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DIDACTIQUES RELATIFS À L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES À L’ARTICULATION PRIMAIRE-SECONDAIRE

2.1.2 Les modes d’élaboration des savoirs scientifiques et leur transposition

2.1.2.2 La méthode hypothético-déductive et sa transposition

Définition de la méthode hypothético-déductive en philosophie des sciences La méthode hypothético-déductive a été formalisée par le physiologiste Claude Bernard dans son ouvrage Introduction à l’étude de la médecine expérimentale en 1865 :

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« Le savant complet est celui qui embrasse à la fois la théorie et la pratique expérimentale. 1° il constate un fait ; 2° à propos de ce fait, une idée naît dans son esprit ; 3° en vue de cette idée, il raisonne, institue une expérience, en imagine et en réalise les conditions matérielles. 4° De cette expérience résultent de nouveaux phénomènes qu’il faut observer, et ainsi de suite. L’esprit du savant se trouve en quelque sorte toujours placé entre deux observations : l’une qui sert de point de départ au raisonnement, et l’autre qui lui sert de conclusion. (…) L’idée a priori ou mieux l’hypothèse est le stimulus de l’expérience, et on doit s’y laisser aller librement, pourvu qu’on observe les résultats de l’expérience d’une manière rigoureuse et complète. Si l’hypothèse ne se vérifie pas et disparaît, les faits qu’elle aura servi à trouver resteront néanmoins acquis comme des matériaux inébranlables de la science » (1865, p. 43-44).

La méthode hypothético-déductive se décline donc en plusieurs phases qui constituent le processus de production des connaissances scientifiques : à une phase préliminaire d’observation de faits ou de phénomènes succède une phase d’élaboration d’une (ou plusieurs) hypothèse(s) nécessairement réfutable(s). Ces hypothèses donnent lieu à des prédictions qui sont ensuite comparées à d’autres faits ou phénomènes cette fois artificiellement produits à l’aide d’une expérience ou d’un montage expérimental :

« Soit une hypothèse théorique qui est conforme à toutes les données dont on dispose. On en déduit une conséquence nouvelle, qui est expérimentalement testable [une prédiction]. De deux choses l’une : i) soit cette conséquence nouvelle se révèle contraire à l’expérience, on considère alors que l’hypothèse est infirmée ou encore réfutée par l’expérience ; ii) soit l’expérience est telle qu’on l’avait prévu par déduction, on considère alors que l’hypothèse est confirmée par l’expérience » (Roux, 2007, p.11).

Les potentialités et l’originalité de l’exposition de la méthode résident dans plusieurs facteurs. D’abord, elle prend la forme d’une démarche avec des étapes successives à suivre : ce schéma de la méthode se figera d’ailleurs au fur et à mesure de toutes les reprises ultérieures (épistémologiques ou didactiques), même si Claude Bernard s’était déjà prémuni contre toute tentative d’en faire une méthode stéréotypée (Bernard, 1865, p. 44). Ensuite, la notion d’hypothèse devient le pivot central autour duquel se construisent les connaissances. Enfin, une nouveauté majeure avancée par la méthode hypothético-déductive concerne la différenciation faite entre l’expérience commune (l’observation passive des faits et phénomènes lors de la première étape) et l’expérience scientifique (la production artificielle de certains phénomènes à travers un montage expérimental en vue d’évaluer la vraisemblance d’une hypothèse lors de la troisième étape) : cette différenciation est devenue un acquis de l’épistémologie contemporaine, y compris dans les mouvances qui s’affirment en opposition avec la méthode hypothético-déductive.

Critiques de la méthode hypothético-déductive en philosophie des sciences La démarche hypothético-déductive, entendue comme l’ensemble d’étapes fixes et universelles supposées régir l'ensemble de l'activité scientifique décrite ci-dessus, fait l’objet de nombreuses critiques, les plus virulentes ayant été développées au 20ième siècle : le maillon le plus

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controversé concerne la validation ou invalidation de l’hypothèse à partir de l’expérience. Rappelons que si la prédiction, déduite de l’hypothèse se révèle contraire à l’expérience, on considère alors que l’hypothèse est réfutée par l’expérience. Si, au contraire, elle correspond aux résultats de l’expérience, on considère que l’hypothèse est confirmée (ou du moins corroborée) par l’expérience. Ce point de vue a été battu en brèche par Duhem (1906/1997) et Quine (1951) avec des arguments comparables. Passons rapidement en revue les termes de la controverse.

- D’abord, il n’est pas possible qu’une expérience soit capable de valider ou invalider une hypothèse isolée. En effet, pour réaliser et interpréter l’expérience supposée tester l’hypothèse, on met en œuvre tout un système théorique : ainsi, tout instrument scientifique est « une théorie matérialisée » dans le sens où l’interprétation de la mesure fournie requiert de faire appel à plusieurs éléments théoriques. Or, si l’expérience n’est pas en accord avec la prédiction déduite de l’hypothèse, la logique ne permet pas de discerner quel est l’élément « faillible » du système théorique mis en œuvre, c’est-à-dire celui qui serait responsable du résultat négatif de l’expérience. C’est l’ensemble des propositions du système théorique qui doit être remis en question, et pas seulement l’hypothèse isolée que le physicien veut tester. Cette position, qui relève du holisme épistémologique, est illustrée par Soler (2001) à propos de l’expérience de Foucault :

« D’un point de vue historique, l’expérience de Foucault, réalisée, conduisit

à l’énoncé d’observation "la tache verdâtre est à droite de l’incolore" ; d’où l’on remonta, via une dérivation faisant intervenir de nombreuses propositions relatives au comportement de la lumière et au fonctionnement de l’appareil de Foucault, à l’énoncé "la lumière marche plus vite dans l’air que dans l’eau" ; et d’où l’on conclut à la fausseté de l’hypothèse d’une lumière corpusculaire. Mais d’un point de vue logique, rien n’impose nécessairement cette dernière conclusion. La logique oblige seulement à conclure que l’une au moins des hypothèses utilisées dans l’ensemble du raisonnement est fausse, sans toutefois indiquer laquelle » (p. 7)

- Ensuite, la méthode hypothético-déductive est intrinsèquement liée à l’idée d’expérience cruciale : l’expérience cruciale doit permettre de trancher entre deux hypothèses concurrentes en réfutant de manière irrécusable une des deux hypothèses et en confirmant l’autre. Or, il est impossible d’être sûr que, pour une expérience donnée, toutes les hypothèses potentiellement explicatives ont été imaginées :

« Admettons, pour un instant, que dans deux systèmes, (…) tout soit nécessaire de nécessité logique, sauf une seule hypothèse ; admettons, par conséquent, que les faits, en condamnant l’un des deux systèmes, condamnent à coup sûr la seule supposition douteuse qu’il renferme. En résulte-t-il qu’on puisse trouver dans l’expérimentum crucis un procédé irréfutable pour transformer en vérité démontrée l’une des deux hypothèses en présence, de même que la réduction à l’absurde d’une proposition géométrique confère la certitude à la proposition contradictoire ? Entre deux théorèmes de géométrie qui sont contradictoires entre eux, il n’y a pas de place pour un troisième

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jugement ; si l’un est faux, l’autre est nécessairement vrai. Deux hypothèses constituent-elles jamais un dilemme aussi rigoureux ? Oserons-nous jamais affirmer qu’aucune autre hypothèse n’est imaginable ? » (Duhem, 1906/1997, p. 288).

Autrement dit, puisque le physicien ne peut pas « épuiser toutes les suppositions imaginables » (Duhem, 1906/1997, p. 289) à propos d’une expérience, même s’il était possible d’affirmer que l’une des hypothèses est réfutée par l’expérience (ce à quoi le holisme épistémologique s’oppose), il ne serait pas permis pour autant d’en déduire que l’autre hypothèse en présence est confirmée.

- Enfin, la validation ou invalidation de l’hypothèse à partir de l’expérience que défend la démarche hypothético-déductive ne correspond pas aux données issues de l’histoire des sciences :

« Pour n’importe quelle théorie scientifique classique, que ce soit au moment de sa formulation ou à une époque ultérieure, on peut trouver des comptes rendus d’observation, généralement acceptés à l’époque, qui furent jugés contradictoires avec la théorie. Ces théories n’ont pourtant pas été rejetées, et il est heureux pour la science qu’il en ait été ainsi » (Chalmers, 1976/1982, p.116).

Chalmers donne quelques exemples de faits d’observation sur lesquels il aurait été possible de s’appuyer pour invalider une théorie mais que la communauté scientifique a décidé de mettre temporairement de côté (la trajectoire de Mercure en désaccord avec la théorie mécanique newtonienne, les mesures des chaleurs spécifiques des gaz en désaccord avec la théorie cinétique des gaz de Maxwell, etc.).

Conclusion

Au final, l’acceptation ou le rejet d’une hypothèse donnée fait appel à d’autres paramètres que les seuls résultats de l’expérience. Entrent en jeu un certain conservatisme théorique ou des facteurs esthétiques notamment :

« [Les scientifiques] hésitent à adopter une hypothèse nouvelle ou à rejeter une hypothèse ancienne, si ce geste conduit au final, (…) à des remaniements trop nombreux et trop importants [des acquis théoriques et observationnels antérieurs] (…). Les hommes de science élisent en général les théories les plus simples, celles dont les explications apparaissent les plus élégantes » (Soler, 2001, p. 8)

Accepter ou rejeter une hypothèse ne relève donc pas du choix d’une seule personne devant une expérience unique mais de celui d’une communauté scientifique plongée dans un ancrage théorique particulier et dans un contexte social spécifique : c’est le fruit d’un débat scientifique qui peut s’étaler sur une longue période de temps. Cet argument rompt avec la présentation individualiste du scientifique qui serait le seul décisionnaire de l’interprétation de son expérience tel que décrit par Claude Bernard.

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Quelle est la place de la méthode hypothético-déductive dans les classes ?

Au niveau transpositif, la démarche hypothético-déductive a été une source d’inspiration majeure pour les didacticiens des sciences d’abord, puis pour les concepteurs de programmes et de manuels scolaires ensuite. Son influence a démarré dans les années soixante-dix dans une dynamique de rejet des principes inductivistes en vigueur jusque-là dans l’enseignement des sciences (cf ci-dessus) et se poursuit aujourd’hui encore à travers les programmes et plans d’étude francophones (cf. Chapitre 3). En effet, l’approche inductiviste a été la cible de critiques de plus en plus virulentes au fil du temps. Ainsi, la « leçon de chose » est accusée de favoriser une posture passive chez les élèves et est renvoyée dos à dos à la méthode dogmatique et transmissive qu’elle prétendait pourtant surpasser :

« Hérail montre que si imposer une théorie est une forme de dogmatisme, imposer une expérience en est une autre qui la vaut bien. Pire, une telle approche avance masquée sous le couvert de l’expérience, dont la seule présence suffirait à abolir tout dogmatisme » (Cariou, 2011, p. 93).

La démarche hypothético-déductive a ainsi pu être considérée comme une alternative pertinente, palliant les défauts et limites du point de vue inductiviste (Johsua & Dupin, 1986). Le schéma classique promu par Claude Bernard est repris dans la thèse de Giordan en 1976 sous le sigle OHERIC (observation, hypothèses, expériences, résultats, interprétation, conclusion). Puis, il subit des transformations au fil de son usage par la communauté des didacticiens des sciences et donne lieu à de multiples dérivés (Cariou, 2010 ; Giordan, 1999 ; Gil-Perez, 1993; Develay, 1989) : intercaler une étape dans le processus (par exemple, la prise en compte de certaines données initiales en amont de la première étape), remplacer une étape par une autre (par exemple, substituer la construction d’un problème à une activité d’observation lors de la première étape), abandonner la linéarité du processus et le remplacer par une vision plus spiralaire, etc. Toutes les versions ont cependant en commun la place centrale accordée aux hypothèses imaginées par les élèves et à leurs vérifications expérimentales :

« Un moyen [de reconnaître dans la classe le rôle éminent des hypothèses] est de fonder certaines séquences sur les propositions des élèves, en mettant en place de conditions telles qu’ils puissent élaborer des hypothèses, les soumettre au débat en classe et soupeser leur pertinence, en concevoir des moyens de contrôle, eux-mêmes débattus, et les rejeter ou non après leurs mises à l’épreuve » (Cariou, 2011, p. 98).

Décalages transpositifs entre la méthode hypothético-déductive dans les classes et la démarche des scientifiques

Les hypothèses, en classe de sciences, ne ressemblent pas aux hypothèses savantes

La notion d’hypothèse, pivot central autour duquel se construisent les connaissances dans la démarche hypothético-déductive, recouvrent des réalités différentes selon son contexte d’usage (Gyllenpalm & Wickman, 2011).

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Les hypothèses formulées au sein des communautés scientifiques de référence présentent plusieurs caractéristiques : ce sont des propositions provisoires qui visent à fournir une explication vraisemblable d'un ensemble de faits et qui doivent être soumise au contrôle de l'expérience, d’une part ; elles s’appuient sur un arrière-plan théorique et méthodologique accepté par une communauté donnée, d’autre part.

Dans la version transposée de la notion d’hypothèse pour l’école, ce sont les élèves qui sont censés prendre en charge la construction des hypothèses. Les ressources sur lesquelles ils s’appuient pour les construire ne sont pas comparables avec celles des communautés scientifiques de référence : les « hypothèses » des élèves sont liées à leur expérience quotidienne vis-à-vis des objets de la situation didactique. L’individualité de cette expérience quotidienne implique que ces « hypothèses » possèdent une part de contingence élevée, bien éloignée des contraintes théoriques et méthodologiques que se donnent les scientifiques pour imaginer les leurs. C’est dans ce sens qu’il est possible d’affirmer que les hypothèses, en classe de sciences, ne ressemblent pas aux hypothèses savantes.

Le problème de la situation-problème n’est pas le problème scientifique

Parmi les modifications de l’enchainement initial des étapes, une d’entre elles nous intéresse particulièrement car elle a connu un grand succès dans les programmes scolaires francophones : il s’agit du remplacement du recueil d’observations de la première étape par la construction d’une situation-problème ou d’une situation déclenchante par l’enseignant. Robardet (2001) envisage, par exemple, de démarrer le raisonnement hypothético-déductif « en propos[ant] aux élèves une ou plusieurs questions associées à une situation très concrète » (p.10) puis d’engager un « travail de problématisation pour permettre aux élèves de passer des questions initiales au problème proprement dit » (p.12). Robardet (2001) suggère ensuite que

« le professeur [s'appuie] sur le caractère énigmatique ou paradoxal pour l'élève de la situation choisie » (p.12). Donc, comme le souligne Mathé, Méheut & De Hosson (2008),

« Le problème à résoudre naîtrait donc d’une contradiction – anticipée et organisée par l’enseignant – entre les idées de l’élève et une situation élaborée à dessein. Un élève s’attend par exemple à observer telle manifestation de ce qu’il pense dans la nature, son attente est déçue (l’observation n’est pas conforme à son attente), et c’est alors que le problème émerge » (p. 63).

À ce stade, mesurons ici la distance qui existe entre le genre de problèmes qu’il est conseillé de soumettre aux élèves dans les classes et les problèmes auxquels s’attellent les scientifiques. Pour cela, nous reprenons l’exemple développé par Chalmers (1976/1982, p. 139-140) à propos du cheminement parcouru par Newton :

« [Newton] commença par envisager qu’un soleil, aussi bien qu’une planète, se déplacent sous l’influence de leur attraction mutuelle. Puis il considéra la taille finie des planètes et les traita comme des sphères6. Après avoir résolu le problème mathématique posé par ce changement, Newton parvint à prendre en compte d’autres complications, envisageant par exemple la rotation des

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planètes sur elles-mêmes ou le fait qu’elles subissent les forces gravitationnelles des autres planètes et pas seulement celles du Soleil. [Puis], il aborda le cas des planètes non-sphériques, etc. ».

Les problèmes scientifiques consistent donc en une exploration de proche en proche du pouvoir explicatif d’une théorie, déclinée en plusieurs modèles successifs qui tentent d’englober progressivement de plus en plus de phénomènes. Ce sont les théories (et les modèles qui les opérationnalisent) qui indiquent aux scientifiques où sont les problèmes. Par conséquent, ce qui fait problème n’est pas universel : les problèmes ne sont partagés qu’à l’intérieur d’une communauté scientifique particulière. Comme le démontre Toulmin (1973), les problèmes aristotéliciens ne sont pas commensurables aux problèmes newtoniens. Pas plus que les problèmes des élèves, tels que les suggère la mise en œuvre des situations déclenchantes, ne le sont pas avec ceux des scientifiques.

Conclusion

En conclusion, la méthode hypothético-déductive, popularisée par Claude Bernard au 19ième

siècle a bénéficié d’un engouement conséquent auprès des didacticiens des sciences un siècle plus tard. De nombreuses versions didactiques inspirées du schéma princeps proposent des processus idéalisés à mettre en œuvre dans les salles de classe. Plusieurs points de décalage existent entre ces versions et la démarche réellement suivie par les scientifiques : parmi eux, la validation et l’invalidation d’une hypothèse, loin d’être un résultat individuel et immédiat, dérive en réalité d’un consensus établi à l’échelle d’une communauté, parfois sur une longue période de temps et à partir d’autres arguments que les seuls résultats d’une expérience ; la situation-problème, choisie pour susciter l’étonnement et la curiosité des élèves devant un phénomène imprévu, ainsi que les hypothèses ne ressemblent pas aux problèmes et aux hypothèses scientifiques, téléguidés par un cadre théorique et partagé uniquement par les membres de la communauté qui adhère à la théorie en question.

Dans la section suivante, nous continuons d’explorer la transposition didactique de la démarche hypothético-déductive en développant la manière dont l’idée d’« hypothèse » a été influencée par certains courants de la psychologie cognitive, vers l’idée de « conceptions » ou de « représentations » initiales, de « modèles mentaux alternatifs » ou de « théories naïves de la physique ».

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