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DIDACTIQUES RELATIFS À L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES À L’ARTICULATION PRIMAIRE-SECONDAIRE

2.3 Positionnement et Conclusion

En didactique des sciences, les notions de « conception initiale », de « théorie naïve », de « modèles alternatifs » sont répandues, comme le démontre la revue de littérature effectuée dans ce chapitre :

- Certains chercheurs en psychologie du développement cognitif et en didactique des sciences (Carey, 1985 ; Vosniadou, 1994 ) ont émis l’hypothèse de l’existence d’un « déjà-là du sens commun » défini comme l’ensemble des perceptions, représentations, idées ou modes de raisonnement que les élèves possèdent a priori à propos de différents phénomènes naturels. Ce déjà-là du sens commun s’est vu donné différentes dénominations (les « conceptions initiales », les « théories naïves », les « modèles alternatifs »), en fonction des caractéristiques qui lui ont été attribuées. Nous avons répertorié celles relatives aux états de la matière et aux changements d’état faisant intervenir l’état gazeux (évaporation, ébullition, condensation) (cf. 2.2.2).

- En se fondant sur un parallèle entre les remplacements successifs des structures de recherche dans l’histoire des sciences et les évolutions conceptuelles se déroulant au sein d’un individu en cours d’apprentissage, les partisans de la théorie dite « du changement conceptuel » (Posner, Strike, Hewson & Gertzog, 1982) ont proposé un modèle de la transition entre les « théories naïves » ou « conceptions initiales » portées par les élèves et les points de vue scientifiques à travers la mise en scène d’anomalies qui doivent créer des conflits cognitifs au sein des conceptions existantes des apprenants.

- La théorie des deux mondes, portée par Tiberghien notamment dédouble le niveau des théories et des modèles et le niveau des objets et phénomènes en une version « naïve » et une version « scientifique », en faisant l’hypothèse qu’il existe une certaine modélisation du monde matériel en œuvre au sein des pratiques quotidiennes.

La caractérisation des « conceptions initiales » a été abondamment menée dans ces recherches et a parfois abouti à la formalisation de certains de leurs aspects : les « conceptions initiales » présenteraient une certaine stabilité à la fois temporelle et lors de la confrontation à différentes situations ; elles seraient préexistantes à l’interaction avec le chercheur qui se contente de les révéler ; elles seraient en rupture avec le point de vue scientifique ; elles seraient embarquées dans des structures plus vastes qui s’apparentent à des « théories » et seraient connectées de façon cohérente à des réseaux de concepts ; elles sont parfois considérées comme des invariants du développement humain. Les études de didactique des sciences qui aboutissent à des longues énumérations de conceptions (en mécanique, en optique, en électricité, etc.) ont souvent contribué à naturaliser ces caractéristiques.

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Pourtant, chacune d’entre elles a donné lieu à des débats internes ou externes au champ de la didactique des sciences. Nous en effectuons une revue succincte, en nous appuyant sur les critiques des travaux déjà cités sur les états et changements d’état de la matière (Johnson, 1998a, 1998b ; Tytler, 2000 ; Lee &al., 1993).

- Les premières caractéristiques en débat concernent la stabilité des « conceptions initiales » et leur préexistence avant l’interaction avec le chercheur qui les « recueille ».

• Prenons l’exemple de la recherche d’Osborne & Cosgrove (1983) : ces auteurs s’interrogent sur les conceptions des enfants relatives à l’apparition des gouttelettes d’eau sur les parois d’un récipient rempli de glaçons. Pour sonder ces conceptions, ils choisissent de poser aux enfants la question suivante : « D’où les gouttelettes d’eau viennent-elles ? ». Ce choix de question a été critiqué par Johnson (1998b) avec les arguments suivants :

« Phrased in this way, the question takes the conservation of water for granted - a conservation which understands that water can be in different states. Pupils do not necessarily see things in this way, but if they feel pressed for a source of water (which they understand as liquid water) might invent a reply. The relatively high incidence of pupils saying that water comes through the glass, reported by Osborne and Cosgrove, might be a consequence of this line of questioning » (p. 699)

Autrement dit, la nature de la question force les enfants à trouver un endroit d’où les gouttelettes proviennent : il est alors naturel de faire appel à la source d’eau liquide la plus proche, c’est-à-dire l’intérieur du récipient. La conception C3 référencée ci-dessus (« L’eau liquide passe de l’intérieur à l’extérieur du récipient ») ne refléterait donc en aucun cas la structure mentale de l’enfant : en fait, l’idée que l’eau liquide traverse les parois du récipient ne serait pas une conception du tout mais le fruit d’une décision prise sur le moment en réponse à une question particulière.

• Nous proposons un autre exemple qui illustre l’influence des situations expérimentales proposées sur la nature des réponses produites par les enfants :

« There were considerable differences in the patterns of response for the different phenomena; the different contexts cued different images. For instance, the outside phenomena (puddle; drying clothes) tended to cue water cycle responses, while for the year 6 children, the water tank was more likely to cue air responses, and the eucalyptus oil cued strong associations with changes in form with references to fumes, or vapour » (Tytler, 2000, p.453)

Ici encore, les réponses des enfants ne paraissent pas refléter des représentations mentales stables mais être produites hic et nunc en fonction des caractéristiques saillantes des situations expérimentales proposées.

• Ces critiques s’étendent aux autres domaines de la physique. Dans une étude sur le changement conceptuel en mécanique, Rowlands, Graham, Berry & McWilliam (2007) finissent pas admettre que :

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« Misconceptions may be seen more in terms of spontaneous reasoning. (…) [Spontaneous reasoning] is usually the first thing that comes to mind and can be influenced by what stands out in the question. (…) The point is we cannot assume that a misconception is formed prior to its revelation. It would be better to assume the converse : that misconceptions are spontaneous, they are evoked (constructed) rather than revealed » (p. 25)

« Les enfants inventent une réponse » affirme Johnson dans la citation ci-dessus et on pourrait ajouter « pour satisfaire le chercheur qui lui en demande une » : n’oublions pas que la relation entre l’enfant et le chercheur se construit sous couvert d’un contrat particulier dans lequel l’enfant est sommé de trouver une réponse Ces éléments relativisent la portée du discours de l’enfant en le recontextualisant dans une situation de recherche (et de communication) bien précise.

- La deuxième caractéristique en débat concerne l’estimation de la rupture des « conceptions » avec le point de vue scientifique. Quels sont les critères pour juger, dans le contexte d’un entretien, qu’une « conception » est en décalage avec la perspective scientifique sur une question donnée ?

Prenons l’exemple des conceptions E1 et E5 au sujet de l’évaporation. La conception E1 fait référence à la disparition de l’eau et la conception E5 affirme que l’eau s’est transformée en air. Ces conceptions sont-elles scientifiquement erronées pour autant ? Au sujet de la conception E1, Tytler (2000) écrit :

« The previous findings that children commonly hold a position that water ‘disappears’ is a simplification of their thinking, arising from the imposition of an adult perspective on their responses. Children (and adults) can use the term ‘disappear’ to mean a variety of things, including that water can no longer be seen » (p. 460).

Tytler défend donc l’idée que, lorsque l’enfant affirme que l’eau d’une flaque disparaît, il n’est pas en train de prôner une non-conservation de matière mais il utilise le terme « disparaître » dans le sens usuel de « devenir imperceptible ». Au sujet de la conception E5, sachant que « the pupils' meaning for the terms 'air', 'oxygen' and 'gas' is particularly problematic [and] unless one has good reason to think otherwise, these terms must be regarded as synonymous » (Johnson, 1998a, p. 573), il est possible d’affirmer que « there was much evidence to suggest that these pupils were not meaning a transmutation of substances but were using 'air' as a general term for the gas state (Johnson, 1998b, p. 701). Autrement dit, lorsque l’enfant affirme que l’eau disparue est devenue de l’air, il n’indique pas une transmutation de matière mais utilise le terme « air » comme s’il recouvrait la notion de gaz en général.

Ces exemples permettent de pointer la limite des méthodologies majoritaires dans le recueil des « conceptions », notamment lorsqu’un terme ou un élément de discours est extrait hors de son contexte de production (l’entretien avec le chercheur) afin de le

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transformer en « conception », sans investiguer davantage l'usage et l’insertion de ces termes dans des pratiques sociales externes à l’entretien.

- La troisième caractéristique en débat concerne l’estimation du degré de cohérence des « conceptions initiales », cette estimation faisant parfois l’objet de publications entières (Kirbulut & Beeth, 2011). Comment évaluer la cohérence des « conceptions initiales » quand le point de vue de l’enfant et celui de l’adulte sont largement incomparables car non-fondés sur les mêmes repères ?

Pourtant, la cohérence des conceptions des enfants est parfois appréhendée d’un point de vue extérieur à l’enfant : le chercheur connaît déjà le modèle visé par l’enseignement et n’ignore pas que des phénomènes en apparence disjoints (la flaque qui n’est plus là le lendemain, les habits qui sèchent, l’eau qui bout) sont sous la coupe du même cadrage théorique, ce qui n’est pas le cas de l’enfant. Un enfant qui donne trois explications très différentes à ces phénomènes ne fait pas preuve d’incohérence. Tytler (2000) ne s’avance guère sur ce sujet :

« They [Children] do not have a clear position on conservation, but use the ontological categories of matter (water), events (the appearance of fog), and properties (dampness) in flexible, ambiguous ways. From an adult perspective these children do not conserve. From the child’s perspective the question is not particularly pertinent » (p. 461).

Autrement dit, l’incommensurabilité des cadres interprétatifs de l’enfant et du chercheur rend très délicat le travail d’élucidation de la pensée de l’enfant à travers l’analyse du discours d’entretien : cette pensée demeure mystérieuse, pour une large part.

Conclusion

Sans remettre en cause radicalement les résultats des recherches produites dans le cadre de l’approche des « conceptions initiales », les limites de ces recherches nous rappellent de les appréhender avec souplesse dans le cadre de notre travail. Pour notre part, nous les utilisons à deux occasions :

- La théorie des deux mondes nous permet de catégoriser les éléments de discours qui apparaissent en classe. Pour analyser les actions de l’enseignant et des élèves, nous recourrons au point de vue pragmatiste, qui s’attache à saisir les significations du point de vue des acteurs (cf. 1.3.2). Ainsi, nous considérons que : i) les élèves construisent certains rapports aux objets du milieu, construction fondée sur leur interprétation de ce que l’enseignant attend dans une situation donnée et que ii) ces rapports peuvent être dérivés de l’usage familier des objets ou bien de leur usage scientifique. Dans le premier cas, nous les nommons « rapport initial aux objets » ou « rapport premier », ce qui signifie que ces rapports se fondent essentiellement sur des références externes à la classe, souvent issues de la vie quotidienne.

- Les listes de conceptions répertoriées ci-dessus sont également susceptibles de fournir un appui pour le premier niveau d’analyse a priori : en nous révélant les rapports aux objets

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que les élèves construisent dans des situations d’entretien qui se veulent peu contraintes, elles contribuent à déterminer les usages de certaines termes familiers (« air », « gaz », « évaporation », etc.) et de là, à remonter aux obstacles épistémologiques posés aux élèves.

Dans la première partie de ce chapitre, nous avons répertorié quelques modèles de la logique de construction des savoirs scientifiques selon certains courants de l’épistémologie (l’inductivisme, la démarche hypothético-déductive, les programmes de recherche, l’anarchisme épistémologique), accompagnés de leur reprise en didactique des sciences. Nous nous intéressons dans le prochain chapitre à leur éventuelle transposition dans les textes prescriptifs des quatre contextes qui nous intéressent : France primaire, France secondaire inférieur, Suisse romande primaire et Suisse romande secondaire inférieur.

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Chapitre 3 ÉTUDE DES CONTEXTES INSTITUTIONNELS DE

L’ENSEIGNEMENT DES SCIENCES PHYSIQUES EN FRANCE ET

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