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Chapitre 4 PROBLÉMATIQUE ET QUESTIONS DE RECHERCHE

Comme nous l’avons évoqué dans l’introduction, depuis quelques décennies, l’enseignement des sciences à l’école obligatoire fait l’objet de changements majeurs qui se posent en rupture avec un enseignement des savoirs de type transmissif. Il s’agit pour l’enseignant d’engager l’élève dans une posture active de découverte et d’exploration du monde qui l’entoure, attestée par une approche de questionnement, de résolution de problèmes, d’investigation. Les moyens préconisés pour favoriser cette posture s’inspirent de certains des modes d’élaboration des savoirs par les scientifiques. Cette approche repose plus ou moins explicitement sur l’idée que les savoirs scientifiques peuvent s’apprendre à l’école selon des procédures analogues avec celles de la production des savoirs au sein des communautés scientifiques. Nous avons décrit dans le Chapitre 1 quelques caractéristiques propres au fonctionnement du système didactique. Ainsi, l’articulation d’un contrat et d’un milieu permet la construction de nouveaux rapports aux objets par les élèves qui sont l’objet d’une négociation au cours de laquelle l’enseignant les oriente, les modifie ou en écarte certains en fonction d’un programme qu’il est le seul à connaitre à l’avance. Aussi, nous souhaitons contribuer à répondre à la question suivante que nous trouvons fondamentale au regard de l’approche préconisée : dans le cadre du

fonctionnement d’un système didactique ainsi décrit, quel(s) contrat(s), milieu(x), quelles formes de négociations mises en œuvre par l’enseignant permettent aux élèves d’apprendre les sciences à la manière dont les scientifiques construisent les sciences dans les institutions de référence ?

Plusieurs modèles de construction des savoirs scientifiques ont été mis en évidence par les philosophes, historiens et sociologues des sciences (cf. 2.1). À travers le processus de transposition externe, ces travaux constituent des sources d’inspiration potentielles pour les concepteurs des curricula qui s’efforcent de construire les programmes d’enseignement dans un certain rapport de ressemblance avec les épistémologies des pratiques scientifiques. C’est la raison pour laquelle nous avons choisi d’explorer notre question centrale à travers l’étude des modalités de transposition mises en œuvre dans des contextes institutionnels distincts, qui interprètent différemment le postulat d’analogie entre apprentissage des savoirs scientifiques à l’école et production des savoirs au sein des communautés scientifiques, et dans lesquels les références en termes épistémologiques ou didactiques sont contrastées. Les programmes d’enseignement en France et les plans d’étude en Suisse romande se révèlent être des candidats intéressants dans cette optique. Nous avons montré dans le Chapitre 3 que le postulat précité est bien partagé dans les programmes français et les plans d’études suisses-romands mais qu’il est décliné de manière différente :

- En France, au primaire et au secondaire, la démarche d’investigation se présente comme un ensemble d’étapes mises en œuvre face à un problème et qui aboutit à l’institutionnalisation de nouvelles connaissances, l’ensemble du processus formant un tout cohérent. Guidés par l’enseignant, les élèves sont censés formuler des hypothèses, imaginer un protocole d’expérience permettant de valider ou invalider les hypothèses, le

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mettre en œuvre, et enfin interpréter les résultats. La démarche d’investigation dans les programmes français se situe à l’intersection de plusieurs références : les méthodes pédagogiques dites « actives » ; la théorie du changement conceptuel ; un modèle hypothético-déductif de la pratique scientifique.

- En Suisse romande, au primaire et au secondaire, les élèves sont censés utiliser ou affiner des modèles scientifiques déjà-fournis pour expliquer et prévoir des faits du monde empirique. La considération accordée à la modélisation prend sa source dans certains travaux de didactique des sciences francophones (Larcher & al., 1990 ; Chomat & al., 1988 ; Séré, 1992 ; Tiberghien & al., 2009) dans lesquels l’activité des élèves consiste à établir des connexions entre deux niveaux de connaissance qui renvoient à deux « mondes » différents (le monde des théories et des modèles et le monde des objets et événements), à l’occasion de séquences « cycliques » d’enseignement.

Selon les programmes français, l’enseignant engage les élèves à imiter les procédures de référence en menant une démarche d’investigation ; le plan d’études suisse-romand recommande, pour sa part, de mener des activités de modélisation. Ces considérations nous permettent de spécifier la question centrale aux contextes de notre étude : quels fonctionnements des systèmes didactiques nous révèlent l’analyse de pratiques d’enseignement scientifiques soumises à des modalités de transposition contrastées (en France et en Suisse romande) ? Quels phénomènes spécifiques d’enseignement / apprentissage nous permettent-elles de construire ?

Nous avons choisi de developper deux dimensions du fonctionnement des systèmes didactiques analysés, en lien avec les particularités de la transposition de chaque contexte.

La première est l’élaboration d’une continuité entre les rapports aux objets construits par les élèves et ceux visés par l’enseignant, d’une part parce que cela nous semble constituer un indicateur pertinent pour qualifier la nature de l’expérience d’apprentissage des élèves, et d’autre part, parce que l’élaboration de cette continuité est censée s’opérer dans des conditions très différentes en Suisse romande et en France. Il est en effet possible de considérer que plus l’élève perçoit une continuité entre ce qu’il produit dans une situation donnée et ce que l’enseignant désigne, reprend et institutionnalise à partir du milieu de cette situation, plus les situations dans lesquelles il est plongé lui deviennent intelligibles. D’autre part, les modalités de transposition en France et en Suisse romande qui sont rappelées ci-dessus sous-entendent un cheminement très différent quant à l’élaboration de cette continuité :

- En France, la démarche d’investigation accorde beaucoup de responsabilité aux élèves dès le début. Devant un problème, ceux-ci sont censés imaginer des hypothèses permettant la mise au point de plusieurs protocoles d’expérimentation. Nous avons souligné que le terme d’« hypothèse » est polysémique au sein de l’institution « enseignement des sciences » mais dans tous les cas, ce sont les idées « naïves » ou pseudo-scientifiques des élèves qui sont censées constituer le point de départ de la démarche d’investigation. Comme ces idées ne sont pas contrôlées en amont par l’enseignant, elle peuvent être de nature très variée : elles laissent un espace important à l’expression d’une certaine

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contingence dans le milieu. L’enseignant doit donc trouver le moyen de parcourir avec les élèves tout le chemin qui sépare les points de vue initiaux des élèves du point de vue scientifique : c’est à ces conditions que l’élaboration d’une continuité est susceptible de se construire.

- En Suisse romande, au secondaire, la situation est toute autre : les modèles scientifiques sont partiellement enseignés dès le départ, en court-circuitant les idées des élèves sur le sujet et en créant immédiatement un décalage avec leur point de vue. C’est l’application de ces modèles à des situations successives intégrant des phénomènes physiques de plus en plus variés qui est censée recréer de la continuité du point de vue des élèves, en leur donnant progressivement les moyens de percevoir le sens, la fonction et la portée des modèles scientifiques proposés au début. L’enseignant doit donc prévoir et aménager en amont la rupture inévitablement apportée par l’introduction du modèle de départ : c’est à ces conditions que l’élaboration d’une continuité est susceptible de se construire.

Puisque la construction d’une continuité entre le point de vue des élèves et le point de vue scientifique paraît constituer un indicateur pertinent pour qualifier la nature de l’expérience d’apprentissage des élèves et que les modalités de transpositions françaises et suisses-romandes présupposent des moyens très différents afin d’atteindre cette continuité, il est pertinent de se demander :

Q1 : Au sein de chaque contexte, quel degré de continuité entre les rapports aux objets construits par les élèves et ceux visés par l’enseignant est atteint ? Quels schémas d’action l’enseignant développe-t-il au cours de la négociation des rapports aux objets

avec les élèves pour atteindre ce degré de continuité ?

Pour examiner comment s’élabore cette continuité, l’enquête consiste d’abord à caractériser la dialectique contrat/milieu en documentant la manière dont le milieu s’enrichit de nouveaux objets et de nouveaux rapports aux objets (mésogenèse) ; les responsabilités qu’enseignant et élèves prennent dans cet enrichissement du milieu (topogenèse) ; la manière dont ces rapports aux objets se transforment progressivement en savoirs institués au fur et à mesure du déroulement des tâches/activités (chronogenèse), le tout en prenant en compte la nature des savoirs en jeu, en référence à la théorie des deux mondes.

La deuxième dimension du fonctionnement des systèmes didactiques qui nous intéresse réside dans les formes d’épistémologie pratique des enseignants, car elle nous permet de donner du sens aux schémas d’actions de l’enseignant, en les rapportant à des facteurs externes aux pratiques de classe. L’analyse menée in situ afin de répondre à la question précédente (question Q1) permet de caractériser les décisions mises en œuvre par l’enseignant, et au final nous donne accès à son espace interprétatif des préconstruits formalisés dans les textes, c’est-à-dire à la façon dont il intègre les injonctions institutionnelles à ses pratiques de classe. Il est alors possible de se demander :

Q2 : Quelles formes d’épistémologie pratique peut-on observer lorsque l’enseignant tente d’intégrer les modalités de transposition propres au contexte français ou au

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Les réponses à ces deux questions nous paraissent pouvoir être approfondies en faisant intervenir un autre axe de comparaison. En effet, d’une part, les programmes français et plans d’études suisses ne laissent pas apparaître les mêmes caractéristiques au primaire et au secondaire. En France, la démarche d’investigation constitue un enjeu longitudinal qui traverse l’école obligatoire tandis qu’en Suisse romande, la focalisation sur la modélisation n’apparaît qu’à partir du secondaire. D’autre part, les prescriptions françaises et suisses-romandes font intervenir tant au primaire qu’au secondaire, des objets didactiques et épistémologiques complexes à appréhender ; on peut supposer que les enseignants polyvalents du primaire et les enseignants spécialistes du secondaire ne développent pas les mêmes rapports face à ces objets. Ces considérations suggèrent de possibles évolutions différentes des systèmes didactiques dans le primaire et le secondaire et une construction différente de la continuité dans l’avancée des savoirs. Ces éléments sont susceptibles de refléter des formes d’épistémologie pratique chez les enseignants du primaire distinctes de celles des enseignants du secondaire. Cela nous amène à compléter les deux questions de recherche en les situant chacune à la fois au primaire et au secondaire.

Au final, notre recherche conjugue plusieurs plans de comparaison interinstitutionnels : - une comparaison entre les ordres d’enseignement primaire (où officie un enseignant

polyvalent) et secondaire inférieur (où officie un enseignant spécialiste) ; - une comparaison entre les pratiques en Suisse romande et en France

Enfin, en mettant à profit les réponses aux questions Q1 et Q2 que nous analysons dans une perspective comparatiste, nous essayons de dégager certaines dimensions génériques de l’action didactique relative à l’enseignement / apprentissage de la physique. :

Q3 : Quelles sont les conditions génériques d’une continuité entre rapports aux objets construits par les élèves et rapports aux objets visés par l’enseignant ? Comment ces

conditions peuvent-elles être mises en relation avec le postulat analogique entre apprentissage des savoirs scientifiques à l’école et production des savoirs au sein des

communautés scientifiques ?

Nous présentons à présent la méthodologie de travail pour répondre à nos questions de recherche.

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Chapitre 5 DÉMARCHE MÉTHODOLOGIQUE

Sur le plan méthodologique, la thématique des curriculums sur laquelle porte l’investigation constitue la première décision significative afin de répondre aux questions de recherche. Dans un premier temps, nous justifions le choix de considérer la thématique des propriétés de la matière.

Puis, dans un second temps, nous exposerons les principes méthodologiques de la recherche qui s’inspirent d’une part de la démarche clinique et expérimentale proposée par Leutenegger (2009) et d’autre part, de l’articulation des différents niveaux d’analyse proposée par Lemke (2001) et Tiberghien, Malkoun et Seck (2008).

Ensuite, dans un troisième temps, nous détaillerons les modalités du recueil des données, en développant l’idée que le système de traces se découpe en un corpus principal construit directement à partir des évènements de la classe et d’un corpus annexe qui comprend des éléments associés à ces mêmes évènements.

Enfin, dans un quatrième temps, nous entamerons les modalités de traitement des données en argumentant en faveur de la construction de deux nouveaux types de traces : la transcription et le synopsis. Nous proposerons une démarche d’identification d’extraits significatifs, au regard de nos questions de recherche. Nous indiquerons comment l’analyse de ces extraits, fécondée par l’analyse comparatiste, nous mène à l’élucidation des schémas d’action spécifiques de l’enseignant et des élèves dans chaque contexte et au-delà à la détermination de certains principes structurants de ces schémas actions, dont l’origine dépasse les pratiques hic et nunc de classe.

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