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1.3 L’étude de l’action conjointe de l’enseignant et des élèves en didactique

1.3.4 La modélisation de l’action conjointe à l’aide de différents systèmes de descripteurs

L’analyse des pratiques d’enseignement et d’apprentissage a pour objectif premier l’intelligibilité des logiques d’action des participants de la classe. Ces logiques d’action ne se laissent pas saisir directement mais découlent d’une interprétation outillée des phénomènes de classe. Dans la suite, les cadrages théoriques sur lesquels nous nous appuyons pour outiller notre regard sont récapitulés et les différents systèmes de descripteurs qui viennent les rendre effectifs sont introduits.

Le triplet de genèses : mésogenèse, topogenèse, chronogenèse

L’action de l’enseignant et des élèves peut être considérée comme une action conjointe dans le sens où chacun ajuste sa propre ligne d’action en interprétant celle de l’autre. L’enseignant et les élèves agissent au sein d’un milieu, co-construit et en évolution permanente. L’articulation d’un contrat et d’un milieu permet la production de significations nouvelles qui viennent à leur tour enrichir le milieu et qui sont l’objet d’une négociation entre enseignant et élèves afin d’aboutir à de nouveaux éléments de référence partagée, celle-ci étant définie comme l’ensemble des objets sur lesquels s’accordent les acteurs de la classe. À un instant donné, la référence déjà-partagée constitue donc l’ensemble des éléments précédemment institutionnalisés4.

Initialement proposés par Chevallard (1985/1991, 1992) puis retravaillés par Schubauer-Leoni & Leutenegger (2002), Sensevy (2007), Schubauer-Leoni et al., (2007), Ligozat & Leutenegger (2008), les concepts de mésogenèse, topogenèse et chronogenèse visent à retracer la dynamique des significations produites par l’enseignant et les élèves qui conduisent à l’établissement d’une référence partagée.

La mésogenèse décrit la genèse du milieu, c’est-à-dire la dynamique des objets introduits par l’enseignant et les élèves qui viennent constituer et enrichir le milieu. Les objets peuvent être matériels, symboliques et conceptuels. Selon Ligozat & Leutenegger (2008) :

« [La mésogenèse] permet de caractériser avant tout le système d’objets et de tâches auquel les élèves ont affaire et de ne pas poser a priori l’existence d’un milieu mathématique (au sens de Brousseau, 1990) qui aurait des caractéristiques a-didactiques (système antagoniste à l’action de l’élève) (…). L’étude de la mésogenèse permet au contraire de « ratisser plus large » en examinant des objets qui, au demeurant, n’ont pas, à première vue, de caractéristiques mathématiques, mais qui, néanmoins ont une fonction dans l’économie de la séance en classe et participent, de fait, à l’aménagement d’un milieu pour enseigner et apprendre » (p. 330)

Le milieu, libéré de son aspect antagoniste, intègre l’ensemble des significations que les participants produisent par rapport aux objets du milieu : la définition du milieu est élargie « à

4 Nous distinguons la référence déjà-partagée qui réfère à l’ensemble des éléments précédemment institutionnalisés de la référence partagée qui peut référer aussi bien à ces éléments qu’aux éléments que l’enseignant a prévu d’institutionnaliser dans le futur du déroulement des séances. Le tiret (déjà-partagée) est construit par analogie avec celui présent dans « déjà-là ».

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la contingence des objets convoqués et des significations construites par les sujets, au fil de l’action dans la situation » (Ligozat, 2015, p. 19). Par conséquent, le milieu se fait réellement le reflet du sens qu’enseignant et élève donnent à la situation dans laquelle ils sont plongés. C’est sous ces conditions que nous partageons le point de vue selon lequel la mésogenèse est première dans l’étude de l’action conjointe (Ligozat & Leutenegger, 2008 ; Amade-Escot & Venturini, 2009 ; Schubauer –Leoni et al., 2007).

La topogenèse décrit l'évolution du partage des responsabilités entre les participants par rapport aux objets d’un milieu donné. Élèves et enseignant interagissent sur les objets du milieu, les faisant évoluer au fil du temps. Dans ce processus, chaque participant occupe des positions particulières dans l'émergence des significations qui sont sur le devant de la mésogenèse. Leur statut (notamment, la confiance qu’on peut leur accorder) n’est pas équivalent si c’est l’enseignant ou un élève qui les a produites puisque dans la classe, la portée de ce qui est dit dépend en partie de qui le dit.

La chronogenèse décrit la dynamique de l’avancement des objets de savoir au fil du temps didactique. Elle dépend du projet d’enseignement de l’enseignant puisque c’est lui qui décide, en amont, de la chronologie des savoirs mis à l’étude aussi bien à l’échelle d’une unité d’enseignement, d’une leçon ou d’une tâche. Dans la classe, le temps de l’enseignement avance quand le professeur prend appui sur certains objets de la mésogenèse pour faire évoluer son projet d'enseignement.

Ces trois genèses, en tant que descripteurs de l’action conjointe, sont étroitement articulées : « à chaque état de la mésogenèse correspond un état de la topogenèse et de la chronogenèse » (Amade-Escot & Venturini, 2009, p. 29). Pris ensemble et couplés à un point de vue sur les savoirs (notamment, à travers une analyse a priori, cf. 1.4), ils permettent de rendre compte de la dynamique de co-construction des savoirs dans la classe.

Cependant, les trois genèses ne possèdent pas le même statut, au regard de la dissymétrie des postures de l’enseignant et des élèves : puisque c’est l’enseignant qui planifie l’enchaînement et l’articulation des tâches que les élèves ont à traiter, c’est lui qui d’une part, autorise plus ou moins de potentiel d’action aux élèves en leur assignant un rôle et en s’en attribuant un lui-même et d’autre part, qui décide du rythme du déploiement des objets de savoir. In fine, la gestion chronogénétique et la ligne de partage topogénétique sont des processus qui restent majoritairement pilotés par l’enseignant, même si les élèves contribuent à ces dynamiques. Pour ce faire, l’enseignant met en œuvre des gestes spécifiques, qui constituent les techniques mésogénétiques, topogénétiques et chronogénétiques décrites dans le paragraphe suivant. Constatons enfin que c’est cette différence de statut entre enseignant et élèves qui permet de postuler la non-équivalence de la mésogenèse et de la chronogenèse :

« [La chronogenèse] est donc plutôt l’affaire du professeur car si en certaines occasions, on peut observer que des élèves exhibent fort à propos des objets de nature à servir le projet du professeur, celui-ci n’est pas nécessairement prêt à les accueillir. Nous postulons que mésogenèse et chronogenèse ne sont pas superposables. Alors que le concept de mésogenèse comprend l’ensemble des objets et des rapports à ces objets qui s’établissent, la chronogenèse est

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plus restrictive aux objets qui sont directement sous la responsabilité du professeur » (Ligozat et Leutenegger, 2008, p.329)

Autrement dit, c’est toujours à l’enseignant que revient le choix de mettre en avant et/ou d’instituer une proposition d’élève, que celle-ci serve ou non son projet d’enseignement : l’élève chronogène est susceptible de contribuer à la chronogenèse mais il n’en est pas maître. Les techniques mesogénétiques, chronogénétiques et topogénétiques

Au fil des travaux sur la modélisation de l’action conjointe, plusieurs techniques didactiques qui permettent la co-construction des objets ont été mises au jour, à partir de certains résultats issus de l’espace empirique (Ligozat & Leutenegger, 2008 ; Ligozat, 2015) :

- les techniques topogénétiques qui interviennent sur les positions des participants vis-à-vis du savoir : se placer en retrait (lorsque l’enseignant laisse le milieu orienter seul les significations produites par les élèves et que ceux-ci travaillent sans son intervention) ; faire preuve de postulation mimétique (lorsqu’il fait semblant de ne pas savoir davantage que les élèves) ; se mettre en position d’accompagnement (lorsqu’il participe à la reformulation des significations introduites par les élèves) ; utiliser une coalition (lorsqu’il organise la mise en débat des différentes significations émergeantes) ; se mettre en surplomb (lorsqu’il statue sur la pertinence ou la non-pertinence des significations de la mésogenèse) ; etc. Par l’utilisation de ces techniques, l’enseignant montre l’espace de responsabilité que les élèves sont autorisés à prendre dans les processus de négociations des significations à l’œuvre dans l’action conjointe ;

- les techniques chronogénétiques qui interviennent sur la création du temps didactique : faire appel à la mémoire didactique de la classe par rappel de contraintes, de situations ou de résultats antérieurs ; anticiper/orienter des actions possibles ; ouvrir une enquête en suspendant son jugement ; instituer des objets/faire des déclarations d’avancée ; repérer des indices de fin d’activité. Par l’utilisation de ces techniques, l’enseignant est susceptible de produire un ralentissement ou une accélération de la chronogenèse ; - les techniques mésogénétiques qui interviennent sur les configurations d’objets pris en

compte dans l’action des participants : désigner des objets matériels, langagiers ou symboliques par ostension physique et /ou verbale (injection de nouvelles consignes, de nouvelles contraintes dans le traitement de la tâche, etc.) ; désigner des règles d’action ; indiquer des traits pertinents ou non pertinents par rapport à une situation donnée ; identifier des contradictions par exemple, entre une signification émergeante et d’autres éléments de la référence déjà-partagée. Par l’utilisation de ces techniques, l’enseignant est susceptible de montrer les termes acceptables de la négociation, autrement dit, les modalités « attendues » de sélection et de transformation des significations de la mésogenèse.

Nous voyons que ces techniques sont emboitées, de la même manière que le triplet de genèses ; par exemple, un geste d’institution d’une signification par l’enseignant participe à la fois d’une technique mésogénétique de négociation du sens de cette signification par rapport à l’objectif de savoir visé, mais aussi d’une technique chronogénétique d’avancée du savoir. Ces techniques

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ont été jusqu’ici peu éprouvées dans la littérature didactique, notamment au-delà de l’enseignement des mathématiques. Nous avons pour ambition de tester leur robustesse à travers l’objet de notre thèse : l’étude des pratiques ordinaires d’enseignement en sciences physiques au primaire et au secondaire.

Les structures fondamentales de l’action professorale

À plus large échelle, les modes d’intervention spécifiques de l’enseignant dans le milieu peuvent être décrits par un système de formes fondamentales d’organisation de la pratique qui sont postulées comme génériques (Sensevy, Mercier & Schubauer-Leoni, 2000) : définir, dévoluer, gérer l’incertitude, instituer.

Définir regroupe toutes les actions du professeur qui consistent « à poser un certain nombre d’objets et à établir le cadre d’une situation » (Sensevy et al., 2000, p. 268). L’action de définir trouve son complément dans l’action d’instituer :

« Nous proposons (…) de concevoir l’institutionnalisation, comme une dimension fondamentale d’un travail de production d’institution : le professeur et les élèves s’instituent comme collectif de pensée comptable de leur production de savoir et ils s’autorisent à évaluer cette production. Ils identifient des manières de faire, que l’institution qu’ils forment reconnaît comme légitimes : ce faisant, ils produisent une institution, fondée à valider les manières de faire, dont les élèves et le professeur sont ensemble les sujets. » (Sensevy et al., 2000, p. 272).

C’est par des formes d’institutionnalisation que l’enseignant indique aux élèves que, d’une part, les connaissances construites sont désormais tenues pour référence dans la suite des évènements et que d’autre part, elles existent déjà dans la culture extérieure à la classe : autrement dit, l’action d’institutionnaliser formalise ce qu’il y a à retenir de ce qui a été fait et légitime certaines manières de penser et de faire (c’est dans ce sens qu’elle recrée de l’institution). Nous faisons le choix d’utiliser le terme « institutionnaliser » plutôt qu’ « instituer » lorsqu’il s’agit d’une action locale de l’enseignant : dans le sens où les « institutionnalisations » apparaissent comme situées, elles participent au processus global d’ « institution » qui, lui, accompagne l’ensemble des pratiques didactiques.

La dévolution représente l’ensemble du processus par lequel l’enseignant accroit la responsabilité des élèves dans une situation : il fait en sorte de montrer qu’il se dessaisit du problème pour que les élèves puissent s’engager en première main dans l’activité proposée. Lorsque le processus de dévolution est entamé, le travail de l’enseignant consiste à gérer l’incertitude quant aux significations nouvelles qui apparaissent dans le milieu :

« lorsque les élèves sont entrés dans un certain type d’activité, lorsqu’ils jouent le jeu proposé par le professeur, celui-ci régule les rapports, « fruits » de leur travail, que les élèves sont en train d’établir à la situation ; (…) ce processus de construction correspond en fait à l’aménagement progressif d’un milieu (…) dont certaines des dimensions ont été fixées aux premiers instants de la leçon. L’aménagement coopératif d’un milieu suppose donc des réaménagements constants, qui vont le plus souvent en direction d’une

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réduction de l’incertitude de l’action demandée. (…) » (Sensevy et al., 2000, p. 270-272)

Le travail d’aménagement du milieu, que l’enseignant dirige afin d’amener les élèves vers le savoir visé par l’activité, procède d’un travail de réorganisation des rapports aux objets du milieu exprimés par les élèves : par exemple, sélectionner certains rapports aux objets, les orienter, les modifier, pointer des incohérences, des contradictions, des corroborations ou les écarter etc. Ce travail d’aménagement du milieu correspond aux techniques mésogénétiques répertoriées ci-dessus.

Il est important de noter que les structures fondamentales de l’action professorale ne sont pas spécifiques d’un (ou plusieurs) moment(s) particulier(s) d’une séance (par exemple, définir au début d’une activité et institutionnaliser à la fin). Elles peuvent se retrouver à plusieurs échelles temporelles et coexister au sein d’une même action (notamment, un même tour de parole) :

« [Les structures fondamentales de l’action professorale] coexistent à différents niveaux – et selon un grain plus ou moins fin de l’observation – de réalités des processus didactiques, allant des micro institutionnalisations, qui font avancer le temps didactique de manière presque imperceptible dans une séance, aux macros systèmes de définitions qui opèrent par des changements de milieux pour passer d’une situation à une autre, par exemple » (Ligozat & Leutenegger, 2008, p. 328)

Les structures fondamentales de l’action professorale constituent donc des processus qui accompagnent, avec plus ou moins d’intensité, l’ensemble du travail didactique.

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