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DIDACTIQUES RELATIFS À L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES À L’ARTICULATION PRIMAIRE-SECONDAIRE

2.1.2 Les modes d’élaboration des savoirs scientifiques et leur transposition

2.1.2.4 L’anarchisme épistémologique et sa transposition

Définition de l’anarchisme épistémologique

Dans son ouvrage polémique Contre la méthode (1979), Feyerabend fustige avec virulence l’idée d’une méthode unique basée sur des principes rigides et immuables et met au contraire en lumière la panoplie méthodologique diversifiée effectivement à l’œuvre dans la progression scientifique à travers l’étude du développement de la théorie galiléenne. Par conséquent, il se refuse à prescrire une quelconque « recette » méthodologique et propose à la place un pluralisme de méthodes (d’où la célèbre formule « anything goes ») : la science progresse mieux par la multiplication de théories et de méthodologies rivales qu’il convient donc de faire proliférer, y compris par des biais incongrus tel l’anti-inductivisme (défendre un modèle qui

s’oppose à un ensemble de faits connus). Il défend l’idée que l’enfermement méthodologique

est dommageable au développement des sciences.

Mais, s’il n’existe pas de méthode unique, c’est le bien-fondé du champ scientifique tout entier qui doit être questionné :

« la science n’offre d’ailleurs qu’une unité de façade et il suffit pour le comprendre de comparer la vision du monde produite par la biologie moléculaire qui incline au réalisme, et celle qui se dégage de la mécanique quantique où les découvertes dépendent lourdement des procédures : "ce monstre unique, LA SCIENCE, qui parle d’une seule voix, est un montage construit par des propagandistes, des réductionnistes et des éducateurs." (Feyerabend, 2014, p. 81). À cette conception d’une science monolithique et parlant d’une seule voix, Feyerabend substitue un refus de la systématisation, voire de la généralisation. La pluralité est partout, jusque dans la philosophie des sciences, devenue "un tas assez chaotique d’opinions et d’approches" où l’on rencontre, pêle-mêle, les kuhniens, poppériens, et autres foucaldiens » (Hoquet, 2015)

À partir de là, Feyerabend s’emploie sans relâche à déboulonner la légitimité de la science notamment en s’en prenant aux trois catégories de la philosophie classique : la vérité, la rationalité, l’objectivité. Dans un relativisme assumé, Feyerabend va jusqu’à affirmer que science et mythe ne peuvent pas être distingués.

La transposition de l’anarchisme épistémologique

Les sept briques élémentaires de la nature des sciences (Lederman)

Au niveau transpositif, l’anarchisme épistémologique de Feyerabend a fait des émules : Lederman (2004) part du postulat que « no consensus presently exists among philosophers of science, historians of science, and science educators on a specific definition for NOS [Nature of Science] » (p. 303).

Lederman, Abd-El-Khalick, Bell et Schwartz (2002, p. 499) proposent de baser un enseignement d’épistémologie des sciences sur plusieurs briques élémentaires qui constitueraient les plus petits dénominateurs communs à tous les penseurs des sciences (philosophes, historiens, sociologues). Les sept briques élémentaires retenues par Lederman et

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ses coauteurs sont également censées être accessibles au public de l’école obligatoire, d’une part et utiles à connaitre pour les (futurs) citoyens, d’autre part :

- La science est au moins partiellement basée sur des observations du monde naturel ; à un moment ou un autre, la validité des affirmations scientifiques se règle en faisant référence aux faits empiriques (Lederman & al., 2002, p. 499).

- Les produits des sciences sont les théories scientifiques et les lois (Lederman & al., 2002, p. 500).

- La science implique la construction d'entités théoriques et d’hypothèses explicatives, ce qui nécessite beaucoup de créativité de la part des scientifiques (Lederman & al., 2002, p. 500).

- Les engagements théoriques des scientifiques influencent leur travail. Ceux-ci contribuent à former un cadrage qui contraint les problèmes sur lesquels les scientifiques se penchent, la manière dont ils mènent leurs enquêtes, ce qu'ils observent (et n’observent pas) et comment ils interprètent leurs observations (Lederman & al., 2002, p. 500).

- La science affecte et est affectée par les divers éléments de la culture dans laquelle elle est ancrée. Ces éléments incluent, sans toutefois s'y limiter, les structures de pouvoir, la politique, les facteurs socio-économiques, la philosophie et la religion (Lederman & al., 2002, p. 501).

- Le mythe de la méthode scientifique se manifeste régulièrement par la conviction qu’il existe une procédure par étapes, utilisée par tous les scientifiques lorsqu’ils construisent des savoirs scientifiques. Cette notion a été explicitement démystifiée : il n’existe pas de méthode scientifique unique garantissant le développement de connaissances infaillibles (Lederman & al., 2002, p. 501).

- Les savoirs scientifiques sont provisoires, par nature. Bien que fiables et durables, ils ne sont jamais absolus ni certains (Lederman & al, 2002, p. 502)

Cette vision consensuelle, qui a peu percolé chez les didacticiens des sciences francophones (à quelques exceptions près, notamment Pélissier & Venturini, 2016) choisit, pour réconcilier les points de vue diamétralement opposés de certains courants épistémologiques, de sélectionner quelques éléments disjoints qui ne visent pas à reconstituer le « puzzle » global du fonctionnement des sciences.

Les disciplines scientifiques : un air de famille

Arguant du fait que la vision proposée par Lederman & al (2002) passe sous silence la nature systémique des sciences, Irzik & Nola (2011) en proposent une alternative. Selon ces auteurs, il n’existe pas d’ensemble de conditions nécessaires et suffisantes susceptible de déterminer la signification d’une « science expérimentale ». Pour arriver à regrouper sous un même chapeau des disciplines aussi différentes que la zoologie ou l’archéologie, Irzik & Nola recourent à la notion wittgensteinienne d’« air de famille » : cette idée repose sur le fait que chaque membre d’une même famille possède certains traits similaires à certains autres membres de la famille

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(mais pas à tous), tout en sachant que l’ensemble des traits est spécifique d’une famille particulière. Similairement, si l’on considère la liste exhaustive des caractéristiques de la famille « science expérimentale », chaque discipline scientifique en possède toujours un certain nombre, qui se recoupe partiellement avec toutes les autres disciplines. Les caractéristiques se réfèrent aux domaines des activités (planifier et mener à bien des expérimentations, formuler des questions ou problèmes, etc.), des buts ou valeurs (prévoir, expliquer, atteindre une certaine adéquation empirique, la vérité, la simplicité, etc.), des règles méthodologiques (construire des hypothèses ou modèles vérifiables, éviter les ajouts ad-hoc aux théories, conduire des études randomisées en double aveugle, etc.) ou des résultats (théories, lois, modèles, hypothèses, etc.). Selon Irzik & Nola (2011), cette approche permettrait de brosser un tableau complet du fonctionnement des sciences expérimentales, sans imposer une méthode unique à toutes les disciplines.

Conclusion

En résumé, la volonté d’introduire des éléments d’épistémologie dans l’enseignement des sciences, tout en prenant en compte l’absence d’une méthodologie unique (Feyerabend, 1979) débouche sur deux stratégies en tension l’une avec l’autre : dresser la liste exhaustive de toutes les caractéristiques propres aux sciences expérimentales, chaque discipline piochant à sa guise dans la liste (approche de l’« air de famille » ; Irzik & Nola , 2011) vs circonscrire l’étude aux caractéristiques issues d’un accord minimal entre tous les courants de l’épistémologie (approche du consensus ; Lederman & al., 2002).

2.1.3 Conclusion

Cette analyse nous conduit à proposer un modèle en deux parties des sources d’influences possibles dans l’élaboration des curriculums au sein de la communauté francophone. Ce modèle distingue les références épistémologiques d’une part et les références didactiques d’autre part.

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Ce qu’il importe de retenir de ce modèle, c’est que les manières de construire des savoirs dans les pratiques scientifiques telles qu’elles sont décrites par les philosophes, historiens et sociologues constituent des sources d’inspiration pour la re-construction de ces mêmes savoirs dans la classe. La leçon de choses et la monstration qui s’inspirent de l’inductivisme, les multiples démarches d’inspiration hypothético-déductive, la théorie du changement conceptuel qui tire son origine de l’évolution des paradigmes de recherche selon Kuhn, l’approche du consensus/de l’air de famille qui prennent en compte l’absence d’une méthodologie unique sont des références didactiques possibles pour les rédacteurs des textes prescriptifs qui partagent l’idée que les savoirs scientifiques peuvent s’apprendre à l’école selon des procédures analogues à celles de la production des savoirs au sein des communautés scientifiques.

À chacune des étapes du processus de transposition, des décalages creusent l’écart entre les démarches des scientifiques et les démarches en classe de sciences. Nous en avons répertorié quelques-uns : le scientifique, contrairement à ce que défend l’inductivisme, ne démarre pas son travail par une récolte systématique de faits ; le problème, dans le contexte de la situation-problème, ne se superpose pas au problème scientifique ; les hypothèses, en classe de sciences, ne ressemblent pas aux hypothèses savantes ; le basculement d’une conception naïve vers une conception scientifique n’est pas équivalent au changement d’un paradigme vers un autre, etc. Ces considérations impliquent l’usage de précautions liées au discours quand on décrit les pratiques d’enseignement et d’apprentissage : quand nous disons qu’un enseignant engage ses élèves dans une démarche hypothético-déductive, fait-on référence à une démarche du même type que celle développée par Claude Bernard (avec des hypothèses et un problème ancrés dans un cadre théorique) ou parle-t-on de celle promue par les programmes français du collège (car l’enseignant suit bien un canevas en sept étapes dont l’une se dénomme « production d’hypothèses ») ? Quand nous affirmons qu’un enseignant affiche une conception inductiviste de l’enseignement des sciences, voulons-nous dire qu’il estime que les données brutes « parlent » d’elles-mêmes ou a-t-il aménagé une expérience de manière à mettre en valeur ses traits pertinents (inductivisme par monstration) ? Les décalages mis en lumière ci-dessus nous interdisent de considérer que les différentes versions de l’inductivisme, de la démarche hypothético-déductive, etc. sont réductibles l’une à l’autre : il s’agit d’employer des expressions qui permettent de les discerner, d’autant plus si on s’attache à prendre en compte leurs conséquences sur la dynamique de co-construction des savoirs.

2.2 Quelques savoirs épistémologiques et didactiques relatifs à

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