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Comme le souligne Sensevy (2007, p. 32), « une partie importante du comportement [des acteurs de la classe] ne saurait être attribuée aux seuls déterminants internes de la classe ». L’intelligibilité des pratiques enseignantes nécessite de recourir à d’autres niveaux de descriptions que nous détaillons ci-dessous.

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Afin de relier les phénomènes observés en classe aux autres composantes qui interviennent dans la transposition institutionnelle des savoirs, nous prenons appui sur la notion d’épistémologie pratique introduite par Brousseau (1986) puis retravaillée par Sensevy (2007), Ligozat (2008 ; 2010) ou Marlot & Toullec-Théry (2014).

Selon Sensevy (2007) :

« lorsqu’un professeur organise l’enseignement dans sa classe, il le fait notamment en fonction d’un certain nombre d’idées, plus ou moins explicites, qu’il entretient à propos du savoir lui-même, de la nature foncière de l’apprentissage, de la signification de l’enseignement » (p. 33)

L’ensemble de ces idées forme l’épistémologie pratique de l’enseignant, définie comme « une théorie implicite de la connaissance (des savoirs enseignés), de son sens, de son usage, des relations que telle connaissance entretient avec telle autre » (Sensevy, 2007, p. 37), charriant également « une conception de ce qu’est l’apprentissage, ce que peuvent être les difficultés d’apprentissage, de ce que peuvent signifier les différences entre élèves, etc » (Sensevy, 2007, p. 37).

Ne se limitant pas aux savoirs acquis en formation initiale, les savoirs qui constituent l’épistémologie pratique de l’enseignant sont construits tout au long de son activité professionnelle. Si nous continuons sur notre lancée d’inspiration pragmatiste, nous considérons que le rapport personnel à un objet (par exemple l’objet « changement d’état » ou bien « difficultés des élèves par rapport aux changements d’état ») émerge en tant que résultante d’une pluralité de rapports institutionnels. Le rapport personnel à un objet se construit au gré des multiples institutions dans lesquelles cet objet a une existence et que l’enseignant est amené à côtoyer au cours de sa carrière (école, lycée, université, ESPE, groupes de formations continues, etc.). Nous en concluons que la pluralité des rapports aux objets propres à la diffusion des savoirs d’une discipline que l’enseignant construit au fil du temps façonne et détermine son épistémologie pratique. Dans notre travail, nous considérerons que l’épistémologie pratique intègre à la fois ce qui, dans l’action de l’enseignant, est en filiation avec les textes prescriptifs dont il dépend et qui constitue l’intitution principale auquelle il est assujetti mais aussi ce qui ne semble ne pas l’être et qui fait écho à d’autres institutions qu’il côtoie ou qu’il a côtoyé et dont l’origine est parfois difficile à identifier.

L’épistémologie pratique constitue une notion centrale car elle permet de mettre en résonance la logique d’action de l’enseignant appréhendable à l’aide des catégories précédemment établies avec des déterminants plus généraux, notamment ceux relatifs aux pré-construits institutionnels et culturels qui influent sur sa pratique. Ces déterminants agissent comme des principes structurant la pratique, ce sont des organisateurs de l’action de l’enseignant.

Chevallard (2002) propose une hiérarchie de niveaux de détermination didactique, qui se déploie à différentes échelles, représentée sur la figure ci-dessus (cf. Figure 2).

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Figure 2 : Hiérarchie de niveaux de détermination didactique (schéma tiré de Chevallard, 2002)

Selon Chevallard (2002), le découpage en niveaux déterminés « a pour principal mérite de permettre un premier tri dans les paquets de contraintes présidant à l’étude scolaire » (p. 2). En effet, chaque niveau reflète des points d’appui et des contraintes qui concourent à élucider l’écologie de l’organisation des savoirs dans la sphère scolaire. Sans rentrer dans le détail de la description de chacun des niveaux, notons que le niveau pédagogique (niveau 0) concerne les points d’appui et contraintes relatifs « à l’étude d’un sujet quel qu’il soit, et donc en particulier à quelque discipline qu’il appartienne » (p. 12). Ce niveau constitue une frontière entre « le monde d’en dessous » (correspondant aux niveaux 1, 2, 3, 4 et 5) constitué des ressources et contraintes proposées par la noosphère spécialiste d’une discipline scolaire et le « monde d’en dessus », constitué des ressources et contraintes proposées par des spécialistes de l’institution scolaire (niveau -1) et des décideurs politiques qui font valoir leur point de vue sur l’école (niveau -2).

Au plan méthodologique, l’élucidation de l’épistémologie pratique des enseignants s’effectue à partir d’une démarche ascendante : accéder à son épistémologie pratique suppose d’abord de se rendre attentif au contenu enseigné et à la manière dont ce contenu est enseigné. C’est l’enquête des pratiques de classe qui fournit les indicateurs principaux permettant de reconstituer l’épistémologie pratique des enseignants. Parmi les indicateurs utilisés : d’abord, la manière dont l’enseignant conçoit les activités qu’il met en œuvre dans la classe, autrement dit l’action didactique telle qu’elle est prévue en amont par l’enseignant, à travers une succession articulée de milieux primitifs ; ensuite, les modalités d’intervention de l’enseignant dans le milieu. Notons que puisque l’enseignant ne montre dans l’institution « classe » que la partie des rapports aux objets qu’il estime conforme à l’institution concernée, nous ne pouvons avoir accès qu’à une partie son épistémologie pratique : celle qui est publique dans l’institution « classe » au moment de l’observation. Nous détaillerons plus amplement la construction des éléments de l’épistémologie pratique de l’enseignant dans la partie méthodologique (cf. Chapitre 5).

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1.6 Conclusion

Nous retiendrons que les éléments de théorisation d’une action conjointe en didactique viennent de la nécessité de penser ensemble l’action de l’enseignant et des élèves. L’articulation d’un contrat et d’un milieu, au sens redéfinis ci-dessus, permet la production de significations nouvelles qui viennent enrichir à leur tour le milieu et qui sont l’objet d’une négociation entre enseignant et élèves afin d’aboutir à de nouveaux éléments de référence partagée. Cette dynamique est décrite par un premier système de descripteurs : le triplet de genèses. Dans ce processus de négociation, enseignant et élèves occupent des positions dissymétriques par rapport au savoir. Il apparait deux actions articulées l’une à l’autre selon une logique propre à chacune : face à chaque nouvelle tâche, question ou nouveau problème, l’élève construit des rapports nouveaux aux objets du milieu à partir de ce qu’il sait déjà, en fonction d’un but identifié ; face aux rapports aux objets du milieu exprimés par les élèves, l’enseignant les sélectionne, les oriente, les modifie ou les écarte, en fonction du programme qu’il est le seul à connaitre à l’avance. In fine, c’est l’enseignant qui décide des arguments acceptables de la négociation, contrôle les responsabilités de chacun et gère l’avancée des savoirs : les modes d’intervention spécifiques de l’enseignant dans le milieu sont décrits par le triplet de techniques mésogénétiques, topogénétiques et chronogénétiques ainsi que par les structures fondamentales de l’action du professeur. D’autre part, l’analyse a priori des savoirs en jeu, outil de description du fonctionnement hypothétique des situations didactiques, retrace les potentialités et les limites du milieu du point de vue des participants. C’est la mise en relation des catégories issues de la modélisation de l’action conjointe avec l’analyse a priori des savoirs en jeu qui rend intelligible les logiques d’action des élèves et de l’enseignant. Enfin, nous avons souligné que le comparatisme en didactique est une entrée privilégiée pour explorer les processus de transposition : la comparaison des logiques d’action mises au jour dans des pratiques didactiques issues de plusieurs formes institutionnelles permet de révéler des dimensions transpositives qui auraient pu rester naturalisées, si l’on avait considéré qu’un seul contexte et au final, de reproblématiser les savoirs qui existent dans chacun des contextes.

Notre travail vise à explorer comment un même objet de savoir (les propriétés de la matière) est configuré dans des pratiques de classe incluses dans des institutions différentes (primaire, secondaire, Suisse romande, France) Dans ces conditions, l’élucidation des modalités de transposition propres à chaque contexte et la construction de l’analyse a priori nécessitent de faire appel à des savoirs scientifiques, à des savoirs philosophiques sur la nature et le mode de construction des savoirs scientifiques, à des savoirs de didactique des sciences, ces savoirs se rapportant soit aux sciences en général soit au domaine des propriétés de la matière, en particulier. La recension de ces savoirs fait l’objet du chapitre suivant.

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Chapitre 2 ÉTUDE DES SAVOIRS ÉPISTÉMOLOGIQUES ET

DIDACTIQUES RELATIFS À L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES

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